Le vert et ses variantes
Tambourinement et ruissellement en vagues successives. Il pleut sans discontinuer depuis des jours dans cette longue fin d’hiver. Je regarde les images, les maquettes, les dessins de l’installation Salagon, dans la prairie qui entoure le Prieuré de Mane, près des jardins du même nom. Les dessins montrent un grand damier de vingt-six carrés composés de treize plaques d’aluminium peintes de quatre millimètres d’épaisseur et de treize carrés de végétation naturelle. L’ensemble fait environ cinquante mètres carrés. Les images donnent à voir l’alternance entre la végétation du sol légèrement ondulé de la prairie et les différentes inclinaisons des plaques d’aluminium peintes.
Je me plais à imaginer ce que fera la pluie, comme celle que j’entends, sur les plaques vertes, le bruit des gouttes d’eau, leur écoulement le long de la légère pente, le petit abri que constitueront les plaques pour les insectes du Jardin des senteurs ou les tout petits oiseaux de la prairie, mais aussi la chaleur du soleil en plein cœur de l’été, l’herbe jaunie dessous par l’absence de soleil et de même l’espace d’ombre ainsi constitué. Cette ombre-là est voulue bien sûr, même si elle est à peine perceptible. Elle est dans l’œuvre, elle l’habite depuis les premiers tableaux. Ombres « portées » et ombres colorées des tableaux de maisons traversent la peinture de Piotr Klemensiewicz. Mais le peintre, ici, l’a rendue à sa matérialité, à son évidence et au paysage.
L’ombre est une traînée de réel, sa part de mystère, un fragment de nuit sous le soleil. Elle est aussi une trace, une preuve de la réalité du monde. Parfois une menace. L’ombre manifeste l’existence des objets sur la terre, en creusant l’espace d’un vide assombri mais teinté de la couleur des choses. Elle invite à la rêverie.
Alors, je reprends le chemin à l’envers et entre sur ce domaine de Salagon qui comprend un musée et des jardins. Partout au loin, le ciel immense et l’entrée se fait au milieu de l’étendue. Je traverse le champ d’aromatiques et de fleurs de plein champ, je sens la lavande et la sauge. Là, à gauche, je distingue une première installation composée de six carrés de peinture et de six carrés d’herbes. Je mets herbe au pluriel car elles sont de différentes variétés celles que l’on trouve dans cette vaste prairie, elles vont par groupe de quatre ou cinq graminées, de couleurs différentes elles aussi. Mais c’est autant la couleur qui importe ici que leur propriété. Seule l’une d’entre elles fait les frais des parasites et en les regroupant, elle protège les autres. Un sacrifice d’herbe. Tout est si vivant. De loin, ça monte et ça descend, le sol semble se soulever. L’installation fait environ quinze mètres carrés. Intitulée Ogród qui signifie jardin en polonais, elle préfigure l’esprit du lieu : une succession de jardins dessinés, composés, aménagés, avec le vert pour dominante.
En poursuivant la promenade, je trouve plus loin le Jardin médiéval, avec son potager, ses carrés médicinaux et son jardin floral sur ma gauche. À droite le Jardin de la noria. Plus loin vers la droite le Parcours de la chenaie blanche, puis le grand Jardin des temps modernes avec ses plantes des cinq continents qui s’étale devant le Prieuré et l’église romane. Il faut ensuite passer devant le Jardin des simples – si beau nom – qui accueille les plantes communes que l’on trouve en haute Provence au détour des chemins. Si on continue vers le nord-ouest, on arrive au Jardin des senteurs.
