Piotr KLEMENSIEWICZ 

Des Territoires non-explorés

En partant d’un terrain connu
Vous, chers lecteurs, qui attendez peut être de la théoricienne de l'art que je suis, qu'elle vous fasse un récit de l'histoire de l'art. Peut être attendez-vous qu'à l'aide de comparaisons et de délimitations, je contextualise l'oeuvre de Piotr Klemensiewicz, aux côtés d'autres peintres et de mouvements artistiques. Naturellement, je pourrais retracer l'histoire de la peinture de paysage, commencer avec William Turner, les impressionnistes, en particulier Paul Cézanne, nommer, puis expliquer, pourquoi la peinture de Klemensiewicz peut être lue comme un agrandissement subjectif d'un paysage impressionniste. Je pourrais imaginer de placer une toile de Cézanne sous un microscope, comme un échantillon botanique, afin d'en explorer les cellules colorées et d'y découvrir une structure analogue aux peintures vertes présentées dans cette monographie. Alors, je pourrais placer l'artiste dans une tradition de peinture française, et aviser ainsi vos connaissances contemporaines. Peut être que cela sera apprécié par le public français. Je pourrais le présenter comme un peintre apatride à la recherche d'une identité nationale, pour conférer à la figure de l'artiste une dramaturgie actuelle. Le développement du recouvrement de photographies par la peinture pourrait aussi être raconté. Je décrirais alors les collages, et les journaux peints, et les papierspeints des dadaïstes, enfin je me référerais à Arnulf Reiner et Gerhard Richter. Les bandes colorées ainsi que les damiers, peints sur photographies, de Klemensiewicz peuvent se rapporter aux œuvres de Sean Scully et à son rapport à la couleur.
Rien de cela ne serait faux.
Je souhaiterais plutôt élargir les associations. Doivent alors s'exprimer des voix, qui offrent une portée culturelle et psychologique de l’herméneutique. Cette approche interdisciplinaire n'est pas nouvelle, c’est à l’origine avec Aby Warburg et son analyse iconologique des œuvres d'art que cette méthode a été établie. Warburg s'imposait une limite stricte, qui impliquait de n'expliquer l’art pas uniquement à l’aide l’art. Les œuvres étaient pour lui la concrétisation d'une expression psychologique ou historique de l'Homme, porteuses de l'esprit du temps. Dans le cas précis, l'histoire d'un aveugle devient aussi importante qu'une réflexion philosophique sur la beauté ou la contemplation de la nature. Les thèses psychologiques sur la perception et la mémoire visuelle sont étudiées en même temps que les les références sur l'histoire de l'art. Les expériences personnelles de l'artiste sur son parcours de vie, sont aussi révélatrices que les analyses d'un géographe.

