Visite d’atelier avec Mohammed Laouli, par Karima Boudou.
Marseille, 30 mars 2017.
Revue Bruise, Triangle France.
Karima Boudou: Tu as fait des études de Philosophie à la Faculté de Rabat, qu’as-tu fait après l'université?
Mohammed Laouli: À cette époque en 1990, je créais sans vraiment comprendre ce qu'était l’art. La première chose que j’avais faite était d'écrire sur la grande porte du lycée: “Life is hard but we’ll resist”. J’ai écrit cela mais je ne connaissais aucun street art; c'était une action spontanée après avoir trouvé une phrase. J'étais un peu manipulé par le fait que je parlais anglais et par ‘l'américanisme’ qui avait envahi le Maroc avec le smurf1 et le breakdance; des phénomènes de danse de rue qui ont débuté avec la culture rap. Cette phrase a pour moi du sens. Mon quartier à Salé au Maroc est un lieu pauvre construit par des ‘subalternes’, des gens expulsés de la société et victimes d’un système. Ce sont eux qui ont construit leurs maisons dans ce quartier avec leurs propres mains. Ce lieu est lié de façon indirecte à la colonisation, car les propriétaires de ces terrains ont été des collaborateurs de près et de loin du pouvoir et de son ministre de l’Intérieur de l’époque. Ils ont par la suite obtenu le feu vert afin de vendre ces terrains sans faire de plans au préalable. Ils sont venus en prenant des hectares qu’ils n’ont même pas hérité, car leurs grands-pères avaient déjà pris ces terres. Ensuite, quand les français ont commencé à quitter le Maroc après l'Indépendance (1956), ces terrains ont été rachetés par les personnes qui vivent actuellement dans mon quartier, dès les années 1970. Ces quartiers sont progressivement devenus des villes. Les populations ont construit leurs maisons sans plans ni autorisations. C’est devenu aujourd’hui un vrai problème social, même au-delà de Salé comme à Marrakech, Tanger, Casablanca et dans tout le reste du Maroc.
Quand j'avais écrit “Life is hard but we’ll resist”, c'était vraiment cette idée de résistance mais sans avoir les outils de l’art. Par la suite, j’ai travaillé avec différentes images mais sans avoir une connaissance sur l’art. Lorsque j’ai commencé à faire de la peinture, c'était après avoir rencontré une personne qui m’avait encouragé. Au début, j’ai donc travaillé en dehors de l’art. En 2005, j’ai été invité par un artiste musicien russe et par chance son père est un peintre qui enseigne la peinture à l’Université de Moscou. Je suis resté une année entre Moscou et Saint-Pétersbourg. C’était la première fois que je sortais du Maroc et que je côtoyais des artistes “professionnels”, mais c’est aussi à ce moment-là que je vais commencer à comprendre la notion de ville et d’espace public. Un an après, je rentre au Maroc et je transforme un garage à Salé qui était ouvert et donnait sur la rue, en atelier de peinture. Tout le monde dans le quartier s’y arrêtait: une personne qui est sortie de prison, l'instituteur du quartier… les gens s’y rencontraient pour discuter ou fumer un joint. Par la suite, plusieurs d’entre eux ont réalisé que c'était ‘facile’ de peindre et ont commencé à faire de la peinture abstraite. Certains se sont professionnalisés et vendent aujourd’hui leurs toiles. Ce garage était un élément positif, on pouvait voir cette soif de communication chez les habitants. Dans des quartiers comme celui-là, il n’y a pratiquement rien. Il y a de la pauvreté mais aussi du business illégal.
KB: À quel moment as-tu commencé à côtoyer d’autres artistes contemporains au Maroc?
ML: Je travaillais dans mon coin, sans me soucier de ce qu’il se passait autour de moi. J’ai participé aux deux éditions du workshop “Art, Technologie, Écologie” (2009-2011 à l’ESAV à Marrakech) organisé par Abdellah Karroum. Après la Russie, c'était une nouvelle expérience à laquelle j’avais pris part; avec Antoni Muntadas, Younes Rahmoun, Mohamed Arejdal, Ivan Boccara entre autres. Muntadas avait déployé une méthodologie de travail, à l'époque cela m’avait intéressé car je ne connaissais pas ce langage. Il y avait un réel mélange dans les personnes invitées.
