Visite Guidée
Citation, passage obligé
Un aphorisme tiré de mon poème Vanité aux puces dit : "la jeunesse d'aujourd'hui aime les mauvais joueurs car elle déteste ceux qui prennent le jeu à la légère". Une vie de tous les jours, avec son paysage d'habitudes, peut paraître difficile à traduire en moments signifiants. Si la règle du jeu inventée par Jérémy implique de se disperser au risque de ne pouvoir être situé, le récit de l'art qu'elle propose avec le jeu en origine et en point de mire, composé de fragments et d'astuces, se fonde sur le rythme du pouls du monde. Comme pour se redonner une existence quotidienne enrichie en expériences. Peut-être est-ce ainsi que l'on comprend ce qui manque. Le foisonnement est bien là. Le scénario unique n'existe pas. En étant mobile soi-même, on peut comprendre et aller plus loin : entrer en résonance. Ainsi on peut dire à chaque instant : ce n'est pas la fin.
Liminaire tactique
La pluralité et les différentes facettes de l'oeuvre de Jérémy Laffon, allient une activité de joueur/touriste céleste/artiste à son décor/environnement/espace via un tropisme fondé sur une idée-force de transversalité.
On y rencontre un ensemble composé d'oeuvres évolutives, éphémères, de traces de performances où ce qui a lieu croise ce qui a eu lieu. Il détourne des matériaux et des actions prélevés dans le quotidien et l'ordinaire avec une prédilection apparente pour ce qui est de l'ordre de l'orange (fruits, balles de ping-pong, couleur, ...). Toutes ces pièces forment un monde précaire et sensible, un terrain de jeu où l'état « normal » est une nouvelle fois mis en question dans l'art.
Jérémy Laffon remet en jeu dans son « travail » la productivité de l'art, par des performances baroques qui mettent en jeu les petites activités, le geste artistique, le dualisme des éléments, entre confrontation et cohabitation. Il explore les microcosmes de proximité en suscitant des situations aux limites de l'aberration, un jeu sur l'antinomie entre deux termes qui pourtant forme une rime : art et hasard. L'esthétique insoupçonnée du jeu et du hasard sont les divers modes de transformation de ses oeuvres, en perpétuel rebondissement. Dispositifs évolutifs et installations éphémères lui permettent de farfouiller la prolifération des possibles.
Entre les murs
Artiste de la métamorphose, Jérémy Laffon observe ce qui est en devenir. Run! Run! Productivity, Run Away ! peut être mis en confrontation sculpturale avec une ensemble de dessins plus ancien initié lors d'une résidence en Chine intitulé Plantation de paysages (2006-2007). Il y a dans le geste de diriger la fuite des robinets sur des savons la même idée sous-jacente de plantation, comme le jardinier qui arrose au quotidien sa production. Avec pour résultat une destruction au lieu d'une croissance.
Bien qu'il mette en place un système fondé sur la répétition, Jérémy Laffon obtient autant de rendus que de savons usinés par le goutte-à-goutte de ses « outils ». Les Plantations de paysages tenaient lieu d'apprentissage pour le peintre par le biais de la négligence envers le matériau, l'encre de Chine. Ce qui arrive à Albi relève du même processus de trouver les moyens les plus simples et honnêtes, les moins virtuoses (la virtuosité étant bien souvent considéré comme la vérité d'un art) pour formaliser un genre spécialiste que l'artiste appelle « l'art minable ».
Jérémy Laffon dépose au fond d'un évier un bloc de savon et laisse la fuite du robinet faire son oeuvre. Il répète la même opération pour obtenir au final un multiple. Il s'agit en vérité de se construire une manière personnelle de mettre en pratique le principe d'équivalence de Robert Filliou : « bien fait - mal fait - pas fait ». Ce « principe d'économie poétique » repris en jeu par Jérémy Laffon est dans la tradition d'une conception à la fois utopique et subversive du rôle de l'artiste et de la valeur de l'oeuvre d'art. Elle amène l'artiste à penser sa production hors d'un cadre de jugement de goût, de la mesure rationnelle d'une critique, de la notion discriminante de talent. Bien que l'on ne soit plus dans les années 60, le rapport au jugement de la chose artistique, s'il est légitime pour tout le monde, est toujours fortement présent et un jeune artiste fait régulièrement l'amère expérience du regard des autres « à la recherche de la nouvelle star », déçus de ne pas avoir affaire à un Van Gogh.