Peinture Verte
Quand Klemensiewicz parle de sa nouvelle série d'oeuvres, il prétend qu'elles ne sont pas des peintures abstraites. «Je ne peins jamais abstrait», explique t'il devant ses peintures vertes. Le spectateur est perplexe. Aurait t'il négligé un détail? Peut être doit il se rapprocher, ou bien s'éloigner, pour découvrir la figure dans la distance? Ou bien l'artiste veut il l'entrainer sur un terrain glissant? Le tester? Inévitablement, le spectateur pense à René Magritte et à La trahison des images: une toile, sur laquelle est peinte une pipe, dessous une phrase, entrée dans l'histoire, «ceci n'est pas une pipe.» C'est en 1929, que Magritte a forcé le spectateur à interroger son rapport à la réalité et à questionner ce qu'il croyait voir. En est il de même avec les œuvres de Klemensiewicz? Sont-elles seulement l'image d'une peinture abstraite? Un glissement de la réalité, non plus comme chez les modernes, entre objet réel et image, mais comme au 21ème siècle, entre la réalité de l'image et la représentation de la réalité dans l'image? Peut être que l’expressionnisme abstrait s'est gravé si fort dans la rétine du spectateur, que nous identifions chaque non-forme comme une abstraction.
Cependant, cette approche ne résout pas tout. La peinture verte de Klemensiewicz est avant tout un retour de l'abstraction.
Ou plutôt est-elle une abstraction réaliste.
Il fait un choix conscient, en utilisant des tons verts pour cette série de travaux, une couleur presque absente de l’expressionnisme abstrait américain. Les couleurs principales y étant le rouge, le bleu, l'orange, le noir, le blanc, le violet ou encore les tons crèmes. Un expressionnisme abstrait vert n'a jamais existé. Ainsi, le vert était une couleur niée, un territoire non-exploré sur la carte américaine de l'abstraction.
Et c'est précisément ce territoire non-exploré qui est occupé par l'artiste français, non pas dans le style de l'après-guerre, mais plutôt 50, 60 ans plus tard, au travers de son interprétation subjective de la figuration. Le langage pictural s'exprime de façon abstraite au premier regard, mais prend racine dans une observation réaliste.
C'est ainsi que nous devons porter attention à la présence concrète de la forme non-figurée. Les peintures vertes portent le nom photographie d'une petite rivière suivi d'une numérotation. Les rivières, leur lit, les plantes, les prés, les paysages, la nature – voilà l'essentiel des sources d'inspiration. Mais pourquoi «photographie»? Il n'est pas question de la représentation de la nature ou du paysage, des rivières, mais plutôt de leur texture. Dans l'industrie textile, on utilise le terme texturation pour désigner le processus, qui transforme un fil raide en frisottis. En musique, une texture désigne un motif musical, c'est à dire, une composition grâce aux variations d'un motif musical. Dans la psycho-perception, la texture est une surface, capturée par l'oeil. Les catégories de textures sont par exemple le grammage, le contraste ou la régularité. Les yeux bougent, pas la tête, cela signifie qu'un champ visuel statique est contemplé, que ce champ est perçu comme une association de différentes textures. Cela arrive spontanément, sans que l'arrangement spatial ou la signification des textures ne soit traité cognitivement.
Un aveugle qui peut soudain voir à nouveau, reconnaît différentes textures, mais ne peut dire tout d’abord et avec certitude, s'il s'agit d'une cannette de Coca Cola ou d'une pêche, si une photo désigne le visage de sa femme ou d’une étrangère. À ce stade, le voyant vit dans un monde d'abstraction réaliste. Quand Klemensiewicz peint les textures de la nature, il ne s'agit pas de textures naturalistes, mais plutôt de traductions picturales. Le même défi revient à l'observateur que celui de l'aveugle ayant recouvré la vue: dans un premier temps, il ne peut ordonner cette nature de manière spatiale ou conceptuelle, il ne sait pas s'il s'agit d'un détail ou d'un panorama, quel élément coloré se réfère à quel élément naturel, ou s'il envisage l'image sous le bon angle. Ainsi, on pourrait aussi poser les toiles vertes sur