Le sol et son dièse
3bisF, Centre d'arts contemporains d'intérêt national, Aix-en-Provence, 2024
En partenariat avec voyons voir
Commissariat Céline Ghisleri en complicité avec Elsa Roussel
Invitation sonore François Marcelly-Fernandez
La pratique artistique de Lina Jabbour s’articule autour du point, de la ligne, de la découpe, du prélèvement, du remplissage, dans une répétition de gestes déclinant le dessin sur différents supports et surfaces… Lire la suite du texte d'Elsa Roussel
LE SOL ET SON DIÈSE
La pratique artistique de Lina Jabbour s’articule autour du point, de la ligne, de la découpe, du prélèvement, du remplissage, dans une répétition de gestes déclinant le dessin sur différents supports et surfaces. Plus largement, son travail entremêle l’usage des systèmes binaires communs du type de la mécanique artisanale des cartons perforés des métiers à tisser à l’imagerie associée à l’informatique et au numérique. Les notions de point de vue, des rapports d’échelles font alors apparaître des motifs floutés, grésillés, provoquant l’illusion d’un mouvement à la recherche d’une complétude échappant sans cesse au regard.
Fruit d’une double résidence successive à la blanchisserie de l’hôpital psychiatrique Montperrin et au 3 bis f de novembre 2023 à mai 2024 à l’invitation de l’association voyons voir et du centre d’arts contemporains 3 bis f, l’exposition : Le Sol et son dièse suggère dans son titre le passage d’un petit interlude venant hausser, sinon écarter, l’espace d’un demi ton...
Opus Incertum désigne les carrelages composés de morceaux de carreaux cassés, de différentes couleurs en grès cérame. Le sol de l’atelier de résidence du 3 bis f, ancien dortoir du pavillon de femmes internées dites agitées, en est un, que Lina Jabbour a préalablement restauré en curant minutieusement les tâches de peinture, vernis, adhésifs et autres traces inhérentes au travail de l’atelier. Prolongeant ce geste esthétique de réparation elle y a ensuite apposé une étoffe de tarlatane, tissu de coton utilisé pour les plâtres, bandages et fissures de murs et prélevé 61,61 mètres carrés de la surface de cet ancien espace de sommeil, par frottage au graphite.
Suspendues en 73 bandes à l’entrée de l’espace, numérotées selon la classification d’un répertoire inhérent aux opus, l’empreinte du sol est hissée à la verticale, le sol diésé par cette bascule de 90 degrés devient une peau spectrale, telle une mue, dont l’exuvie fait apparaître son double incertain.
À contrario de son déroulement dans l’espace, compactée et enroulée en 38 bandes, la surface manquante des 3,80 mètres se présente sous forme longitudinale, en contrepoint de sa hauteur.
La pratique du réemploi et des variations issues des différenciations du même, rythme le travail de l’artiste comme en attestent la série Partitions et Percée en sud, coulez. À partir d’un reste des cartons d’invitation de son exposition Légers flous présentée à Mougins en 2019, Partitions est un travail de découpe de chacun des 36 cartons en 42 bandes de 5 mm réagencées, de sorte que le carton se transforme en pixels artisanaux et imparfaits renvoyant à une imagerie vibratoire,
aux effets stroboscopiques et impressions lenticulaires. L’ensemble de ces 36 Partitions entre variations chromatiques et vibrations, orchestre sous une dissémination calculée, une vue synoptique d’une impossible unité.
Le dispositif imaginé pour Percée en sud, coulez, nous révèle - depuis la lucarne d’une des cellules d’isolement obligeant à la posture d’un surveillant - une scène de mise à l’écart de dessins, d’objets, sculptures à la fois stockées et montrées aux présences redoublées par leurs ombres portées. Comme un bégaiement spatio-temporel, l’anagramme Percée en sud, coulez pour : Zone de crépuscule, reprend par cette interversion de lettres le titre donné par Lina Jabbour à son exposition au 3 bis f en 2009. L’anagramme visuel de ce titre revient sous la forme d’une déformation mnésique texturée de pertes et de gains. Les strates, couches, doublons, ressurgissent en archive combinatoire d’écarts et de zones de troubles.
