Thierry LAGALLA 

L’espoir de la gloire
Ou comment pisser dans les bottes du clown-empereur



Les triomphes célébrés à Rome avaient l’ampleur d’expositions universelles. Chaque général eut à cœur de réinventer ces fêtes majeures. Pour chacun, la sensation comme la théorie de la gloire étaient différentes. (Cf. Fin finala libre !, 2001) Publicola, le premier, monta sur un char. (Cf. Pourquoi sommes-nous si contemporains ?, 2009) Camille, quant à lui, le premier, eut l’usage d’un quadrige de chevaux blancs. Or, au dire d’Orose, de ces triomphes, depuis Romulus jusqu’à Vespasien, il n’y en eut pas moins de 320. Tout ce qui avait été butiné, arraché aux villes conquises, déferlait en crue par la Porte Triomphale, éclaboussait de reflets les temples d’Apollon et de Bellone, baignait les murs du cirque Flaminien, ceux du Grand Cirque, avant de submerger le Forum romain. La qualité de fleuve de ce cortège tenait dans son débit. (Cf. L’Espérance dau Suquet, 2016) Mais il n’était rien aux côtés des récits et des souvenirs des soldats. La plus grande part de la richesse ramenée de ces campagnes brillait sur les rétines des légionnaires, bruissait à même leur langue. Ceux qui revenaient des guerres orientales avaient admiré la splendeur et la puissance des grandes monarchies hellénistiques. Leurs idées, leurs rêves, et leurs Dieux mêmes, en étaient bouleversés. Après le passage de cette pompe, arrivé sur le Forum romain, le triomphateur, ayant donné l’ordre de conduire en prison ses captifs et de les mettre à mort, poussait jusqu’au Capitole. Là, les plus gros bœufs blancs qu’on ait pu trouver, leurs cornes recouvertes d’or, tombaient à genoux. Alors, après avoir accompli certaines cérémonies, suspendu des offrandes, il soupait sous les portiques. (Cf. Mortadella pinture (l’autoportrait), 2015)

Paul-Émile, fêté pour sa victoire sur Persée, roi de Macédoine, avait exhibé pendant trois jours, devant le peuple romain, statues, peintures (Cf. Lo trionf de la pintura, 2018), armes macédoniennes et crétoises d’une stupéfiante sophistication, une cohorte de chars débordant de pièces d’or, de vases et de vaisselles d’argent. Le triomphe du proconsul L. Licinius Lucullus, après sa victoire sur Mithridate Eupator, roi du Pont, et sur Tigrane, roi d’Arménie, avait eu plus de faste encore. D’autant que ce triomphe avait été contesté. Après avoir pris la capitale arménienne, Tigranocerte, il n’avait pas réussi à écraser totalement ses adversaires. Des mutineries chez ses soldats avaient conclu une campagne compliquée. Rentré à Rome avec une immense fortune, estimée à plus de cent millions de sesterces, une nouvelle humiliation était venue aggraver ses déboires orientaux. On le frustra des honneurs du triomphe, auquel ses victoires sur Mithridate lui donnaient légitimement droit. Un tribun de la plèbe avait persuadé l’assemblée de le lui refuser, sous prétexte qu’il aurait détourné du butin et fait à dessein traîner la guerre en longueur. Le triomphe de Lucullus n’est célébré qu’en 63 lors du consulat de Cicéron, après trois ans d’une humiliante attente hors des murs de Rome. La démesure fut à la hauteur de la vexation. (Cf. Ce qui est bien dans le monumental, c’est que c’est grand (projet de sculpture), 2012) Plutarque nous donne à voir un flot de richesses sans pareil : une statue de Mithridate, en or, haute de six pieds ; de riches pavois couverts de pierres précieuses ; toute le vaisselle d’argent du Grand Roi amassée sur vingt chars ; des lits d’or portés par huit mulets ; une litanie de chars de guerre armés de faux — nouveauté extraordinaire aux yeux des Romains —, qui leur sembla une armée de coléoptère en bois dotés d’élytres menaçants. Des espèces animales et végétales jusqu’alors inconnues. (Cf. Le bouquet de fleur (le vase), 2018 et Mon faux sa-pin, 2016) Des collections de tablettes d’argile, avec leurs sommes de hiéroglyphes ou d’idéogrammes comme autant de fossiles illisibles. (Cf. Figure with monkey, without figure, without monkey, 2018) Et des cargaisons d’objets dont l’usage comme la valeur leur étaient inconnus. Dans le doute, que pimentaient la cupidité et la curiosité, on avait raflé tout objet revêtant les caractères de l’opulence, laissant affleurer l’hypothèse de la rareté, ou affirmant pedigree ou fonction insaisissables. (Cf. Sou(s)réalisme, 2012)