une table, les examiner sous toutes les coutures, comme une maquette architectonique, une carte ou un plan. On pourrait les poser au sol et les regarder de haut, comme un tapis ou une plate-bande. Ou encore les accrocher au mur et modifier la distance frontale par le biais de nos approches ou de nos reculs. Le mot «photographie» dans le titre incite à jouer de ces possibilités réceptives, à se mettre en quête du point de vue adéquat et ainsi révéler l'abstraction comme photographie de la nature. Évidemment, ce moment n'apparait jamais vraiment, mais ce choix amène au questionnement de la nature figurative du geste pictural.
Les textures sont en réalité gestuelles, couleurs et compositions. Elles luisent, brillent ou se réduisent dans l'obscurité. Tout comme une intense lumière un jour d'été, ou le soleil éblouit tant qu'il ôte au monde sa profondeur de champ et ses contours. Un jour comme celui là, nous plissons nos yeux pour rendre leurs limites aux formes abstraites et les compresser à nouveau en des formes figurées. La nuit, au contraire, nous ouvrons grand nos yeux pour faire place dans la vague obscurité à l'émergence de schémas et voir se délimiter des éléments distincts. Cependant, l’artiste n'expérimente pas ces formes de perception, ses représentations ne sont donc pas des études à ce sujet. Il s'imagine ce regard de façon intériorisée et en dessine le souvenir. Il peint un vert d'après l'idée qu'il en a, comme le vert déjà observé la nuit ou le jour. La rivière du titre de cette série existe en réalité, non loin de son atelier, en Provence. Klemensiewicz se balade sur ses rives, photographie la rivière et ses environs à différents moments du jour et de l'année. Pourtant, il ne peint pas d'après ces photographies, Quand il se tient là dans la nature, qu'il l'observe et la redécouvre chaque fois, il se sent alors utile. Mais quand il retourne dans l'encombrement de son atelier, il connait tout à coup un sentiment contraire, celui de son inutilité. Peindre d'après le souvenir, cela signifie, se rappeler d'un lieu, où il pourrait être, où il trouve sa place et où il se sent opportun, cette peinture est pour lui un pont, l’équilibre entre l’extérieur et l’atelier.
La perception de la nature est ainsi un élément essentiel et performatif de sa pratique artistique, tout comme la question de la perception de soi et de son environnement végétal et minéral. Qu’est-ce qui représente par exemple l'essence d'une rivière? Est-ce le contenu de la rivière, c'est à dire la manière et la dynamique de l'écoulement, sa couleur, ses sonorités, l'effet de la température sur son propre corps? Ou bien, l'essence d'une rivière ne se trouve t'elle pas dans ses contours et dans les surfaces que créent ces contours? C'est à dire, dans la campagne environnante, les plantes, la rive, le sol, et les possibilités physiques d'accéder soi-même jusqu'à la rive? Comment peut-on éprouver le caractère propre d’une rivière? Son contenu ou sa confrontation avec l'environnement? Ces questions sont poursuivies par Klemensiewicz dans sa peinture. Les taches colorées alourdissent, elle orchestrent un sillon dramaturgique, s'ensevelissent dans les profondeurs, ou brillent et éblouissent le spectateur. Les taches occupent un tapis coloré dense, composé de fins coups de pinceaux, comme un buisson compact ou la haie d'un labyrinthe. Entre les deux textures, les taches qui se distinguent et le sol imperméable, apparaissent de nombreux et fins contours dûs aux recouvrements. Les bords offrent un code à l'effacement, au refoulement, au secret d’un lieu caché, ou bien une autre couleur obtient la luminosité de son propre contour.
Dans le regard il n'existe aucune vérité et aucun mensonge, aussi peu qu'ils n'existent en peinture. La topographie dramaturgique du regard est convertie par la peinture en un vacuum spatio-temporelle interprétatif et texturé. La peinture verte de Klemensiewicz lie, sépare et liquéfie les éléments, elle confronte la couleur avec la couleur, mais elle révèle avant tout ce que cache la connotation du regard. C'est ainsi que s’explique cette abstraction réaliste.

