Chourouk Hriech,
Les temps donnés
Sémillante observatrice du monde qui l'entoure et où elle se plaît à évoluer, Chourouk Hriech compose l'histoire d'un regard.
Le long des rues de Barcelone ou de Marrakech, le long des ports, elle s'attache aux lignes et courbes de la ville qu'elle arpente et pratique au cours de promenades répétées. Des « ballades chromatiques », comme l'artiste les nomme, diversement éclairées par les variations du temps, des saisons, des lumières de la ville, et qui s'impriment dans l'oeil et la mémoire de celui les qui vit. Les écrits de Théodore Monod, naturaliste éclairé et spécialiste du Sahara dont Chourouk Hriech est une fervente lectrice, et plus actuellement de Gilles Lapouge, étonnant écrivain et journaliste, se font ici très présents. Pour le voyage, ou plus précisément pour l'exploration. Car il ne s'agit, pas plus pour ces écrivains que pour Chourouk Hriech, de s'abîmer dans la passivité de la seule contemplation et nous ferions fausse route en considérant que leur oeuvre serait sensiblement mélancolique. Pour sûr, elles sont résolument tournées vers l'horizon, mais c'est pour mieux considérer qu'en deçà de cette ligne s'étendent le mouvement des dunes, le creux des vagues, le dénivelé de la ville. Et s'il y a un rapport sensible au regard, à sa mémoire, à son empreinte ; s'ils se considèrent des « chercheurs d'absolu » (pour faire référence à l'ouvrage de Théodore Monod ), c'est au sens scientifique du terme.
L'exploration est ainsi pour Chourouk Hriech, plus qu'une poétique, c'est une méthode appliquée systématiquement pour saisir au plus près tout territoire. Sans relâche, l'artiste quadrille l'urbain, le fragmente. À la manière d'un topographe, elle évalue les dénivelés naturels de la ville, relèvent les imperceptibles écarts du bâti, avant de prélever ce qu'elle considère comme des unités visuelles autonomes : tels les modules d'habitation, les ponts, les bateaux qui sont des éléments types et qui constituent de véritables repères urbains et culturels. Et c'est à partir de ces données, vues et mémorisées, analysées, reproduites et sans cesse réagencées que l'artiste va à son tour construire sa propre cartographie. En cela, la pratique du dessin constitue la colonne vertébrale du travail de Chourouk Hriech. Elle en constitue la structure véritable, non pas pour faire preuve de virtuosité d'exécution ou encore afficher la dextérité d'un trait, mais simplement car les dessins sont des mémorandums, des photogrammes encore. Ils sont le moyen de s'approprier un lieu, de capturer en un regard les éléments qui poseront jalons de ses oeuvres à venir. Ayant établit les bases d'une banque de données graphiques qui, extraites de leur contexte initial, forment un véritable champ lexical général, imprimé noir sur blanc c'est-à-dire graphiquement neutre, Chourouk Hriech amorce la composition d'un dessin, qui frappe alors par sa densité. La zone de composition, délimitée dans un premier temps par la feuille, parfois par la surface murale lorsque les dessins font l'objet de reproductions in-situ, laisse peu de vide. Le regard, passant d'un élément identifié à l'autre, d'un pont, au toit d'une basilique, aux rochers d'une jetée, est démultiplié par tous ces instants de sollicitation et sa trajectoire est sans cesse en train de se réécrire. Le ciel et la terre sont presque indifférenciés tellement la surface est saturée. D'autres éléments également, s'ils sont identifiés à des modules de composition, ne peuvent être nommés. Ils sont des éléments éminemment structurant, souvent reproduits à plusieurs reprises au sein du même dessin, poussant plus ostensiblement à l'analyse de ces dessins davantage en termes formels et dynamiques. Ainsi architecturés, les dessins sont de véritables collages, quitte à en assumer le surréalisme, ou plus précisément l'avant-gardisme (entendons historique) du terme. On peut alors penser très rapidement à la nouvelle graphique intitulée Une semaine de Bonté, composée par Max Ernest et publiée en 1934. Les dessins sont des mondes scénographiés, à la fois autonomes et hétérogènes, dont le parcours est celui du regard posé sur les formes passées et présentes.
