A l’écoute de la matière
La première fois que j’ai vu le travail de Virginie Hervieu-Monnet, c’était à Marseille, en 2002, à Red District, dans le Panier. L’espace y est magnifique. On y trouve deux pièces ; en haut, vaste lieu lumineux, en bas, pièce rectangulaire de grandes proportions ponctuée de piliers, sombre, sans ouverture. C’est en bas qu’est montrée la pièce de Virginie Hervieu-Monnet. Elle s’étire en partant du centre, à la fois une et multiple. Une, au sens où l’ensemble est composé de sorte que chaque partie en soit un moment et enrichisse, par ricochet, la présence des autres. Multiple, parce qu’y voisinent une prolifération de formes en plastique dont les couleurs, les proportions, les modes de fabrication, sont différents. C’est la composition qui frappe d’emblée. Elle fait naître un plaisir visuel, lié à l’abondance et à l’entrelacs cohérent de pièces qui, tantôt se répandent, tantôt se rassemblent en un point. Elles s’allongent sur le sol ou grimpent sur les murs. On assiste à une profusion dont l’aspect est assez organique et qui semble presque en mouvement, dans une sorte de partition accentuée.
L’idée d’une partition s’impose de plus en plus : Virginie Hervieu-Monnet compose des ensembles comme avec des notes de musique. Les formes qu’elle produit sont les éléments parfois singuliers, parfois réitérés, de ses arrangements. Ceux-ci ne sont pas des répertoires ou des accumulations, mais des compositions assez rigoureuses, qui se construisent comme des ondes se propagent, en fonction du lieu. On ne parlera cependant pas d’installation : les éléments restent séparables, tous sont capables d’autonomie, tous ont le même statut, comme dans le cas de Circonvolutions, six boules bleues, et leur organisation dans un espace donné est l’indication d’un possible, qui ouvre vers d’autres virtualités. Du coup, l’espace n’est pas occupé. Il serait plutôt visité, vecteur d’une proposition formelle. Il offre une liberté aux formes, comme au spectateur, qui se déplace, s’essayant à divers points de vue, qui embrasse du regard l’ensemble ou en sélectionne un moment.
Quand Virginie Hervieu-Monnet parle de son travail, elle ne met pas l’accent sur ces aspects. Elle en parle en terme de pétrochimie et d’expérimentation. Au départ, des matières plastiques ; à l’arrivée, des sculptures dont la physionomie provient de la conciliation entre un geste simple et un matériau particulier. Entre les deux, un travail expérimental, qui explore les matériaux, leur composition, leurs propriétés et le processus de leur fabrication. Le nom des œuvres exprime diverses combinaisons de ces variables : "contexture", "folioforme", "circonvolution", "écheveau", "pellucide", "ductile", "rhizome", etc.
Virginie Hervieu-Monnet ne prétend pas apporter de nouvelles formes. Son attention se focalise sur ce rapport très particulier entre constituer les matériaux d’un travail et achever des pièces qui relèvent de la sculpture.
L’expérimentation qu’elle conduit la mène dans les méandres en nombre apparemment infinis des polymères, matériaux à caractères hybrides, malléables, mous ou ayant l’apparence de la mollesse, récupérables, gratuits aussi, et existant en grande quantité, un peu dans la tradition de l’Arte Povera. Elle a commencé par l’exploration des plastiques en polyéthylène, poches petites ou grandes ramassées ici et là, qu’elle tisse, découpe, noue ou fait fondre, par exemple avec un fer à repasser. Elle en a fait des surfaces murales (Partitions), des sortes de tapis tissés (Contexture), des éléments froncés (Écheveau). Plus tard, elle est passée de la fabrication d’une matière à celle du matériau lui-même. Lors d’une résidence à l’île du Frioul, elle explore les processus de dégradation et de modification du plastique en le soumettant aux effets des éléments, soleil, pluie, vent. Il en provient des pièces générées par thermoformage. Elle passe ensuite l’automne au laboratoire du département de Chimie Fine et Ingénierie de l’Institut National des Sciences Appliquées de Rouen, où elle mène en compagnie d’élèves ingénieurs des expériences plastiques sur les matériaux polymères. Là, elle se confronte à des « nouveaux matériaux » et teste des matériaux aux propriétés hybrides à mémoire de forme, gels, silicones, polyacrylamides, bougie molle, polystyrène choc en billes, ou sans mémoire de forme, Slime, Glaxmol, Silly Putty.
La fabrication des éléments d'une oeuvre n'est pas une étape accessoire. Le phénomène n'est pas si fréquent. L'idéal en sculpture est plutôt, comme l'écrivait Aristote, de spiritualiser la matière, non de la créer. Aristote appelait « cause formelle » le dégagement de la forme à partir d'une matière donnée, comme la statue se dégage du marbre.
Dans ce cas, la "cause efficiente", c'est-à-dire motrice, réside en l'action du sculpteur, qui fait advenir la forme, et la cause finale désigne le but à atteindre, la figure achevée dont la visée canalise et organise les actes de fabrication.
Le travail de Virginie Hervieu-Monnet met en question ces classifications : produire un matériau, organiser une matière, cela conduit à corréler les activités formelles aux processus matériels. Au lieu d'organiser une matière en fonction d'une idée préalable, et d'assigner à son geste la fonction de mener de l'informe à la figure, elle provoque la matière de sorte que celle-ci se donne la forme à laquelle ses propriétés prédisposent et mènent. Elle obéit aux injonctions d'un matériau qu'elle a elle-même fabriqué. Au lieu de placer sa liberté dans l'acte de façonner, elle la fait remonter plus haut dans la chaîne de la pratique artistique. Ainsi la matière devient sujet ; la "cause efficiente" dépend en partie d'elle. L'acte de sculpter ne signifie pas forcer la matière, mais lui procurer certaines des conditions grâce auxquelles elle pourra rendre visibles, en les actualisant, certaines de ses virtualités.