Dans le pré, un jardin peint. Lorsque l’on s’approche de l’installation Salagon, déjà environné du paysage de la prairie, des arbres nombreux et variés et de l’air clair, c’est une surface ondulée qui s’offre au regard. Les remous de la terre et de l’herbe. Un ondoiement de vert. La peinture qui recouvre les plaques est fluide par endroit et presque transparente, comme le fond d’une rivière que l’on voit à travers l’eau mouvante. Et elle s’accorde au nom du lieu Salago qui vient du nom d’une rivière : le Salaison. Le nom a quelque chose d’aquatique qui emmène au bord de l’eau qui coule, dans la fraîcheur. À d’autres endroits, ce sont des taches d’ombres vertes qui flottent à la surface ou des brins d’herbes drus couchés au sol. Dessous, donc, des zones d’ombres colorées, dessus, les vibrations de la couleur sur les surfaces changeantes des plaques peintes. Et dans les réverbérations de la lumière se dessinent les nuances de couleur et de matière de la peinture. Ce sont bien des peintures ce qui s’étend sur le terrain de la prairie travaillée sur une large dimension que l’on peut voir au loin à travers le porche depuis la cour caladée, comme de petites crêtes montantes et descendantes. Et de plus près, lorsque l’on s’avance vers le Jardin des senteurs, se clarifient les textures et les motifs à mesure que s’intensifient les odeurs.
Les couches de la peinture réinventent le paysage.
Horizontalement.
Le paysage se situe entre le sol (la terre) et l’environnement, le monde.
C’est l’endroit où se composent les couleurs, où se dessinent les motifs, où se précisent les jeux d’ombre et de lumière. C’est une couche superposée au sol. Une invention qui fait image. Dans les plis et les replis du paysage, ce sont les jeux entre l’homme et la nature qui s’amorcent. Et un feuilletage d’échelle : microscopique pour les herbes, les insectes qui les peuplent, toute cette vie quasi invisible qui s’anime au sol ; l’échelle humaine, pour ce paysage de jardins que nous pouvons contempler, sentir et traverser ; l’échelle macroscopique que figurent les plaques, rejouant sous nos yeux les mouvements des plaques tectoniques, le sol de la prairie devenu l’écorce terrestre, non homogène, constitué de plaques qui flottent à la surface, dérivent et se frottent ou se tamponnent les unes contre les autres. Là encore, la peinture de Piotr Klemensiewicz refait surface, transfigurant le motif de l’échelle si présent dans ses tableaux de la fin des années 1990 et du début des années 2000, comme ces échelles déformées, sinueuses que le peintre a fabriqué durant ces mêmes années. L’échelle n’est plus là comme objet, mais comme notion. Et elle parle à l’étendue. L’espace du tableau ou de l’atelier ou de la galerie s’est ouvert au monde. Le peintre est sorti pour se trouver au milieu de la nature. De ses couleurs.
Car la couleur est essentielle. Elle passe de la surface verticale du tableau à cette installation presque horizontale. Ici le vert. Et ses nuances, ou comme le peintre le dit lui-même, « le vert et ses variantes ». Qui sont l’imprégnation du peintre dans la nature qui l’entoure, le vert profond qui s’écoule dans la rivière, celui dense et vif de l’herbe dans la rosée du matin, celui jauni du pré au soleil de plein été, celui plus gris et sec de la fin de l’été dans les arbres, celui sombre des grands arbres qui projettent leur ombre dans le soleil haut dans le ciel. La nature est toute là, dans ces couches, dans ces changements, dans ces mouvements. Le vert est variant, parce qu’il dit à la fois ce qui diffère et ce qui change sans cesse. De plus, la couleur elle-même est versatile. C’est la couleur du hasard, de la chance, du jeu, du destin. Du mouvement. Historiquement, le vert est une couleur chimiquement instable. On obtient du vert à partir des végétaux : feuilles, écorces, racines ou fleurs, qui servent de colorants, mais la couleur