Cette sorte d'éthique de la liberté permet à l'artiste de laisser les expériences se faire tout en générant un accidentel programmé. Un hasard provoqué, désiré, particularisé par Jérémy Laffon qui expérimente à la fois la forme et la temporalité des matériaux qu'il met en jeu pour, après un moment d'observation de la vie de choses qui nous appartiennent, soumettre cette matière première à des mutations minutieuses, afin de produire « un basculement dans une dimension autre, dans un ailleurs… ». Les savons sont transfigurés sous des formes baroques et mutantes, comme momifiés, fossilisés, pétrifiés, comme statufiés dans des attitudes diverses, et assujettis au processus du temps. Cette relation entre la matière et la forme donne à l'objet final résultant de cette petite fabrique composée d'éléments du quotidien une résonance de processus de transformation naturelle et d'évolution physique.
Passons en un clin d'oeil sur le jeu d'un « artiste marseillais » qui produirait de la sculpture vernaculaire avec du savon.
La sculpture sur savon est également une pratique populaire que l'on retrouve dans tous les ateliers publics ou les cours d'arts plastiques dans les écoles. La tendresse du matériau et sa tenue facilitent la mise en forme ce qui donne une grande liberté aux apprentis-artistes pour tailler les reliefs figuratifs qui leur ressemblent. L'artiste détourne ici cet enseignement et cette idée de culture pour tous à son compte en les incorporant à son univers personnel complexe. « L'art est ce qui rend la vie plus intéressante que l'art » disait encore Robert Filliou. Cette dualité semble toujours prégnante dans l'objet final. Les corps caverneux de Run ! Run ! Productivity, Run Away ! résultent de processus divers et variés expérimentés par l'artiste sur les matériaux et les activités consommables (dans d'autres cas de figures que le savon mais dans un état d'esprit similaire, on trouve dans le « travail » de Jérémy Laffon le sport et le tourisme). Son univers se nourrit de ces possibilités infinies qu'offre la position d'être citoyen du monde contemporain et sa dé-hiérarchisation post-moderne des pratiques où l'artiste a le pouvoir de jouer tous les rôles.
L'infini et au-delà
Un artiste est un bâtisseur d'univers aléatoires et fragiles, au sein du réel-même. Etre spectateur signifie d'accepter l'invitation au voyage qu'offre une exposition.
Visites Guidées est une série qui vise à systématiser un bricolage technologique empirique supportant une part d'inattendu intrinsèque à son usage. Par le biais de cette série d'expérimentations vidéos, l'artiste déplace un objet du grand public, une caméra à carte SD, en l'hybridant à d'autres objets à priori lointains de l'art, pour élaborer un outil plastique de tradition dadaïste : une caméra suspendue à quelques ballons de baudruche gonflés à l'hélium. On est assez proche d'une idée de bandes dessinées. Il place ensuite ce dispositif d'enregistrement au centre de son travail d'artiste et le laisse « faire son oeuvre ». En instrumentalisant une perte sur le contrôle total de l'appareillage, Jérémy Laffon crée une situation de mise en oeuvre de l'imprévu. Il place le dispositif de tournage, le véhicule de l'image dans une position de déséquilibre, littéralement flottante, éprouvant les dangers du funambule. La machine interfacielle bouleverse une configuration quotidienne d'utilisation du caméscope. Le système fonctionne correctement quand il dérive, quand il n'est pas entièrement sous les ordres, quand il échappe à son créateur dans la production des images et non pas dans son principe. Par exemple, dans la Visite Guidée de la cathédrale Sainte-Cécile, l'artiste tient les rênes, un « gouvernail » de son invention.
Jérémy Laffon fait plus qu'inventer un dispositif déclinable en fonction du terrain, il met en place une situation dans sa définition apportée par les Situationnistes où comme le dirait Paul Virilio (Ce qui arrive, 2002) : « qui invente le navire invente le naufrage » devient ici, « qui visite un espace invente le regard ». Il se compose une performance qui correspond ici à une définition du jeu dans l'entre-deux indéfinissable qui fait que deux choses ne collent plus parfaitement. Ses vidéos enregistrent des événements tout aussi fragiles que poétiques, un mouvement de va-et-vient entre ce qui est fixé (la cathédrale, la nature), le parcours dans l'espace d'exploration qui correspond au cheminement de l'artiste et du matériel, ce qui est extérieur au système (climat, chasseur ...).