Depuis la bouche d’aération de l’espace d’exposition, un son incertain comme l’arrimage d’une rumeur, grésille en boucle, propageant une onde acoustique aux tonalités à la fois harmoniques et distordues. L’artiste musicien Francois Marcelly-Fernandez, à l’invitation de Lina Jabbour, compose une œuvre panacoustique, intitulée : Jenfold Classic S du nom de la calandre, machine industrielle engageant et séchant le linge de la blanchisserie située à deux pas du 3 bis f. Miroir sonore du dessin suspendu Sismographie cosmique, François Marcelly-Fernandez a prélevé au sein de l’usine divers sons d’ambiances de la blanchisserie dont l’essentiel provient de l’intérieur de la calandre. Dans une
logique d’assemblage alternant sa guitare, dessus ou suspendue sous le corps de cette dernière, un ampli, des pédales d’effets et micro de téléphone pick-up coil « animiste », enregistrant les ondes électromagnétiques, les captations sonores des différentes sources « sculptées » font vibrer les sautes d’intensités, saturations ou respirations de la calandre.
Sa composition sonore diffusée des hauts parleurs logés dans la bouche « d’aération » met en syntonie au lieu même de l’espace d’exposition, l’atmosphère bruyante de la blanchisserie et le rappel des cris étouffés des cellules d’isolement désormais disparus. Dès lors, une lancinante complainte, mélodie d’un blues altéré, se propage en une réminiscence assourdie de voix humaines.
La série des onze : Dessins tests réalisés in situ à la blanchisserie, est un travail préparatoire au dessin suspendu : Sismographie cosmique. Leurs variations chromatiques sur papier millimétré, les différents essais de tracés et pointillés, ainsi que les mines de stylos employées, rend compte des hésitations et recherches entamées par Lina Jabbour pour tenter d’encoder les vibrations de la calandre avant de trouver sa méthode. L’entrée en matière dévoile un dénominateur commun : la présence d’espacements et zones de réserves dans chaque dessin. La série ainsi rassemblée suggère l’idée de gammes dont les écarts, formés par les minuscules zones de blanc, produiraient un son à la façon des cartons perforés des limonaires.
Enfin, au revers de la première cellule panoptique fermée à double tour induisant la surveillance généralisée de Percée en sud, coulez, la seconde cellule d’isolement, dégondée de sa porte capitonnée, élargie l’espace aux visiteurs de l’exposition comme une invitation à devenir lecteurs de La danse des blues, écrit de Lina Jabbour sur l’expérience de ses 25 jours de résidence à la blanchisserie.
Le texte L’hymnographe dédié à La danse des blues et à Sismographie Cosmique dans la capsule résidentielle de Lina à la blanchisserie, se propose d’en être la complétude.
Elsa Roussel
Opus incertum, 2024
Graphite sur tarlatane, 10 m 10 x 6 m 10
Coproduction 3 bis f Centre d’arts contemporains d’intérêt national / voyons voir
Vues de l'exposition Le sol et son dièse, 3bis f, Aix en Provence
Photographies Jean-Christophe Lett
Jenfold Classic S 2024
Sculpture sonore de François Marcelly-Fernandez
Guitare et techniques mixtes de captations sonores in situ
Coproduction 3 bis f Centre d’arts contemporains d’intérêt national / voyons voir
Photographie Nassimo Berthommé
Jenfold Classic S 2024
Guitare et techniques mixtes de captations sonores in situ
Partitions, 2022 / 2023
Suite de 36 collages indissociables à partir de 36 cartons d’invitations, 29,7 x 21 cm chacun
Vues de l'exposition Le sol et son dièse, 3bis f, Aix en Provence
Photographies Jean-Christophe Lett
Sismographie cosmique, 2023 / 2024
Encre sur papier millimétré Canson, 10 m x 75 cm
Coproduction voyons voir / 3 bis f Centre d’arts contemporains d’intérêt national
Sismographie cosmique, 2023 / 2024
Détails
Opus incertum, 2024
Graphite sur tarlatane, longueur : 3m80
Coproduction 3 bis f Centre d’arts contemporains d’intérêt national / voyons voir