Never Been There - Have you been here before?
La série de travaux NBT (Never Been There), a démarré en 2010, et s'est développée depuis une plus petite étude réalisée à partir de cartes postales recouvertes de peinture des années 2007/2008. Ces cartes postales étaient originaires de Rome et de Paris, et représentaient souvent des vues kitsch d'attractions touristiques. La joie colorée du kitsch a alors été recouverte de tons bruns et gris, une mise en forme assurément libératrice. Puis le matériau de base a changé : plutôt que l'imagerie de masse, l'artiste produisait ses propres photographies de paysage. Plutôt que le kitsch il choisissait certains lieu dans la nature, recherchait les lieux banals plutôt que les attractions nationales. Des paysages dépourvus d'informations sur leur localisation, de telle région ou tel pays.
Alors que Piotr Klemensiewicz avait 16 ans, il reçut un livre d’histoire de l'art en cadeau, sur lequel il commença à peindre. Plus précisément, il ne recouvra pas les textes et les espaces blancs sur les pages, mais plutôt les illustrations. Il ne pensait pas les recouvrir par quelque-chose de meilleur, mais comprenait plutôt cet espace comme un place pour peindre, comme une invitation à recouvrir des images, comme un lieu lui étant dévolu. Aujourd'hui encore, Klemensiewicz n'aime pas peindre dans le vide, n'aime pas commencer sur le blanc, il répond à une chose déjà présente. Là aussi il est question de gestes et de couleur, mais dans le sens d'une trace de vie. C'est un commencement, le signe de sa présence, afin de laisser quelque-chose derrière soi. Pour les mêmes raisons, les enfants ne crayonnent pas seulement sur du papier, mais aiment aussi littéralement marquer leur passage sur les murs de leur maison, leur table d'école ou les murs des toilettes. Il a du en être de même pour ce jeune homme de 16 ans qui recouvrait ces illustrations d'art.
Aujourd’hui, cette invitation au recouvrement, l'artiste se la renvoie à lui-même grâce à ses propres photographies. Il se crée ainsi une place pour la couleur et la peinture, un lieu sur lequel il puisse travailler, ou il puisse être, un lieu pour les images.
Ce sont des photographies de voyage, mais aussi de balades dans le pays natal de ses parents. La série NBT est un travail sur sa mémoire. Le recouvrement pictural ne représente pas le vrai souvenir lié à ces lieux, mais plutôt les souvenirs travaillés de façon plastique.
Car les souvenirs ne sont pas des faits statiques, il peuvent être basés sur des faits, mais sont un organisme vivant, qui se développe, change, qui peut être malade ou sain. Les souvenirs sont influençables, parfois ils se déforment avec le temps qui passe, s'éloignent ou se mélangent avec d'autres réalités. Les souvenirs peuvent mentir, il peuvent même être implantés. Par de savantes manipulations, les humains pensent retrouver leurs souvenirs d'enfance, alors ceux là n'ont jamais eux lieu. Les images sont ici très pertinentes. On réalise par exemple un photomontage, dans lequel on place un enfant et son père dans une montgolfière, cet enfant, entre temps devenu adulte, peut avec ce regard d'adulte, se souvenir de l’événement, il peut même y mêler des sentiments qu'il pense avoir eu à l'époque. En réalité il n'a jamais été dans une montgolfière.
Les souvenirs sont trompeurs mais définissent malgré tout qui nous sommes et la manière dont nous agissons. Les lieux recouverts de peinture de Klemensiewicz, visités par lui, sont d'abord l’aveu d'une auto-critique de sa mémoire. A t'il vraiment été là? Et si oui, qu'en sait-il aujourd’hui? Never Been There défini précisément cette question. Peut il se fier à ses souvenirs? L'image rectangulaire peinte sur la photographie, peut ainsi représenter, la mémoire organique, la critique de sa propre mémoire ou encore le travail de création de nouvelles mémoires. D’ailleurs, il y a quelques années, il a intitulé une série de peintures Quoi de neuf dans mon passé. C'est ainsi que les recouvrements ont un lien avec les paysages photographiés, et encore plus avec les bordures laissées apparentes.
Parfois l'artiste y attrape les couleurs et textures du ciel, de la lumière, du sol ou de la végétation. Le recouvrement se réfère t'il alors au ciel tel qu'il est? À la sensation du ciel encore présente dans sa mémoire? Ou encore crée t-il un nouveau ciel? Le recouvrement abstrait devient une réminiscence, un sujet, un élément du paysage. Ainsi nous atteignons d'autres niveaux d'interprétation, car comme pour les peintures vertes, la série NBT peut aussi être perçue de façon réaliste. C'est un fait connu en peinture et en dessin: un élément inspiré de la réalité présent dans une image peut amener à interpréter l'ensemble de façon figurée. Un gribouillage dans lequel on reconnaît une main, donne le point d'accroche au spectateur pour qu'il puisse croire reconnaître un bras ou un corps. Un détail nourri toute une illusion.
C'est ainsi que les bords, les sols, et les bandes de ciel des photographies provoquent l'idée que se tiennent dans ce paysage de véritables murs, de véritables rideaux. Cette illusion s'adapte particulièrement dans les images où le recouvrement se fait par des bandes ou des damiers comme textures. Par l'observation des bordures photographiques, la couleur devient tridimensionnelle, car les contrastes colorés n'agissent plus comme des gestes picturaux, mais comme des ombres ou des perspectives atmosphériques. Une peinture présentant des bandes colorées, peut aussi bien être pensée comme un objet fantastique dans un paysage, qui obstruerait par exemple un chemin.
Les œuvres NBT peuvent donc aussi être lues comme des maquettes de Land Art. Par l'observation on se trouve déjà depuis longtemps dans le champ de la photographie, on observe ce grand mur de couleur devant nous, qui obture notre regard, on fait le détour pour le contourner, pour regarder ce qui se trouve derrière, ou l'on s'approche pour en palper la matière. Peut être n'existe t'il d'ailleurs aucun paysage derrière le mur, derrière l'image. Peut-être n'y a t-il là encore qu’un territoire non-exploré? Un lieu qui n'existe pas, car personne ne le voit? Encore une fois nous nous souvenons de ce territoire non-exploré sur la carte de l'abstraction américaine comme étant la couleur verte. Les images recouvertes intègrent aussi dans ces lieux une invitation à la découverte. On considère dans les photographies peintes et les cartes postales, des lieux où l'artiste s'est rendu ou non, comme physiques ou mentaux.
On peut certainement les comprendre comme une explication à son histoire personnelle. Durant la seconde guerre mondiale, ses parents ont du quittés la Pologne, il perdent alors leurs possessions ainsi que la reconnaissance de leurs diplômes académiques. C'est dans cette situation qu'ils se retrouvèrent à Marseille et donnèrent naissance à leur fils, Piotr Klemensiewicz. Ils ne sont pas physiquement retournés dans leur terre natale mais s'y trouvaient encore émotionnellement. C'est ainsi que l'artiste grandi entre deux lieux, même s'il a passé son enfance que dans l'un d'entre eux, à Marseille.
Never been there est aussi un dilemme avec le lieu réel et conséquemment le lieu imaginaire qui l'ont imprégné, c'est une tentative de réconciliation à son dualisme interne. Le territoire non-exploré derrière le recouvrement est alors celui de son enfance.