La cité honore le triomphateur comme une vivante incarnation de Jupiter. Licinius Lucullus, ce jour-là, porte une robe de pourpre brodée d’or, conservée au Capitole et faisant partie de la garde-robe personnelle du dieu. (Cf. Vestit de Palhasso (détail), 2015) Son visage est enduit de minium orange, usage remontant aux Étrusques. Sa tête est ornée d’une couronne de laurier. Dans sa main droite, une branche de laurier. Dans sa gauche, un sceptre d’ivoire surmonté d’un aigle. Sous son char est accroché un fétiche phallique. (Cf. RR, la combina de la pintura, 2009) Ce char n’a l’apparence de rien de connu. Il n’aurait pu servir ni au Cirque, ni au combat. Il a la forme d’une tour ronde et haute. Un esclave, tenant au dessus de sa tête, une couronne d’or, lui murmure continument à l’oreille : « N’oublie pas que tu n’es qu’un homme. Ne t’enorgueillis pas des circonstances présentes, n’en conçois pas de vanité. » (Cf. Vollard OO, 2010) Un dieu donc, lequel ne cesse d’être un homme. Sa gloire ne suspend pas son destin et ne peut écarter à elle seule le fascinum, le mauvais œil. C’était à un coup de ce mauvais sort qu’on attribuait la mort des deux fils de Paul-Émile, peu après le triomphe de leur père.

Licinius Lucullus, pour sa part, se défiant de son propre orgueil, désira se soumettre à un exercice d’humilité moins convenu. En place de l’esclave qui lui aurait délivré, sans emphase ni surprise, les lieux communs de son catéchisme, il choisit un enfant idiot. Un idiot d’un jour dont nul ne connut jamais le nom puisque l’infamie était son dû, son existence consistant en la combustion de son insolence. (Cf. L’idiot dau vilatge, 2010) L’enfant se tint dans le dos du triomphateur tant que dura le triomphe. Palabrant et bavant, ses phrases étaient en grande partie incohérentes. Mais un certain nombre d’entre elles produisit, à l’occasion, une sorte de fluide visqueux. Cela ressemblait à un état inédit de l’électricité. Et leur décharge fit tressaillir le magistrat. Dans une langue mélangée et approximative, de gros cailloux d’une vulgarité imparable fusèrent pour heurter ses épaules. C’était douloureux à soutenir. Des épithètes malfamées empuantissaient l’air autour de lui. L’idiot disait : « Ton odeur écœure le monde, jusqu’aux pierres. Tu pues. C’est ainsi que la mort parle, comme tu pues. Ton âme grouille d’infection. Tes yeux, comme ton cul, en témoignent. » Il le traita d’impuissant, longuement, à coups de phrases crapuleuses. Il l’insulta sans relâche. Des expressions comme des rots, des vagissements sans désinence, des vocables inusités constitués en une procession tout aussi exotique que son défilé dans Rome. (Cf. Vanité au lapin (le futur ça arrive vite), 2009) À la fin de son triomphe, Licinius Lucullus fit conduire l’enfant idiot au fond d’un cachot que l’on nomme Tullianum, enfoncé de douze pieds sous terre, de toutes parts entouré de murailles et d’un aspect atroce tant il est malpropre et nauséabond. C’est là, suivant ses ordres, que l’enfant idiot qui avait partagé sa gloire, fut égorgé.


Jean-Yves Jouannais

 
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