Pour revenir à mon travail, je me rends compte aujourd’hui que je faisais de l’art ‘avant de vouloir faire de l’art’. Quand j’ai découvert l’art comme image diffusée, aussi en tant qu’‘image coloniale’, j’ai immédiatement fait le lien avec la peinture. Je n’ai rien contre la peinture, sauf que la façon dont je peignais était pendant longtemps de l'expressionnisme abstrait. Je ne connaissais pas tous ces peintres américains abstraits et c'était peut-être une forme de thérapie pour moi. Par la suite, j’ai fait des oeuvres et des interventions qui m’ont permis de m’approprier l’espace. Je peignais des têtes de minotaure à l'époque. J’ai vu dans le Marais à Paris une sculpture avec une tête de taureau en bronze et je me suis approprié cette forme pour la lier à ce que je faisais à Salé. À un moment donné, c’est devenu clair dans mon esprit que l’atelier est la ville, et c’est dans cette continuité que j’ai commencé à faire des interventions avec une conscience plus aiguë des enjeux artistiques et sociaux. Je pense que l’art est comme la musique, tu ne peux pas être artiste juste comme cela pour avoir un statut dans la société. L'art est avant tout un besoin intérieur, après il est aussi lié au contexte, à la vie quotidienne dans laquelle tu peux faire ce que tu désires avec ton art.
KB: Pour poursuivre notre discussion, je voulais que l’on parle de ton projet en cours qui s’intitule Ex-voto. Lorsque tu m’en as parlé au tout début, nous étions à Rabat. Je m’en rappelle très bien car nous avions marché de la Place Pietri à la gare de Rabat Ville et tu avais amené avec toi la poussette vide de ta fille car elle gênait dans la cage d’escalier de l’immeuble où nous étions juste avant. J’ai trouvé ce moment assez similaire à une performance de David Hammons et aussi fidèle à ta personnalité, avec tout l’humour qui est présent dans cette situation. Un peu plus tard, j’ai lu le premier texte de présentation que tu as écrit sur le projet. J’ai ressenti à la fois un sentiment d’amertume (dans le ‘merci’ des ex-voto que tu détournes) mais aussi une forme de désinvolture. Tu essayes d’installer une forme d'ambiguïté par rapport à ce que l’on voit, au message caché, à l’histoire qui est induite. Quel a été le déclencheur de ce projet?
ML: Ce projet est lié à mes déplacements entre Salé et Marseille. Salé est une ville d'immigrés, dont presque la moitié travaille en Italie, en Espagne ou en France. Ex-voto est doublement lié à ces deux villes. Lors d’une visite à la Basilique Notre-Dame-de-la-Garde à Marseille, j’ai découvert ce qui s’apparente à une installation imposante et magnifique. Elle est composée de plaques de marbre que l’on appelle ex-voto et qui prenait aussi forme avec des peintures représentant des bateaux, etc. Cette forme m’a intéressé et en les voyant je me suis directement approprié cet espace et ces ex-voto que j’ai voulu détourner. Mentalement, j’ai imaginé et conçu les premières plaques dans mon esprit. Une partie de ces plaques se trouve aussi dans l’espace public, c’est à dire à l'extérieur de l'église où sont concentrés une grande partie des ex-voto.
En parallèle, il y a environ 12 ans de cela à Salé, Salah avec qui je trainais avait hérité d’une R12 (Renault 12) de son père décédé, un retraité de la société Renault en France. Il hérite de cette voiture détériorée qui ne valait même pas 500 euros. Pendant ce processus, il part en clandestin à Paris où il se trouve en ce moment. Donc, Salah part et cette R12 est entreposée dans le garage que j’occupais. Cette voiture est restée dans le garage pendant les cinq années durant lesquelles je l’ai occupé. Un marocain qui vit à Paris me l’avait prêté en échange de peintures et il s'avère être le cousin de Salah. Après ces cinq années, je vide le garage et l’on a sorti la R12 dehors sur le parking et elle a continué à se dégrader. Pendant ce temps-là, l'héritier de la voiture subissait le même sort que la R12 mais à Paris. J’ai donc vu cette église à Marseille et en parallèle cette image et l’histoire de la Renault 12. La découverte de cet espace public marseillais a déclenché toute l’histoire de la Renault et des migrations autour de cela. J’ai donc conçu mon premier ex-voto “Merci Renault” sous la forme d’une plaque de marbre gravée mais j'ai aussi utilisé la relique de la voiture (l'héritage) de Salah, exposée dans l'espace public comme ex-voto en y taguant l'inscription ‘Merci’.
