L'essentielle réalité de l'Art ou, Juste à côté.
L'artiste est un être têtu, entêté, irréductible, aux contours flous, improbable à délinéer, dont il est très difficile de parler. L'exercice analytique ou critique de l'œuvre d'art, de son auteur et du processus créatif dans lequel l'un entraîne l'autre n'offre bien souvent qu'un triste écueil, au vocabulaire redondant, au verbe creux et qui, confronté aux complexités de l'image et de son histoire, ne peut qu'être distancé de l'œuvre, insipide. Or, le fait que Thierry Lagalla est dans l'Art se voit immédiatement dans ses vidéos, ses peintures, ses dessins, ses installations ou ses performances qui n'appartiennent qu'à lui.
Les influences de Thierry Lagalla sont aussi nombreuses que variées : la peinture bien sûr, (entre autre celle de Picasso, de Matisse, de Warhol, de Magritte...), mais aussi la bande dessinée, les cartoons, la publicité, les journaux, la littérature, la musique, le cinéma et la philosophie. Toutes ces références lui permettent de tracer, d’inventer sa propre ligne, poétique, sarcastique et singulièrement drôle. Il nous propose une œuvre située aux confins de l’Art et de la vie.
Comme tout grand artiste il a un geste absolument spécifique. On reconnaît tout de suite une œuvre de Lagalla car c'est une combinaison étrangement subtile d'un certain nombre de charme. Le charme, c'est ce qui est supposé exercer une action magique, de l'ordre du merveilleux moyenâgeux soit un enchantement ou ensorcellement, envoûtement, une illusion, un magnétisme ou une fascination. Une fascination sur le spectateur appelé à jouer le rôle de témoin de la réalité de l'œuvre. Quand on sait que fascinus est le mot romain pour le grec phallos (phallus c'est ce que nous explique Pascal Quignard dans Le sexe et l'effroi, Folio), s'ouvre alors devant nous une nouvelle perceptive qui propulse immédiatement le charme, la séduction de Lagalla du coté non seulement de l'élévation, de la verticalité, mais aussi du côté de l'érotisme et donc de la vie. Bref, essayons de nous approcher de l'œuvre et de l'artiste, pour cela, passons en revue quelques uns des charmes de l'œuvre de Lagalla, même si cette tache, par la substance même de l'œuvre, ne nous semble pas aisée.
Le premier de ses charmes serait qu'il dispose d'une imagination très particulière, qui gravite autours du paradoxe essentiel de l'imagination.
On peut croire que l'imagination est un processus qui ne répond à aucune règles, libre et spontané. Or, il est fortement probable, que l'imagination, comme nous l'explique Roland Barthes (La mécanique du charme, éditions Folio) ne soit toujours que le développement d'une certaine mécanique. Un développement du sens logique et mathématiques, de l'idée, du concept mais aussi un développement du mouvement, de la circulation, du rythme, du tempo, du geste. Chez Lagalla cette imagination très peu convenue se situe dans la mécanique qu'il impose à l'image et au récit. En effet, il part d'une situation qu'il développe d'une façon implacablement réaliste et logique.
Pour preuves, ses vidéos ont souvent pour décor l’intérieur de son appartement ou sa ville, Nice. Dans des saynètes toujours très courtes, son physique et sa voix occupent l’espace en plan séquence, filmé plein champ. Son visage affiche une énigmatique inexpressivité, à la Buster Keaton ou à la Charlie Chaplin. Autour de lui, des objets les plus hétéroclites (et fort éloignés des préoccupations technologiquement sophistiquées de nombres d'artistes contemporains) : bassines, épuisettes, serpillières, tabourets, torchons, chaussettes et autres nappes dont les motifs bariolés serviront le plus sérieusement du monde à parler d’Abstraction Géométrique aussi bien que de Picasso, Gauguin, ou Van Gogh… Mais en outre, on voit également, des pommes de terre, des poissons, des marionnettes, des ballons, des langues de Belle Mère, des sauts, des tuyaux, des slips, des serpentins, son sexe, des sandales, des tasses, des bougies… Bref, Lagalla utilise la façon de jouer des enfants, qui avec une ficelle et un bout de bois se racontent une histoire pour mieux nous parler des Arts, Plastique, Graphique, Sculptural, Littéraire, Poétique voire Sonore.
Omniprésent, dans un premier temps, il devient une voix qui tchatche, énonce le titre du film, chante, compte, crie, déclame des slogans absurdes dont la part hautement philosophique n'échappera pas à l'oreille réclamée par Nietzsche.
Souvent, il s’exprime en patois niçois, traduit immédiatement en anglais, de sorte que le Français fait figure de langue morte provocant un drôle de paradoxe qui apparaît dans le choc entre particularité régionale et uniformisation mondialiste contemporaine, tout cela dans la traduction anglaise particulièrement chantante de Lagalla.
De ces étonnantes confrontations, entre réalité et absurdité, entre mots, sens et sons démarre immédiatement un rire stupéfiant, irrépressible, sensuel, jouissif, totalement décomplexé. Thierry Lagalla, provoque le rire, et semblable aux grands maîtres du burlesque et du cinéma muet, il réduit l’action et la narration à leur forme la plus simple. Mais, la très grande différence stylistique qu'il impose à ce genre, le fait basculer dans autre chose. Il part d'une situation totalement irréaliste (du point de vue de la vraisemblance commune du monde) et ensuite il la développe avec un réalisme et une logique implacables. Ainsi, il entraîne le spectateur dans un espace narratif minimaliste connu, quotidien, commun, et celui-ci ne peut que regarder ce qui constitue notre espèce, le douloureux pathos qui par les mises en scènes de l’artiste devient le vecteur d’un rire incontrôlable.