Vues de l'exposition Le sol et son dièse, 3bis f, Aix en Provence
Photographies Jean-Christophe Lett
Dessins tests, 2023
Série de 11 dessins
Encre ou feutre sur papier millimétré Clairefontaine, 29,7 x 21 cm chacun
Coproduction voyons voir / 3 bis f Centre d’arts contemporains d’intérêt national
Vues de l'exposition Le sol et son dièse, 3bis f, Aix en Provence
Photographies Jean-Christophe Lett
Percée en sud, coulez, 2009 / 2024
Dessins, sculptures et rétroprojection 10,25 m2
La danse des blues, 2023 / 2024
Édition photocopiée, pliée et agrafée
29,7 x 21 cm fermée, 42 x 29,7 cm ouverte
Coproduction voyons voir / 3 bis f Centre d’arts contemporains d’intérêt national
Photographies Jean-Christophe Lett
Tourner l’interrupteur principal en position 1. Si l’écran indique « ready to start », la machine peut être mise marche en appuyant sur le bouton vert START. Si l’écran indique « emergency stop », vérifier tous les boutons d’arrêt d’urgence, les remettre à zéro et/ou vérifier toutes les protections équipées d’un dispositif d’enclenchement solidaire jusqu’à ce que l’écran indique « ready to start ».
Dans un ensemble de machines (train de repassage), la plieuse doit être mise en marche avant l’engageuse. Si d’autres messages apparaissent à l’écran (bourrage, erreur, etc.), consulter le personnel technique.1
Être là de 7h à 14h durant 25 jours avec la quarantaine d’ouvriers de la blanchisserie de l’hôpital Montperrin. Être là et séjourner dans le ventre industriel de cette usine qui depuis 21 ans réceptionne, trie, lave, sèche, plie et réexpédie 7 à 9000 tonnes de linge sale par jour provenant des hôpitaux Édouard Toulouse de Marseille et des pays d’Aix-en-Provence. Être là face à l’inventaire mécanique et gestuel de la maladie « blanchie » et trouver sa place dans ce ballet humain appareillé déferlant draps, blouses, housses, alèses, bavoirs, chiffons, taies d’oreillers, couvertures, filets de lavage, serviettes, gants de toilette, couvre-lits armurés, etc., exposés à de nombreuses peaux et fluides corporels, ainsi qu’à la mort, avant d’être nettoyés.
Pour Lina Jabbour, il était question d’être là à condition de s’intégrer à ce corps constitué d’un côté par les ouvrier.ères et d’un autre par la calandre, boyau mécanique de la blanchisserie qui sèche et repasse le linge engendrant un volume sonore aux borborygmes binaires qui font PSH PSH PSH ou alors CLAP CLAP CLAP selon les clapets expulsant et pliant les linges en fin de cycle.
Couturière des gestes et des récits
À partir de cette motricité sonore, outillée d’un rouleau de papier millimétré de 0,75 x 10 mètres, d’une myriade de stylos ressorts à encre bleue, d’une règle et d’une tablette qui longe l’arrière de la grande calandre, Lina Jabbour engage une double composition. D’abord inscrire un processus synesthésique aux gestes rapides et répétitifs traduisant en temps réel, l’indétermination bruitiste avec une méthode : dessiner une ligne correspondante aux pouls de la calandre engendrant un son faisant : PCH PCH PCH tant qu’elle est en marche, et lever le stylo dès que les clapets expulsant le linge plié émettent un autre son : CLAC CLAC CLAC. Doublon sonore des soupapes de la machine, le stylo sonorise simultanément aux clapets un petit : « clac clac clac » stéréo aux bouches de la calandre, offrant des espaces de réserves.
Parallèlement à ce tracé acoustique, il fallait écrire de toute urgence le texte conjoint : La danse des blues quand la fatigue le permet en rentrant de l’usine, aux fins que le vécu quotidien et de ce qui adviendra du dessin industriel puisse trouver abris et traces. Dans l’entrelacement d’une permanente attention aux gestes d’ouvriers et des siens, le récit : La danse des blues et Sismographie cosmique forment la texture résidentielle de Lina Jabbour, l’une par le fil de chaîne, l’autre par le fil de trame.
