Thierry LAGALLA 

Portrait de l'artiste en ravi


Artiste, intellectuel, populaire : Thierry Lagalla réconcilie ces termes, a priori antinomiques, par la collusion de l’ordinaire, de la distance critique et de l'invention poétique. Ses œuvres, ludiques et engagées, inventent un langage hybride d'occitan, de nissart, d'anglais et de français, avec l’humour pour liant. La liberté créatrice du Witz vient dynamiter conventions et convenances dans des vidéos, des performances et des peintures qui sont autant de minuscules coups de théâtre aussitôt dégonflés.
Dans ses vidéos, on retrouve tous les codes du cinéma muet – ratages et finals en queue de poisson y compris – autant que ceux des vidéo-gags télévisuels et leurs chutes désolantes. De même, dans le médium de la performance, il injecte toujours quelque frottement, entre clownerie, poésie et autodérision. Quant à ses peintures, elles désacralisent la tradition autant qu'elles témoignent d'une culture et d'un amour définitif pour ce médium autorisant la démultiplication infinie du sens et la plus grande économie de moyens. Thierry Lagalla affectionne deux genres hyper-traditionnels, la nature morte et l'autoportrait, revendiquant une manière en de petites peintures gourmandes, avec force références à l'histoire de l'art. Ils y sont tous : Vermeer, Courbet, Cézanne, Van Gogh, Matisse, Mondrian, plus les « néo » et les « post » (Madama-parpalhon ; Mi-sieu-totjorn-tri). Dans ces genres hyper-traditionnels, donc, il explore les trésors d’inspiration que recèlent le folklore et le néo-folklore, construisant, avec ses origines, sa langue et son environnement immédiat, une attitude résolument post-exotique et post-identitaire (Le-ravi-au-lit ; Artistiquement-pointu ; Epinal ; Sardina-pintura ; Epinal-2).
Jamais, dans ses autoportraits (vidéos, peintures ou dessins), Thierry Lagalla ne rit. Même avec une bougie d'anniversaire dans l'oreille (Jamai solet dau buòn (never really alone) 2), et encore moins lorsqu’il est archi concentré, seul au monde tant il est fasciné par ses deux doigts (jamai-solet-1).
Après les autoportraits en saint Luc ou en Christ, après ceux de l’artiste en douleurs et fureurs qui jalonnent notre histoire de l'art, il ajoute au vaste répertoire de la tradition iconographique le style « sourcils tombants-regard fixe-bouche inexpressive » et il faudra aussi désormais compter avec le Lagalla en bonnet de bain à fleurs bleues. Autant d’autoportraits-charge contre toute volonté de puissance phallique – après Carl Andre, Thierry Lagalla met lui aussi « Priape à terre » – et contre toute propension à la vanité en général (asperant-lo-delùbi), sur le mode de la dérision et l'autodérision. Le caviardage n'épargnera personne (Ni-pute-ni-soumis-non15) et John Wayne s'y retrouvera le plus à l'Ouest possible (Auto-lo-+).

Le discours et la figure (Une-bonne-abstraction), les images d'Épinal et les photos de vacances (Épinal), Mondrian et Loréal, se télescopent dans des peintures où, de plus, toute référence intempestive à Marcel Duchamp serait forcément pertinente. Le processus créatif devient private jokes (La-limaça-e-lo-bulo), exercice de style : des références à Raymond Queneau comme à Alfred Jarry sont aussi appelées.
Qu'est-ce que le jeu, sinon, comme l'écrivait Johan Huizinga, « Une action ou une activité volontaire, accomplie dans certaines limites fixées de temps et de lieu, suivant une règle librement consentie mais complètement impérieuse, pourvue d'une fin en soi, accompagnée d'un sentiment de tension et de joie, et d'une conscience d'"être autrement" que la "vie courante" » ?
Les jeux de langage de Lagalla sont autant d'audacieuses connexions, d’associations faussement incongrues et réellement engagées (Santa-ni-touche ; Allez les Verts), car « Le langage est également le lieu où nous pouvons exprimer avec le plus d'efficacité notre désaccord envers notre destin, cela par le maniement des tropes, des jeux de mots, des résonances parodiques, et en faisant jouer les énergies des langues vernaculaires contre les terminologies des langues vénérées. […] Le langage est le seul moyen de contourner l'obstacle du langage ».
Ainsi, le vocabulaire de Thierry Lagalla emprunte-t-il indifféremment au trivial comme à la théorie, sans jamais endosser de posture d'autorité.
Ces drôleries tumultueuses, ces images à tiroirs, ces petits formats monumentaux, cultivent le faible, maintiennent le quiproquo entre high and low. C'est la fenêtre ouverte de Matisse sur le Nice de tous les jours (Vue de l'atelier).

Tout cela est très philosophique, donc, version Diogène plutôt que Heidegger bien sûr, l'ainsité zen plutôt que l'indicible de l'Être de l'Êtant. Les protagonistes de cette grande sagesse sont tour à tour sardine, moule, poulpe, truite, salami, ravi ou pomme de terre (C'est-justement ; Despi-quand-sies-una-trutta ; Lo-camponiat ; Tantifla). Nos plus hautes valeurs et nos plus grandes émotions, nos idéaux et nos aspirations les plus nobles comme notre esprit de conquête et de compétition, se trouvent ici épinglés avec une tendresse féroce. Même l'amour, le sexe et la mort (e-com'aquò-t-plas ; _je_vous_ai_... ; l'origine-du-monde ; vanità-au-lapin ; le-temps-(la-fuite)…) sont emportés dans un délire énorme, rabelaisien, où l'absurde côtoie le sens (Le-ravi-au-lit), en une insupportable et nécessaire atteinte au bon goût.

Décalage et incongruité structurent ce discours déjanté (Pschiiiit ; tantifla ; Voler…) qui pourrait bien, à sa façon, aider à supporter quelque chose du tragique de l'existence, tout en se gardant du trop de sérieux de l’art dont se moque l'artiste en ravi (Vanità-au-lampadari ; Tanta-chìqueta-ai-talons ; Lo-can-de-sta-rita ; Le-vide-dans-le-seau ; Vanità-cen-que).
Comme l'écrit S. Batibeuil : « Prenez la réalité, transformez-la en tapis, installez-le au beau milieu d'une pièce, faites entrer l'homo sapiens sapiens puis regardez-le se prendre les pieds dans le tapis. Figure première du burlesque, déclinée à l'infini par Thierry Lagalla, mise en abîme de la vanité. L'humain chute et se relève pour mieux retomber, à notre plus grand plaisir. […] si quelque chose peut être filmé, c'est la chute (l'estramasse) tout le reste, c'est du remplissage ».


Odile Biec, directrice de l’École Supérieure d’Art des Pyrénées,
Evelyne Toussaint, professeur d’histoire de l'art contemporain, Aix-Marseille Université,
2013

 
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