Cette série se présente pour l'occasion en 2 temps/2 mouvements représentant deux types d'espace. L'un bouscule la forme identifiée du film de voyage dans une exploration particulière de la cathédrale qui tient de la voltige aérienne. On a affaire à un espace construit, un lieu public présentant un intérieur et un extérieur déjà connus du public en sa qualité de monument patrimonial. La visite de la cathédrale d'Albi est un rite de passage obligé du touriste qui donne généralement lieu à la rencontre surréaliste entre un chef d'oeuvre né du génie de l'homme et le film de famille. Jérémy Laffon se présente en résonance à ce rituel et sa « Visite guidée » prend les atours d'une dérive en plein air qui assume sa légèreté. Plus qu'une visite du site, sa « manoeuvre » (la « manoeuvre » est une catégorie de la Performance qui active une tentative d'infiltration comportementale de l'environnement par l'artiste et des objets prolongateurs) revisite la façon de filmer et désacralise le lieu. Le point de vue de « comment la caméra est déplacée» importe autant que les images-mouvements qui sont enregistrées. L'artiste a bricolé sa propre flycam portée par des ballons de baudruche et guidée depuis le sol par une canne à pêche. Il se transforme en chef opérateur funambule qui cadre sans l'oeil, à l'opposée d'une caméra subjective (qui est le point de vue du touriste). Cela signifie que la forme n'est pas un résultat acquis mais le produit d'une pensée au travers d'un geste, d'un jeu perpétuel entre le « haut » et le bas. La vitesse dans l'art est un des artifices qui permet de « dé-figurer la figuration ». Le bougé est un recouvrement partiel de la vision jusqu'à l'abstraction la plus complète.
Jérémy Laffon détourne la perspective du récit impliquée par la visite pour une histoire mouvementée, ruine les apparences du réel. Seuls quelques instants éphémères de reconnaissance de détails du site, d'éléments d'architecture sont accessibles pour le spectateur au sein du flot d'images. La présence de la cathédrale Sainte-Cécile, dans un film qui lui est entièrement consacré et tourné en son lieu, est subliminale. On se situe dans une contre-forme de la vidéo où le médium est effectivement le message.
L'autre proposition correspond à un étrange documentaire sur une partie de chasse, un shooting en campagne tarnaise où la caméra subjective se met à la place de la proie. Le dispositif composé d'une caméra fixée à un ballon est une invention militaire qui date de l'entrée en guerre du cinéma durant la Grande Guerre où ce système espion était utilisé pour prendre des images des tranchées ennemies. Bien qu'il soit en campagne et qu'il y ait quelques coups de feu, l'artiste n'est pas en guerre et sa machinerie s'apparente à une logique de manège plutôt qu'à un UAV (Unmanned Aerial Vehicle). La vidéo est le terrain. Jérémy Laffon se place dans la position de l'auteur et du réalisateur. Il met en scène un acteur : un chasseur ; un décor naturel ; un accessoire : une caméra suspendue à des ballons oranges gonflés d'hélium ; un dispositif technique dans le tournage/performance d'un plan-séquence. En temps réel. Les ballons sont lâchés. Le vent s'empare du rôle de chef-opérateur et propose une succession ininterrompue de paysages en rafales. Le chasseur pointe son fusil et tire les ballons, comme à la fête foraine. Tourner n'a plus la même signification. Le cadre est voltigeur. Le viseur n'est plus celui de la caméra. L'habilité requise n'est pas celle de l'artiste mais celle du tireur sans laquelle l'oeuvre échappe définitivement à son créateur. Suspens, tension, agitation sont au rendez-vous. Jusqu'à la chute.
Les Visites Guidées réfléchissent un refus partiel de « l'image qui communique un message » au profit de l'expression d'une idée artistique qui assume l'impossible coïncidence entre l'image et la chose filmée. Un non-documentaire et pourtant le documentaire-action de l'impossibilité du documentaire. Chaque vidéo acquiert son propre « temps-espace » et le donne à voir. Jérémy met en scène un jeu objectif et atmosphérique aux règles anti-contemplatives, qui place la vidéo aux antipodes de la communication, de telle sorte que le spectateur mis à la « troisième personne » de l'homme-caméra tenu en laisse aux quatre vents éprouve une sensation de vertige.
Neo Beat generation
L'artiste en promeneur baudelairien prend avec Funky Juice on the Way of an Unfunky Youth un visage plus immédiatement souriant et surréaliste (« la Terre bleue comme une orange » mixe Paul Eluard et Tintin), celui du marcher/créer. Funky Juice recompose un paysage contre-nature. L'oeuvre se rapproche d'une poésie du Land Art et son « ready-made assisté » en milieu urbain sous la forme de production d'une circulation éphémère. Sur le chemin de l'école obligatoire arpenté jour après jour « entre les murs », on observe soudainement l'irruption d'une altération facétieuse sous la forme de flaques d'un orange stupéfiant. Cette entrée en matière d'une altérité s'apparente à celle du peintre qui applique sur une oeuvre son jus (un jus est une peinture très diluée, très liquide qui donne un effet de semi-transparence sur le tableau ; en décoration, un jus sert à teinter un support absorbant comme par exemple le bois dont on veut laisser apparent les imperfections). L'oeuvre répond plastiquement à une loi de contraste dans sa manière de combler les vides et de redonner de la surface : réel/imaginaire, solide/liquide, gris-beige/orange, archipel/informel, train-train/art.