ne se stabilise pas, elle tourne au brun, au gris, elle s’use à la lumière. Sur les anciennes photographies en couleur, c’est le vert qui fane d’abord, qui passe. Dans la nature seulement le vert reste vif et intense, dense ou acide, multiple et nuancé. Il provient de la chlorophylle. Par ailleurs, le vert est une couleur qui, mélangée à du blanc ou du noir, ne change pas de nom. Dans son instabilité, elle a trouvée par son nom une stabilité. Si le rouge mélangé à du blanc donne du rose, le vert sera plus clair, ou, mélangé à du noir, plus foncé. Toutes les nuances de la couleur trouvent une dénomination et leur énumération est comme une promenade dans la nature :
vert pomme, vert anglais, vert olive, vert kaki, vert jaune, vert citron, vert gazon, vert forêt, vert printemps, vert pâle, vert mer, vert acide, vert clair, vert foncé, vert émeraude, vert de cobalt, vert de vessie, vert Victoria, vert wagon, vert de chrome, vert malachite, vert de méthyle, vert d’épinard, gros vert, vert de zinc, vert Nil, vert de Scheele, vert de Schweinfurt, vert glauque, vert tendre, vert Véronese, vert paon, vert antique, vert de Corse, vert de Vénus, vert sapin, vert bleu, vert amande, vert pistache, vert bouteille, vert tilleul, vert de Saxe, vert céladon, vert de jade, vert chou, vert d’herbe, vert doré, vert pré…
Dans son Salon de 1846, Baudelaire, dans un chapitre intitulé « De la couleur » s’intéresse aux coloristes, aux mélodies et harmonies de la couleur chez les peintres de son temps. Ainsi note-t-il : « Les arbres sont verts, les gazons verts, les mousses vertes ; le vert serpente dans les troncs, les tiges non mûres sont vertes ; le vert est le fond de la nature, parce que le vert se marie facilement à tous les autres tons. […] Les ombres se déplacent lentement, et font fuir devant elles ou éteignent les tons à mesure que la lumière déplacée elle-même, en veut faire résonner de nouveau. Ceux-ci se renvoient leurs reflets, et, modifiant leurs qualités en les glaçant de qualités transparentes et empruntées, multiplient à l’infini leurs mariages mélodieux et les rendent plus faciles. » Baudelaire regarde les couleurs du peintre, comme celles de la nature, comparant le coloriste au poète épique, qui rend compte de cette symphonie du jour éternellement recommencée.
En peinture, on obtient un vert en mélangeant un jaune et un bleu, du chaud et du froid, du soleil et du ciel. Ou, comme le dit Goethe dans son Traité des couleurs, du soleil et de l’ombre. Ce n’est qu’à partir du XVIIIe siècle qu’on a commencé à mélanger le jaune et le bleu pour faire du vert, reléguant le vert à une couleur secondaire, dite complémentaire par rapport aux couleurs dites primaires (jaune, bleu, rouge). Pourtant, chez Aristote, le vert ne se situait pas entre le jaune et le bleu sur l’échelle des couleurs, le classement était : blanc, jaune, rouge, vert, bleu, noir. Le spectre de Newton a fourni un autre classement, entraînant ce mélange des couleurs dans la peinture ou dans la teinturerie. Ce mélange, cette combinaison comme le dit encore Goethe, apporte une satisfaction liée à la compensation des effets des couleurs primaires : « Lorsque les deux couleurs-mères se font exactement équilibre dans le mélange, de sorte qu’aucune ne ressorte plus que l’autre, l’œil et l’âme reposent sur ce mélange comme sur un élément simple. On ne veut pas aller au-delà, et on ne peut pas aller au-delà. » C’est la raison pour laquelle cette couleur est choisie pour les intérieurs dit encore Goethe. En note de ce paragraphe 802 sur la couleur verte, le traducteur Rudolf Steiner ajoute ceci : « Dans le vert, les couleurs chaudes et froides se compensent. L’œil ne se sent ni poussé à l’activité comme devant le jaune, ni à la nostalgie comme devant le bleu. Il éprouve un sentiment de calme et de contentement. » Celui-là même que l’on éprouve, au fond, dans la nature.