Iconologie
Lorsque le philosophe Martin Seel écrivait que l'expérience de la beauté dans la nature est concomitante au fait qu'il n'y a là rien à comprendre, il pensait certainement à Kant et à sa théorie de l'autonomie de la volonté: trouver une chose belle, est un sentiment qui se crée lorsque l'on attend rien du bel objet, lorsqu'on ne désire pas en faire usage. Seel renouvela ce postulat dans sa monographie Une esthétique de la Nature: la nature serait belle, non à cause de son potentiel vital, mais plutôt comme une incomparable appréhension visuelle du monde. La contemplation face à la nature permettrait cette compréhension; la contemplation signifierait que l'on pose un regard dénué de préjugés, où tout est également accessoire ou également important. Il n'existerait pas de point de vue idéal pour l'observateur ni non plus de compréhension idéale. Peu d’écrivain on décrit cette manière d'observer la nature de façon aussi fine que Francis Ponge:

«Plus bas que moi, toujours plus bas que moi se trouve l’eau. C’est toujours les yeux baissés que je la regarde. Comme le sol, comme une partie du sol, comme une modification du sol.
Elle est blanche et brillante, informe et fraîche, passive et obstinée dans son seul vice: la pesanteur; disposant de moyens exceptionnels pour satisfaire ce vice: contournant, transperçant, érodant, filtrant.
À l’intérieur d’elle-même ce vice aussi joue: elle s’effondre sans cesse, renonce à chaque instant à toute forme, ne tend qu’à s’humilier, se couche à plat ventre sur le sol, quasi cadavre, comme les moines de certains ordres. Toujours plus bas: telle semble être sa devise: le contraire d’excelsior.»

C'est là le point de fuite pour Piotr Klemensiewicz. La contemplation de la nature est un stade avant l'art, ce n'est qu'après, dans l'atelier que commence le jugement, l'évaluation, la création. C'est aussi ce qu'il essaye d'apporter à ses étudiants. Il organise régulièrement des workshops en Provence, dans le village où se trouve son atelier, afin d'éveiller les jeunes artistes à la réception de la nature. C'est seulement après un temps de contemplation qu'ils peuvent à nouveau penser à leur pratique artistique ou à d'autres sources d'inspiration.
Piotr Klemensiewicz assume un enseignement iconologique, ce qui signifie qu'il valorise l'importance des allers-retours interdisciplinaires. Il dialogue avec ses étudiants aussi bien des phénomènes de la nature, que du dieu football, du motif des tapis ou encore d'images culturelles ou issues de l'histoire de l'art. En conséquence, il n'invite pas à l'école des Beaux Arts que des intervenant issus du monde des arts visuels. Ont été invités un chef opérateur, Bernard Zitzermann, l'astrophysicien Daniel Kunth, un chimiste de la couleur, Christophe de Deyne, le physicien Jean-Pierre Boon, l’architecte Lotfi Ben Abderrazak ou encore Henri Cosquer le plongeur découvreur de la grotte éponyme.
Ainsi Klemensiewicz se place dans la tradition de Warburg et de son disciple Erwin Panofsky. Les thèmes et les motifs dans les arts visuels doivent être interrogés au travers de leur contexte et de leurs développements culturels, et non pas seulement au travers de la comparaison avec d'autres artistes.
Nous nous tournons à nouveau vers son œuvre: Il n'est pas si clair, que Klemensiewicz peigne la nature ou le paysage. Il traite la nature sans représenter aucun de ses objets, et il représente des paysages sans territoires. Le géographe Ulrich Eisel décrit le paysage comme une entité conceptuelle, comme la manifestation des modes de vie des gens qui y vivent. Un paysage est noué à un lieu, ou plus encore à un espace vital national ou régional. Il n'est pas abstrait, mais plutôt le fruit d'une création humaine destiné à expliquer les comportements humains imposés par la nature. Les gens de la montagne vivent différemment que les gens du désert ou de la côte. Leurs conceptions du paysage expliquent leurs adaptations.
Klemensiewicz semble contester cette conception. Que ce soit dans ses peintures ou dans ses photographies recouvertes, il ne s'agit jamais d'un paysage propre à telle région ou à telle nation. Il ne s’agit pas pour lui de s'attribuer un habitat en particulier, mais plutôt de révéler des territoires personnels non-explorés, où se diluent les frontières qui séparent des souvenirs des illusions.

Larissa Kikol

Fermer la fenêtre / Close window