Introducing Chourouk Hriech, Art Press, mars 2015 par Sarah Hiler Meyer
Sur des murs, du papier ou du bois, les dessins en noir et blanc de Chourouk Hriech déploient des cartographies où se croisent des temporalités et des espaces hétérogènes. Véritables palimpsestes, ses villes en mutations convoquent une expérience à la fois corporelle et mentale de l’espace, où le réel se trame de souvenirs et de fantasmes. Trajets Au point de départ, il y a l’arpentage physique des villes et des distances qui les séparent. Celle où vit Chourouk Hriech, Marseille, et celles où elle est de passage, comme Barcelone, Casablanca, Paris ou Rabat. Autant de promenades parsemées de bifurcations, de surprises visuelles, de rencontres et de souvenirs. Ici, pour reprendre les termes de Gilles Deleuze, le « trajet se confond non seulement avec la subjectivité de ceux qui parcourent un milieu, mais avec la subjectivité du milieu lui-même en tant qu’il se réfléchit chez ceux qui le parcourent. » 1 L’occasion de photographier des architectures, des ornementations, mais aussi des animaux, des plantes et des individus. À partir de ces clichés transposés en dessins, l’artiste constitue un vocabulaire de formes urbaines, naturelles et culturelles qu’elle combine ensuite dans des séries de compositions hybrides, où se mêlent des dessins reproduisant des images glanées dans divers ouvrages et un bestiaire personnel. Soit une appréhension à la fois corporelle et fantasmatique de l’espace que l’artiste restitue sur du papier, du bois ou des murs. Nul hasard si lors de la réalisation de ses wall drawings, Hriech rejoue la partition rythmique de ses déambulations urbaines, n’hésitant pas à chanter et à danser pour retrouver ses sensations et impressions premières. Cartographies Discontinus, présentant des éléments d’origines diverses, de multiples changements d’échelles et de points de vue, les dessins de l’artiste se constituent en cartographies de territoires à la fois vécus et imaginés. En cela Hriech nous rappelle qu’une carte n’est jamais un simple instrument mimétique mais qu’elle est toujours un système constructif. En témoigne notamment la série de treize dessins sur papier autour de la construction de la troisième ligne de tramway à Paris (Chemin, 2009). S’y côtoient sans dessus-dessous des passages cloutés et des navires vus à Marseille, à Barcelone, à Rabat et à Casablanca, des arbres et des structures métalliques, des bouledogues et des aigles, des ouvriers au travail et une jeune femme rêveuse, des immeubles néo-classiques et modernes. Hétérotopies Palimpsestes de temporalités et d’espaces hétéroclites, télescopant des fragments de constructions historiques et contemporaines, réelles ou fictionnelles, des éléments naturels ou décoratifs en provenance d’ici et d’ailleurs, les dessins de Hriech sont des sortes d’hétérotopies 2 . Plus précisément, lors des trajets de l’artiste, la mémoire collective sédimentée dans les villes se tresse à ses propres souvenirs de cités et de paysages parcourus ou vus dans des livres.
Et c’est cette stratification d’époques et de lieux a priori incompatibles, actif dans tout hic et nunc, l’instant présent étant toujours habité par le passé et sa mémoire, dont rendent comptent les œuvres de Hriech. Ainsi par exemple du triptyque sur bois Window’s painting (2010), où d’imposants bateaux de marchandises cohabitent avec des pagodes chinoises, des digues du port de Marseille, des architectures flottantes, un pont glané dans un livre, ou encore des manivelles en usage à Rabat. Une stratification que suggère aussi la série de sculptures en bois intitulée Un air de disque (2010). Chacune d’entre elles est composée de plusieurs disques de larges dimensions superposés les uns au dessus des autres, leurs tranches peintes en noir ou en blanc. Telles des couches sédimentées de données sociales, individuelles et historiques, elles présentent sur leur partie supérieure un dessin représentant une vue à 360°, vertigineuse spirale d’éléments urbains, naturels et culturels disparates. Devenirs Ainsi animées de multiples directions, les visions kaléidoscopiques et polycentriques de Hriech se font les fresques d’un devenir à la fois personnel et collectif. En effet, entrelacements aussi brutaux que dynamiques d’espaces et de temporalités hétérogènes, les dessins de l’artiste se font les récits d’un mouvement continu, celui des incessantes configurations et reconfigurations des villes et de la vie psycho-affective. C’est notamment ce que suggèrent les 1 Gilles Deleuze, Critique et clinique, Paris, Éditions de Minuit, 1993, p. 81. 2 Notion développée par Michel Foucault lors d’une conférence prononcée le 14 mars 1967 à Paris, intitulée « Des espaces autres ». particules qui entourent certains fragments décoratifs et architecturaux, dont on ne sait si elles en signent la désagrégation ou au contraire la formation. Une mutation incessante que suggère de manière plus abstraite la série de dessins sur papier Le bruit du silence (2010). Traversées par des forces contradictoires, des formes géométriques rappelant des éléments de construction s’additionnent et se heurtent les unes aux autres, provoquant des éclats poussière noire. Comme en perpétuelles métamorphoses, conjonctions éphémères d’architectures, de paysages, de végétaux et de personnages réels ou rêvés, qui se construisent, se déconstruisent et se reconstruisent d’un dessin à l’autre, les cartographies de Chourouk Hriech sont des mythographies individuelles de l’incessante marche du monde. |