L'espace public et ses aspérités sont ainsi soumis à une transformation « paysagiste », qui se développe sur une surface à dramatiser la route (la fiction d'un accident écologique, une étrange pluie acide alien, une incivilité, une signalétique technique de travaux à effectuer sur la voirie habituellement bombée en « orange technique », un acte de protestation contre les projets de loi gouvernementaux sur le sens de la mission de service public de l'Education Nationale ?). On pourrait évoquer le phénomène de « l'inquiétante étrangeté » (das Unheimliche), concept théorisé par Sigmund Freud qui parle du sentiment de trouble ressenti notamment en présence d'un paysage familier que l'on a l'impression de ne plus reconnaître. L'inquiétante étrangeté apparaît chaque fois que devient floue la frontière entre réalité et fiction, entre vrai et imaginaire, entre art et réel. Cette expérience sensible de modification délirante de la réalité bouscule la relation d'habitude que l'on entretient avec elle. Le chemin ne va plus de soi. Cela peut être vécu sous forme d'angoisse ou au contraire comme une marque de magie.
Il s'agit de peindre le paysage à sa façon non pas pour entièrement recréer un monde paranoïde mais pour enrichir le quotidien d'une nouvelle expérience, un nouveau passage du vu au perçu, un jeu de piste et une course d'obstacles. La prestidigitation de l'art.
Cette manipulation pourrait cependant passer inaperçue aux yeux du passant affairé lancé sur la voie du travail, ainsi qu'aux automobilistes dans leurs bulles rigides qui traverse en vitesse. L'histoire se passe au niveau du sol, contrairement aux Visites Guidées, et ne souffre aucune explication terre à terre. La transfusion de couleur se situe au contraire dans le champ de regard des enfants comme un “paysage de sens” imaginé en écho d'une vision différente de leur réalité et de leurs jeux. Les enfants sautent dans les flaques pour faire des vagues, pour transgresser l'obligation de netteté de leurs vêtements. Cette oeuvre est celle d'un art de vivre et un art à vivre qui nécessite pour la comprendre une lecture “à sauts et à gambades”.
Le dernier point qui relie Funky Juice aux Visites Guidées et à Run! Run ! Productivity, Run Away ! est l'ancrage de la forme dans une esthétique de l'informe. Que ce soit les corps éclatés des savons, les images bougées des vidéos et les contours variables des flaques, le fil conducteur est de faire face à des formes indécises, voire indicibles. Georges Bataille a défini l'informe en 1929 : "Un mot dont la besogne est de déclasser, défaire la pensée logique et catégorielle, d'annuler les oppositions sur lesquelles se fonde cette pensée (figure et fond, forme et matière, forme et contenu, intérieur et extérieur, masculin et féminin, etc.)". Le travail de Jérémy Laffon relève le défi.
Cette installation précaire est vouée à croître et dépérir, comme toute chose organique, comme toute pensée en action. Jérémy Laffon s'attache à mettre en oeuvre des situations semi-construites pour atteindre un point d'équilibre. C'est la nature extérieure à l'oeuvre qui finalement agit, la pluie qui va faire diluer la pièce, le soleil qui va l'évaporer, le passage des usagers qui va l'éparpiller. Les micro-événements que l'aventure suscite sont essentiels aux déploiements du parcours : formes accidentelles, la contemplation du laisser-vivre, la perte, les souvenirs. Dans « un monde d'images », il ne demeure à la fin de l'histoire que des images.
Moralité
Le travail de l'artiste est en réalité habité par une multitude d'infimes mouvements et de déplacements conceptuels qui ne cessent de faire et de défaire les formes à chaque instant, déroutant les catégories de la perception, aussi bien que celles du monde de l'art. La notion d'oeuvre, au sens de maturation et de complétude est remplacée par le jeu de rôle, le bricolage, le « laisser faire » et des dispositifs de dérive. Le vouloir-voir (ce que cela fait comme ça) l'emporte sur un savoir-pouvoir (c'est comme ça). Le quotidien ne se conçoit pas sans de multiples métamorphoses et nombreuses étrangetés. L'univers se doit d'être un « mulitvers ». Les oeuvres de l'artiste intègrent cette complexité qui se déploie avec toutes ses ambiguïtés, son caractère parfois dérangeant, voire dérangé.
Luc Jeand’heur, 2009 |