Véritables palimpsestes d'une histoire mouvante et qui, à l'image de la ville, se construit par stratification des éléments visuels et culturels.
Dans cette construction graphique, qui atteint parfois les limites de l'abstraction, un corps pourtant donne la mesure de ces paysages urbains. Celui d'une jeune femme, ombre récurrente et assouplie qui nous tourne le dos, comme pour indiquer l'unique point de fuite du paysage. L'attention portée aux structures et à la forme n'exclue pas la possibilité d'une figure, au contraire. Placée au centre, le corps remet en jeu l'interaction d'éléments identiquement présents au monde, pourtant trop souvent considérés comme des paradoxes. Ce corps permet ainsi de redéfinir le monde tout d'abord comme un espace. Celui de cohabitation et d'interaction entre différents éléments: d'une part ceux construits par la main de l'homme, comme les architectures urbaines, et d'autre part les éléments naturels, comme le monde du vivant, humain et animal. Aussi, cette présence « corps » permet de souligner l'impermanence des éléments construits, qui a première vue constitue un monde immuable, autant que la fugacité des temps de regards et de mémoire imprimés lors des promenades. Ces temps qui multipliés et successivement additionnés au fil des dessins, au fil des images, à la manière des flip book, composent naturellement une narration.
Les enseignements que tire Chourouk Hriech de ses dessins ne s'y appliquent pas exclusivement. L'artiste réalise également des volumes, installations qui considèrent l'espace en présence ainsi que des photomontages. Les plus récents réalisés s'éloignent quelque peu de leur essence constructiviste pour se concentrer sur la décomposition photographique. Ils relèvent également l'importance des corps évoluant dans la ville, s'attachant tant à l'environnement construit, à l'habitat, qu'aux habitants. À l'image de la série El Kora del Sma, 2009, dont chaque image est composée de cinq captures photographiques, où nous voyons évoluer les mouvements d'un enfant en train de jouer au ballon dans l'angle d'une rue. Le parallèle avec les clichés du « galop de Daisy » de Eadweard Muybridge n'en est que plus flagrant, lorsque l'on sait que ce photographe est le créateur du zoopraxiscope, premier dispositif moderne de visualisation cinématographique, soit un projecteur recomposant le mouvement par la vision rapide et successive des phases du mouvement. Un flip book mécanique en somme. Les enjeux énoncés précédemment par le dessin ne se limitent donc pas à cette pratique. La totalité du travail s'attache à décrire, dans la succession des instants de regards, le déroulement du temps et de l'espace.
C'est également en ces termes que Chourouk Hriech a pensé la « project room » intitulée Soul to Soul qui lui est consacrée du 12 février au 25 avril 2010 au Centre Régional d'Art Contemporain à Sète. Le premier étage est entièrement investi pour devenir véritable environnement en trois dimensions. Nous sommes ainsi invités à parcourir cet espace de navigation composé par des séries de dessins sur papier ou sur bois, ces dessins que nous avons évoqué et qui jusqu'ici frappaient par leur plate spatialisation, la frontalité des collages et des différents plans construits comme des palimpsestes. Là, ils sont accrochés telles des constellations dispersées sur les murs, parfois un dessin est reproduit directement sur le mur, occupant toute sa surface et immergeant par là même le corps de celui qui regarde. D'autres dessins sont présentés sous forme de sculpture, pour tenter de devenir « volumes » et constituer le prolongement du trait. Une sorte d'aller-retour dans l'espace pour, plus tard, mieux revenir au plat du papier comme une phase nécessaire de progression.
Proche de la pensée utopique moderniste, tel qu'elle a notamment été pensée par Siegfried Giedion dans l'ouvrage intitulé Espace, Temps, Architecture (1941), l'oeuvre de Chourouk Hriech place l'homme au centre, en tant que moteur de conciliation entre l'individuel et le collectif. L'histoire d'un regard c'est ainsi avant tout celle d'un homme en marche, d'un homme qui dynamise l'espace où il se trouve en perpétuelle évolution. Un espace où l'utopie peut enfin se définir comme une pratique.
Leslie Compan,
Offshore Revue,
Février 2010 |