Chourouk HRIECH 

Texte de Julie Crenn pour l’exposition La distance en son lieu, Les arts au mur, Artothèque de Pessac, novembre 2018

L’œuvre de Chourouk Hriech est une invitation au voyage. Un voyage pluriel qui croise celui du temps et de l’espace : de l’histoire, de la géographie et de la mémoire. Elle se demande : « Peut-on exposer le temps ? Rendre visible ce qui nous échappe ? La distance nous échappe-t-elle ? » L’artiste travaille à partir de son expérience, de son corps et de ses rencontres. Elle étire les fils et les lignes de la pensée pour créer des mouvements allant de soi à l’autre, d’ici vers un ailleurs, d’une réalité vers une fiction. Parce qu’ils sont pensés par rapport à un espace et son environnement, les dessins prennent différentes formes. À l’Artothèque de Pessac, les visiteurs sont accueillis par un moucharabieh, une paroi qui permet d’entrevoir sans être vu. Pour cela l’artiste découpe des motifs rectangulaires dans le bois, des petites meurtrières qui génèrent un dévoilement progressif de l’exposition. Les dessins ne se livrent pas immédiatement, il nous faut prendre le temps de nous approcher, de les contourner et de les affronter. Chourouk Hriech explore une relation multiple au dessin et à l’espace dans lequel il s’inscrit. L’artiste s’attache à la dimension graphique de paysages majoritairement urbains. Le noir et le blanc dominent ses installations. Les lignes, les plages de blanc ou de noir, ainsi que les formes géométriques sont prédominantes. Aux quatre coins du monde, elle expérimente et observe les villes et les cohabitations qu’elles abritent : la présence de la végétation, les styles et les temporalités. Elle met en lumière une stratification des espaces. Celle-ci souligne l’omniprésence de l’histoire, de tout ce qui nous précède. Par le dessin et sa mise en espace, l’artiste accentue aussi la dimension théâtrale d’une œuvre où le récit et la projection sont rendus nécessaires. On note l’absence de la figure humaine qui est déterminée par la construction et tous les éléments du bâti. À nous de nous projeter à l’intérieur de ces paysages, de ces villes connues ou inconnues, de ces végétations. Le récit nous appartient.
Chourouk Hriech déploie divers modes de lecture du dessin. Par là, elle présente des îlots de petits formats. Les dessins ont été réalisés lors de voyages et/ou de résidences à Tel-Aviv, à Séville, à Bangkok ou à Casablanca. Si nous ne prenons pas suffisamment le temps d’en comprendre la structure et les détails, il nous est difficile de situer les paysages et les architectures. Pour ne pas être enfermée dans une identité figée, l’artiste explore la distance et la déterritorialisation. Au mur, elle dessine les maisons de la Cité Frugès (Pessac), une cité ouvrière conçue par Corbusier en 1924. Elle met en avant la présence de la nature au sein de cette architecture modulaire aux lignes épurées. L’œuvre murale instaure un rapport physique au dessin. Un rapport que nous retrouvons face au grand tissu sur lequel l’artiste a brodé une cascade. Inspirée par les estampes japonaises, l’artiste traduit par le paysage le cours inexorable du temps et de l’histoire qui nous parviennent et nous constituent. Nous retrouvons l’eau dans l’œuvre vidéo intitulée Effeuillage (2018) où l’artiste, debout dans une piscine, dessine des fleurs sur un carnet posé au-dessus de sa tête. Elle dessine à l’aveugle un motif commun, presque enfantin. Lorsque le dessin est terminé, elle arrache la page et la jette à l’eau. Dans une énergie absurde et poétique qui rappelle l’œuvre de Marcel Broodthaers (La Pluie, 1969), elle essaye, rate et recommence, sans jamais renoncer. Le dessin participe ici à la fois d’une impuissance et d’une résistance.
« Le papillon posé sur la cloche du temple endormi » 2016 Centre d’arts plastiques Madeleine Lambert, Vénissieux
La présence de la végétation et de l’eau attestent d’une pensée rhizomique. Chourouk Hriech applique dans son œuvre la poétique de la Relation énoncée par Édouard Glissant. Il écrit : « L’idée de l’identité comme racine unique donne la mesure au nom de laquelle ces communautés furent asservies par d’autres, et au nom de laquelle nombre d’entre elles menèrent leurs luttes de libération. Mais à la racine unique, qui tue alentour, n’oserons-nous pas proposer par élargissement la racine en rhizome, qui ouvre Relation ? Elle n’est pas déracinée : mais elle n’usurpe pas alentour. »[1] Les lignes, les cultures, les styles et les mémoires cohabitent et s’entrecroisent. Les dessins génèrent un dialogue libéré des frontières. Il ne s’agit en aucun cas d’une quête exotique, au contraire, par le voyage et la rencontre, l’artiste recherche à situer sa parole, son regard et son histoire. Par le déplacement, la distance et l’observation, elle étire son regard pour comprendre et expliciter son propre lieu. Un lieu qu’elle met en partage puisque les dessins sont aussi des espaces de projections où le récit se fait pluriel.
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[1] GLISSANT, Édouard. Traité du Tout-Monde (Poétique IV). Paris : Gallimard, 1997, p.18-21.
 
 
 
 
 
 
 
 
Vues de l'exposition La distance en son lieu, Artothèque de Pessac, Pessac, 2018
 
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