La mobilité du petit
La minutie de l’exécution des lignes et levés de stylo encapsulés dans chaque minuscule carré du papier millimétré exige de se pencher, de se concentrer sur les 4 mains des employées engageant le linge dans le tunnel de la calandre et qui échappe à la mutualité attendue ou supposée idéale, entre les œuvriers et la machine. Le relevé de l’âme de la calandre par le stylo dans ce circuit mécanique laisse advenir une esthétique de l’incident ; mettant en relief les défaillances, sautes d’intensités, ralentissements, flottements, consistance des écarts, effets de traines des clapets comme une réalité phénoménale des secousses encodées dans les zones de blanc.
Au gré des journées, la partition dessinée désormais à 6 mains se remplissant 20 cm par heure sur la surface du rouleau de 10 mètres laisse entendre, crescendo, une coloration bleutée des corps à l’ouvrage, à la cadence d’un blues troué d’infimes diminuendo. Les micro-intervalles apparaissant entre la ligne et les zones de réserves millimètrent graduellement une micrologie successive et croissante de pleins, de vides et de bavures d’encres façonnant la simplicité du trait comme ébauche de l’immense.
L’infini de toiles en étoiles
L’orchestration de cet univers de l’infime, valorisant à la fois l’invisibilité des gestes des engageuses et les borborygmes de la machine fait basculer le Minuscule vers l’infiniment Grand. Dans sa postface de Minima Moralia d’Adorno, Miguel Abensour cite Yankel : « Apprécier l’immensité de ce presque rien, ce n’est pas professer la micrologie ni le cheveu coupé en quatre. La marge du presque rien, par l’effort de la connaissance, se réduit à l’infini. » Ici le presque rien intensément mesuré par Lina édifie l’absolu de l’infiniment petit.
Suspendu dans le centre de ses 10 mètres comme un drap flottant sur une des poutres de l’exposition : Le sol et son dièse au centre d’art 3 bis f, quelque chose de trouble scintille et appelle le regard. Sismographie cosmique nous invite à une contemplation astronomique où chaque étoile dessinée par les zones de réserves ravivent les pensées envers les chers disparus que sont celles et ceux ayant portés causes et voix des conditions ouvrières : on entrevoit alors dans cette magnitude optique, Thierry Metz rayonner avec Joseph Ponthus, Robert Linhart lancer une comète à sa fille Virginie, Marielle Macé et Simone Weil causer autour d’une tasse nimbée de blancheur...
À la fois tension des contraires, du contrôle sensible de ce quadrillage millimétrique jusqu’à la voie lactée, de la filature d’une toile : denim poussée jusqu’aux firmaments, du minuscule à la stratosphère, de la surface tissulaire à nos abimes extimes, l’œuvre vibre et clignote. Elle nous incite à nous déplacer de près, de loin, de biais, de faire des allers-retours en zigzag, dont l’œil attrapé par une force de torsion optique et moebienne cherche à agrandir notre espace interne jusqu’à l’immense.
Cantique blousé
La danse des blues et son corollaire Sismographie cosmique suggèrent une chaîne phonétique du signifiant « Bleu », allant des bleus de travail des « blanchisseuses », des blouses des patients et soignants, de la musique blues jusqu’aux stylos à pointe bleue produisant « du dièse » sous l’égide de cette orchestration résidentielle. De cette association du signifiant s’en suit une analogie musicale rappelant la mécanique des limonaires propre aux instruments automatiques des foires fonctionnant par cartons perforés dont les trous n’excèdent généralement pas 1,5 mm et dont la vitesse du défilement est fixée à 60 mm par seconde. Comme une tourneuse hymnique, Lina Jabbour déroule son dessin troué-tramé propageant l’onde acoustique d’un cantique en hommage aux soucis, union et intelligence œuvrière.
Elsa Roussel.
Texte rédigé à l’occasion d’une résidence voyons voir associant artistes, entreprises et auteurs, dans le cadre de la biennale d’Aix, 2024
1 Extrait de la notice originale de la machine JENFOLD CLASSIC S, JENSTACK MAX, 5A0670, 4H077 ; 392 pages, parue le 18.05.2018