Je reviens à Salagon. Je sens un vent léger se lever, sans doute ce vent appelé Le Serein, du nom du mont voisin du mont Ventoux. Un vent plus doux. Il s’engouffre dans les feuilles des arbres environnants, et j’entends le bruissement des saules, des platanes, des bouleaux, des chênes blancs, des hêtres, des amandiers. Différentes tonalités de vert qui se distinguent par touches à hauteur de mes yeux. Et quand je baisse le regard, je retrouve au sol les différentes gradations, par morceaux découpés. Une peinture sur végétation. Comme celle que l’on trouve dans ses grandes photographies peintes. Piotr Klemensiewicz réinvente la peinture sur le motif, donne un autre sens, plus littéral à la formule. Il peint sur le motif, à même le motif faudrait-il dire. Le mot signifie d’ailleurs, étymologiquement « qui met en mouvement ». Piotr Klemensiewicz propose un double renversement de perspective. De la verticalité de la peinture à l’horizontalité d’une installation au sol, d’une part. Et d’autre part, du motif de la peinture, qui suppose l’immobilité (on dit, en peinture, vouloir fixer sur le motif ces impressions de paysage) à sa mise en mouvement dans le paysage lui-même. Ce soulèvement de la terre qui est son mouvement intérieur.
Comme disait Paul Valéry, le peintre apporte son corps. Ici, il intervient sur les carrés d’herbes afin de faire évoluer le changement des nuances. Il travaille avec l’herbe, avec la nature et laisse la peinture faire sa vie. Quant à la peinture, elle suivra les changements du temps, assombrie et luisante, tourmentée, lorsque soufflera ce vent du sud qui vient de la mer et qui apporte la pluie, appelé la Marinade. Ou brillante sous le soleil, sèche et balayée par le vent appelé l’Aguiéloun.
L’art des jardins, c’est d’abord celui des jardiniers qui le composent, le dessinent, l’élaborent mais aussi l’entretiennent. Ils agencent, délimitent, assemblent. Ils fabriquent des espaces. Comme ces carrés d’herbes et de peinture. Grand damier dans la nature. Le peintre s’associe au jardinier. La figure du damier est présente dans son travail depuis le début, de même que la peinture est venu tôt recouvrir des surfaces autres que la toile : zinc, bois. Le damier n’est plus ici le motif mais la forme-même de l’œuvre. Un passage en grand, de la surface à l’espace, se rapprochant lointainement de ce que les artistes du land art appelaient des earthworks. Mais ici, sans la pierre et le désert, sans l’éloignement non plus, mais avec les arbres et les herbes. Rejouant autrement l’art des jardins, les carrés de verdure assemblés composent un parterre immense.
Se croisent, là dans ce vert parfois sombre, parfois éclatant, un peu vif ou bien atténué, l’histoire des jardins et des cités perdues. Se mêlent aussi le vivant et le simulacre, le réel et le reproduit ou l’imaginé. La confrontation avec le paysage, déjà engagée avec les peintures sur photographies, acquiert une dimension temporelle différente, inscrite dans un temps et dans un territoire. Car le paysage de Salagon, ses arbres, ses plantes, ses odeurs et ses couleurs, est un composé de mémoire. Mémoire des sols, des eaux, des plantes, des insectes et des animaux. Mémoire des temps et des civilisations. La prairie alentour est travaillée avec des composants de l’herbe telle qu’elle était au Moyen-Âge. On trouve une prairie gauloise, une prairie médiévale. Des plantes d’avant la découverte de l’Amérique. Une église du XIIe siècle, un logis prieural des XIIIe et XVe siècles. Mais l’histoire commence au Néolithique avec l’installation de cabanes dont on devine encore les traces. Le site comporte des vestiges archéologiques. Les temporalités traversent le paysage.
Le peintre s’est fait archéologue et archéologue des jardins, marchant, observant, faisant resurgir de la terre ce qui a disparu, faisant ressortir le souvenir de temps enfouis. Les traces et strates, le recouvrement, le palimpseste. Le geste du peintre sur la surface du tableau se mesure à l’échelle du paysage, car le tableau comme le territoire a une épaisseur, est un dépôt de temps passés, une sédimentation. Mais le peintre offre une nouvelle dynamique à la peinture en l’exposant au soleil et au vent, à la pluie et à la nuit, faite des vibrations des nuances de vert, de ses variantes.
Non loin du Jardin des senteurs que le vent Sombre ou le Serein diffusent, à la fin du jour, en été, il est bon de se tenir près de l’installation Salagon qui livre la chaleur accumulée par les plaques chauffées au soleil du jour, identique à cette chaleur qui fait, à une autre échelle, monter les plaques à la surface de la terre.
Sally Bonn, mars 2017 |