« Les cheveux de Chourouk Hriech »
Catalogue de l’exposition « La belle de mai » Casablanca, mai 2011 Par Abdellah Taïa
Je ne connais pas Chourouk Hriech. Je connais en revanche très bien, presque par cœur, ses cheveux. Je sais comment elle les coiffe, comme elle les fait briller, vers quel monde autre elle les oriente. Les cheveux de Chourouk sont à la fois lisses et bouclés. Domptés et sauvages. Aplatis et en révolte. Des cheveux qui renvoient à des images précises : celles où l’on voit des femmes marocaines d’un autre temps, celles qu’on voit dans des images prises par des Français pendant le protectorat. Des femmes seules, rebelles, dénudées, sexuelles et fières. Des femmes qui résistaient à leur manière. Elles montraient leurs cheveux. Elles osaient ce geste, ce moment en dehors des règles, du temps. Elles inventaient pour elles, pour nous, un autre regard. Chourouk Hriech porte un prénom magnifique, doux, flamboyant, qui vient de cette époque définie, indéfinie. Son nom de famille contredit son prénom : il y est question de rudesse, de force, de guerre, de cheveux rejetés par tous et aimés par elle. Par moi. J’aime les cheveux de Chourouk. Je ne les ai jamais touchés en vrai. Je le fais dans mes rêves. Je l’ai aidée à les brosser, à les rendre encore plus beaux, à faire d’eux un manifeste. Nous n’avons utilisé aucun produit sophistiqué, un peu d’huile d’olive a suffi et une petite barrette de fillette a été notre unique accessoire. J’ai rencontré les cheveux de Chourouk avant de rencontrer ses œuvres. Cela s’est passé à Marrakech, en novembre 2009. Dans le Palais de la Bahia, j’ai vu Chourouk, je ne savais rien d’elle, je ne savais même pas qu’elle exposait dans ce sublime palais, je l’ai vue et, comme ça, dans une pulsion extraordinaire, je lui ai dit : « Tes cheveux ressemblent à ceux de Maali Zayed jouant le personnage de la danseuse de ventre Zanouba dans « La trilogie de Naguib Mahfouz ». Tu connais ce feuilleton égyptien ? » Non, elle ne le connaissait pas, mais elle a vite compris que dans ma bouche cette comparaison était un compliment. Bien plus : une reconnaissance, un lien déjà. Etabli. Oublié. Un jour retrouvé. J’ai retrouvé Chourouk et découvert ses œuvres il y a seulement trois mois. Elle était exposée dans le quartier où je vis à Paris : Belleville. Le même éblouissement s’est produit. Je ne pouvais pas détacher mes yeux de ses toiles, de ses tableaux, de ces gestes artistiques qui continuent une même opération : détruire, reconstruire. Réinventer le monde. Sortir du monde. En construire un autre. Tout faire exploser. Avec une élégance magnifique, avec une volonté farouche, tout renouveler. Ce désir de donner à voir le monde autrement est frappant chez Chourouk Hriech. Une constance. Chez elle, les lois de la gravité sont complètement folles, l’architecture y est à la fois très importante et très bouleversée. Les abîmes qui traversent notre monde et notre regard sont en permanence exposés. Une catastrophe vient d’arriver. Un tremblement intérieur. Un miracle.
Le moment de faire table rase. L’Inspiration enfin. Il est temps de montrer le vrai visage du monde que nous portons en nous. Que Chourouk poursuit inlassablement. Qu’elle ose retravailler et donner à voir ici et là. Je suis bouleversé, comme la première fois. Marrakech. Novembre. Je suis dans ce monde loin de moi, soudain si proche. Je comprends ces tableaux mais pas avec mon cerveau. Le chaos qui les caractérise me parle, me hante. Je vois des références. Je vois des films. Je vois des couleurs, des cris. Je vois un nouveau point de vue. Un trou de serrure ? Dieu ? J’entends un échos : celui du Big Bang qu’on peut aujourd’hui encore mesurer. Je vois une petite fille qui s’acharne sur ses poupées : elle ne peut s’empêcher de les casser encore et encore. Elle jouit de les voir ainsi à sa merci. Une petite fille loin du monde, dans un autre monde. A l’intérieur du même film. Ce film porte un titre. « Aafrita Hanem » (« Madame la diabless ») de Henry Barakat. Avec Farid Al-Atrach et Samia Gamal. En noir et blanc. 1949. Vu et revu je ne sais combien de fois par Chourouk dans son enfance et adolescence. Dans sa vie à la campagne française, avec sa mère et ses sœurs. Entre femmes. Libres. Les nouvelles créations de Chourouk se passent cette fois-ci au Maroc, à Casablanca en plein bouleversement. Elle porte sur les deux le même regard impitoyable et rêveur. Elle insuffle aux deux son désir de tout changer, de tout recréer. Au moment où le monde arabe est traversé par des grands mouvements révolutionnaires, cela ne pouvait pas mieux tomber. Chourouk, dans ces toiles d’une originalité folle, nous rappellent par la même occasion le rôle de l’artiste, son engagement, sa grande capacité à voir différemment, à anticiper, à prophétiser. A être là, au centre du monde, dans la conviction et le doute, dans la chute et la résurrection, dans la solitude et le chaos. En noir et blanc. Toujours en noir et blanc. Comme avant. Comme là-bas, loin d’ici, en dehors de la Terre. En dehors de notre logique. Dans l’espace. Dans le Monde. L’Univers. C’est cela, Chourouk Hriech : une jeune fille incroyablement douée, d’ici, d’ailleurs, qui nous donne à voir son monde arrivé à son terme, en train de renaître. L’Apocalypse ? Sans doute. Le Voyage Nocturne ? Très probablement. Un film à venir ? « Avec de l’eau » me confie-t-elle. On l’attend avec impatience. Une fille aux cheveux libres. Une artiste magnifique. |