Le deuxième charme de Lagalla serait donc celui de la mise en scène de l'idiotie et du burlesque, voire d'un petit plus quelque peu machiavélique...
Ne pas s'y tromper : la simplicité apparente de ce travail nécessite une épuration de l’idée comme de la forme et ne laisse aucune place au hasard. Car pour obtenir ce genre de renversement facétieux des rythmes cinématographique, cette réussite suppose une grande maîtrise des outils de l’intelligence ainsi que l’humilité de les soumettre ensuite à la dérision.
Lagalla est un militant du réel muni d’une curieuse volonté d’agir sur l’absurdité et la neutralité du monde. Démystificateur de tous discours, il parvient à nous livrer une œuvre drôle, caustique, complexe, fondamentalement philosophique et poétique. Il énonce la formidable hypothèse qu’il existe un art vivant au quotidien. Pour nous en convaincre, il construit des réseaux en passant par des entrées multiples, et ainsi il nous livre des sortes de récits enchâssés, miroirs, des mises en abyme. Une œuvre de Lagalla c'est une histoire qui raconte une histoire qui raconte une autre histoire, des histoires en tiroirs en quelque sorte.
Le troisième charme de Lagalla ce serait donc cela : le caractère réticulé de sa pratique.
Nous l'avons vu, ses sources d’inspiration, appartiennent au réel, au quotidien, mais leur réalisme est transformé par le geste du peintre. Il peint par-dessus la chose réelle. Partant de la photocopie d'une image, d’un cadrage, d’un format choisi, il recouvre, et, par le secret palimpseste et la sensuelle couche de peinture, il ré-érotise la chose même. Il use des objets les plus délicats et les plus morbides de notre culture, comme la carte postale ou le prospectus, car, pour Lagalla : « Pas d’Art sans érotisme ! »
Ah vanités ! Thierry Lagalla aime la grande peinture et l’histoire de l’Art... aussi s’attache-t-il a rendre à la peinture ce qui appartient à César, c'est-à-dire sa part de spectaculaire. Et par la subtile gymnastique qu'il lui impose, sa peinture bascule des bras de Thanatos dans ceux d'Eros. Pour ce faire, Lagalla la recouvre non seulement de matière, mais, étant un être très attaché au verbe, il superpose les possibles, les degrés de lecture et l’essence même des sens. L’artiste est généreux, il travaille, car de par son caractère réticulé, quelle que soit la culture de celui qui regarde cette peinture, le spectateur ne peut pas s'échapper de l’absurde pertinence de ses titres.
Par exemple, quand Lagalla rend hommage au peintre futuriste Giaccomo Balla et à son célèbre tableau « La dynamique d’un chien en laisse », il s'amuse à convoquer le très international mouvement Fluxus et il peint : « Fluxus tout ce qui bouge ». Ce tableau montre un godemiché qui vibre et l’on comprend, dans une fulgurance, que l’évocation de la vitesse, de la mécanique, devient confrontation plastique directe avec les principes fondamentaux du Futurisme. Ou encore, qu’il se confronte à la question de la création et à son rapport à l’onirisme, ou qu’il s’interroge : la représentation est-elle un rêve ou une réalité ?
Par ailleurs, Thierry Lagalla n’hésite pas à s’adonner aux plaisirs narcissiques de l’Autoportrait, et il le fait bien! Comment se moquer de l’artiste ou de soi même ? Pour cela, il choisit un Autoportrait de Van Gogh, le parangon de l’Autoportrait s’il en est, et il en fait une conversion arithmétique. Mais, au lieu de poursuivre la soustraction, il y fait une addition et cela donne L’« Autoportrait à l’oreille collée ».
L'œuvre dessinée de Thierry Lagalla est à placer en parallèle avec sa pratique de peintre ou avec celle de vidéaste mais elle est peut être la plus sauvage, la plus brusque, la plus difficile et dans ce même temps la plus libre et la plus érotique. Le trait est simple, épuré vif, coloré, facétieux, et très souvent intrigant.
Vous l'aurez compris, quel que soit le médium qu'il utilise, Lagalla aime passionnément se confronter à l’histoire des formes et des idées, que ce soit à travers la Nature Morte, la Citation, l’Autoportrait. On trouve toujours chez lui l’idée que le peintre peut représenter quelque chose qui apparaît et qui, en même temps, est aussi la négation de la chose même. Et nous voilà devant ce paradoxe continu qui traverse son œuvre : il y a toujours une situation formelle où se développe une sorte de feinte du concret par laquelle nous entrons, nous les non-artistes, dans l’essentielle réalité de l’art, celle de la création.
Le spectateur y prend du plaisir pour des raisons simples, c'est là où réside le quatrième charme de Thierry Lagalla, il est un militant du réel.
Florence Beaugier, professeur d'arts appliqués, commissaire d'exposition et directrice artistique de la galerie La Mauvaise Réputation à Bordeaux, 2013
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