Pendant mes flâneries dans la ville, j’ai visité un monument près de chez moi ici à Marseille sur la Corniche. C'est le monument aux armées de l'Orient et des terres lointaines2, en hommage à l'armée de l’Orient. À la manière des ex-votos, ce lieu a aussi une fonction d’hommage, il y a également une esthétique similaire entre les deux. On trouve dans ce monument plusieurs plaques, dont une derrière qui est en hommage aux harkis. Dès que je l’ai vue, j’ai ensuite fait un frottage au crayon sur cette plaque avec une feuille de papier afin de donner au projet Ex-voto des formes variées. En général on retrouve les ex-voto sous une multitude de formes, en argile, en cire, sous forme de plaques, de sculptures. Il faut que tu lises Ex-voto3 de Georges Didi Huberman par rapport à ces questions.
KB: On retrouve dans l’histoire de l’art une multitude d’ex-voto, certains parfois peints et d’autres sous la forme de plaques de marbre. J’ai l’impression que ton projet t’a permis de faire le lien entre Marseille et Salé, mais aussi avec une histoire du travail et des immigrés entre ces deux continents. La voiture Renault devient ce symbole de la France, mais elle a aussi pu être achetée car il y a ce travail manuel bon marché qui a été fait en France par tous ces marocains.
ML: Avec cette action sur la voiture, je me focalise sur cet objet maintenant car elle est visible à Salé et ‘exposée’ tout en étant confrontée aux personnes de ce quartier. Tout cela a du sens par rapport à l’action que j’ai faite sur cette voiture. Le ‘monsieur tout le monde’ du quartier va voir ce ‘merci’ tagué sur la voiture et va se demander “pourquoi ce merci?.” C’est cette situation qui m'intéresse. Au travers de mon art, j’ai joué au golf dans un terrain dégradé (Golf Project, 2012), j’ai mis des ailes sur un cheval dans un terrain vague de mon quartier (Everything is sacred, 2013), j’ai fait manger le journal l’Économiste à un mendiant et sans domicile fixe qui est lui aussi victime du système économique marocain (L'économe, 2012). Tout cela, mis en perspective avec ce geste de taguer ‘merci’ sur cette voiture rend les choses explicites. C’est une manière de jouer avec une forme de désinvolture comme tu le mentionnais tout à l’heure. Il y a aussi de l’humour dans tout cela car on ne sait pas si on doit rire ou pleurer. Ces quartiers-là sont pour moi la plaie d'une ville comme Salé. Les causes de la situation de ces espaces viennent de circonstances politiques données, il y a bien entendu des gens qui sont derrière cela. Quarante ans plus tard, des gens sont morts dans des barques après avoir voulu émigrer vers l’Europe, d’autres sont maintenant immigrés et s'éteignent à petit feu en France comme Salah. Sur le plan architectural et spatial, la Renault est vraiment un ex-voto suspendu dans l’espace.
KB: C’est aussi la beauté du street art et de ce genre d’interventions comme la tienne, quand on déambule dans l’espace urbain on reçoit une multitude d’informations. Par exemple, un habitant de ton quartier à Salé qui part travailler de l’autre côté à Rabat à six heures du matin va passer et voir la Renault taguée avec le ‘merci’, et va se demander de quoi il s’agit.
ML: Le deuxième volet du projet Ex-voto contient toute la documentation liée à l’histoire coloniale: des images d’expositions coloniales, des informations historiques qui des côtés français et marocain traitent du protectorat. Je voudrais repeindre ces images avec la collaboration d’un peintre de rue.
KB: Est-ce que cela fait référence à une tradition particulière?
ML: Oui, au Mexique par exemple le peintre de rue peint des ex-voto. Ce n’est pas innocent que je traite dans ce projet de l’ex-voto car il est intimement lié au catholicisme qui a lui-même des liens très forts avec l’histoire coloniale. J’ai trouvé ici sur le Vieux-Port un homme dans la rue qui dessine très bien, il va peut-être faire des dessins pour moi, et j’ai également trouvé une autre personne à Rabat.
KB: Est-ce que l’on trouve facilement à Rabat des dessinateurs et peintres de rue?
ML: Il y a un lieu en particulier à Rabat où la ville a donné des ateliers à des peintres de rue. Je pourrai peut-être aussi demander à une femme peintre de rue de peindre mes ex-voto. La place de la femme dans l’histoire coloniale est aussi intéressante à mettre en perspective aujourd’hui. Le premier volet de mon projet se déroule donc avec les ex-voto sous la forme de plaques et d’actions. Par exemple la première action avec la Renault 12 à Salé et la deuxième action avec le frottage sur l’ex-voto en mémoire des harkis dont je parlais. Ou aussi comment un simple tag devient une photographie et la manière dont un ex-voto en marbre devient un dessin. Le deuxième volet de mon projet traite plus de sa partie collaborative avec la participation du/de la peintre de rue. On retrouvera dans mes ex-voto en marbre des références à des personnages comme Léopold II4 (1835-1909), Otto von Bismarck (1815-1898), Renault, etc. Par exemple l’histoire derrière cette plaque que tu vois ici est incroyable (Taverna del Re, remerciements). Il y a environ quatre mois, cinq millions de tonnes de déchets ont été amenés d’Italie depuis la décharge de Taverna del Re à Naples. Ils ont été jetés au Maroc afin d’y être incinérés. Veolia est l’entreprise qui a en charge la gestion des déchets au Maroc (Merci Veolia). Il y a aussi le Duc de Tétouan Leopoldo O'Donnell y Joris qui est issu d’un milieu catholique. Il était à la tête de troupes pendant l’invasion du Maroc lorsque l’Espagne a conquis le Nord du pays. Cette plaque faisant référence à ce personnage historique, mise côte à côte avec d’autres plaques portant la mention ‘Gracias’ fonctionne très bien aussi. Je fais aussi référence au chimiste allemand Hugo Gustav Adolf Stoltzenberg qui a inventé le gaz moutarde, une arme chimique utilisée contre Abd El Krim5 pendant la guerre du Rif (1921-1926). Les ex-voto me permettent de créer un récit, de jouer avec le champ visuel, les informations et histoires qui se trouvent inscrits sur chacun d’entre eux.
KB: Tu utilises aussi plusieurs langues dans tes ex-voto. Cela reflète la réalité du Maroc, son histoire et sa géographie. Je trouve incroyable la plaque avec l’inscription qui mentionne la présence de 750 entreprises françaises aujourd’hui au Maroc…
ML: Au Maroc, il y a une vieille tradition d’artisans travaillant et sculptant des motifs dans le cuivre, qui font des plateaux, etc. Cela me rappelle cette image dans le livre Ex-voto: Images, organe, temps de Georges Didi-Huberman. Il parle à un moment donné de la cire de manière historique en tant que matière utilisée pour l’ex-voto. Il explique que la cire est un matériau vraiment vivant qui permet certaines choses que d’autres matières ne permettent pas. Par exemple, si une personne boitait et faisait une jambe en cire comme ex-voto, dès sa guérison elle avait la possibilité de faire refondre la cire afin de la récupérer. Les ex-voto en cire que je vais faire au Maroc, une fois montrés, seront ensuite fondus pour en réaliser d’autres liés à l'Algérie. Car le Maroc a une histoire et un lien particuliers avec l'Algérie. Cette idée de faire fondre un matériau pour en faire autre chose est une idée qui me plait.
KB: Ici dans le livre, Didi-Huberman écrit: “(...) La cire apparaît et disparaît, elle peut constamment réapparaître sous de nouvelles fixations organiques; elle est polyvalente, reproductible (...) exactement comme les symptômes qu’elle a charge de représenter d’une part, endurer d’autre part”. En lisant ce passage, on remarque les correspondances avec ton projet dans lequel les idées et les formes circulent, ils se manifestent librement.
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