C'est pourquoi Virginie Hervieu-Monnet insiste sur la solidarité entre la forme finale et les transformations matérielles, sur le fait qu'elle « laisse le matériau s'exprimer ». La forme ne dépend pas seulement d'une décision volontaire, mais aussi de la dynamique du matériau sélectionné. Tout matériau possède une forme inhérente à ses qualités. Le caoutchouc synthétique en plaque se plie naturellement, la bougie molle s'écoule le long du tissu qu'elle imprègne, l'élasticité arrive à son terme, le séchage fige, la fonte agrège ou liquéfie, et ainsi de suite. Virginie Hervieu-Monnet dit que, dans son travail, "la forme n'exalte ni n'annule la matière". Elle recherche "une sorte d'équilibre entre les propriétés du matériau et la forme", de sorte que ni l'un, ni l'autre ne se fassent violence, ou ne soient trop contraignants ; "le matériau est actif, acteur de sa forme", laquelle, quand elle est en quantité suffisante, "raconte les propriétés du matériau". Les gestes concernant les matériaux relèvent d'une expérimentation contrôlée ; ceux qui concernent la matière et la forme achevée sont simples et assez doux : plier, empiler, suspendre, enrouler, tisser.
Le fait que l'expérimentation joue un rôle important dans le travail de Virginie Hervieu-Monnet n'est pas anodin. En gros, "expérimenter" signifie accorder une valeur aux effets de notre action. Cette valeur peut être théorique (comme la vérité) ou esthétique (comme la beauté) ou encore morale (comme le bien). Par exemple, expérimenter une substance chimique signifie la manipuler de sorte qu'il s'en suive des conséquences observables. Ce que l'on connaît de cette substance (ou ce qu'on en tient pour valable) se rapporte donc aux effets qu'on a provoqués. Toute expérimentation suppose une transformation du donné. Cela n'est pas très différent de ce qu'on entend par "faire une expérience", qui ne signifie pas "avoir" une expérience, être impressionné, par le biais de nos sens, par l'effet des choses extérieures sur nous. Il s'agit d'une activité ou, plus précisément, de cette activité qui consiste à agir sur le monde extérieur de sorte qu'on ressente personnellement les effets (ou les conséquences) qu'on provoque. Tel est d'ailleurs le ressort de toute responsabilité.
L'un des intérêts du travail de Virginie Hervieu-Monnet réside en ceci qu'il dissout les frontières entre l'art et la science, ou du moins les déplace, et ce grâce à la mise en évidence d'une démarche analogue. De fait, en art, l'expérimentation ne suit pas une autre logique que celle de la science. Dans les deux cas, la manipulation de la matière, si elle est motivée par une idée (en science, par une hypothèse, qui reste à vérifier ; en art, par un projet, qui sera validé ou pas), est suivie de conséquences en partie imprévisibles. Le rapport au donné en fonction de son imprévisibilité est fait d'un mélange de provocation et d'attention. Ce mélange induit une sorte de dialogue avec la matière, laquelle, au lieu de n'être qu'un substrat, devient un interlocuteur.
Porter un regard d'artiste sur des produits issus de l'industrie pétrochimique ne conduit Virginie Hervieu-Monnet à procéder ni à un détournement, ni à une célébration, encore moins à une dénonciation. C'est plutôt la recherche d'une pluralité et d'une continuité de points de vue sur un matériau donné qui suscite sa démarche.
La question des relations entre l'art et la science est aujourd’hui d’actualité. Il est fréquent qu’on se cantonne dans la description des procédés en jeu, dans l’énumération des processus scientifiques et des matériaux que l’art emprunte à la science ; dans l’interprétation d’œuvres comme mimesis de la science, dans la reprise par l’art de procédés scientifiques tels l’imagerie microscopique, la rigueur mathématique, la recherche informatique. Le travail de Virginie Hervieu-Monnet apporte au débat des éléments éclairants. Il permet de conserver aux pratiques esthétiques et scientifiques leur spécificité, sans rabattre l’une sur l’autre, tout en mettant en évidence leur parenté fonctionnelle. On doit à John Dewey l’idée que l’art est une expérience : ni imitation, ni inspiration, comme si les choses existantes, ou la subjectivité, étaient d’ores et déjà données, dans une certaine mesure immuables et indépendantes. L’idée d’expérience permet au contraire de confronter la réalité et la subjectivité ; elle permet de repérer la manière dont elles se retravaillent l’une l’autre, lorsqu’elle sont en contact. Remarquer leur mutualité conduit à une grande liberté : parce qu’elle entre en confrontation avec des processus du réel qui ne se réduisent pas à elle, la subjectivité s’éprouve et se transforme, tandis que le réel dévoile sa plasticité, en fonction des projets qui le prennent pour objet : "Pour que les caractéristiques objectives de la matière apparaissent dans la forme définitive, l'action produite sur cette matière et qui va induire la forme doit être en partie contrainte par la matière elle-même. Il est alors nécessaire d'avoir une quantité de matière assez importante, ou juste suffisante : par exemple une matière doit pouvoir atteindre un certain volume ou poids nécessaire pour montrer sa richesse intrinsèque, mais dans la limite où elle ne dépasse pas mes capacités physique à intervenir sur elle. Il s'agit donc d'une sorte d'inter-action entre l'homme est la matière, un juste milieu à trouver, qui contribue au respect du matériau tout en restant à l'échelle humaine".
Ce mélange d’attention et d’intervention, qu’on rencontre en toute expérimentation, est très présent dans le travail de Virginie Hervieu-Monnet. S’’il importe, ce n’est pas seulement parce qu’il met en cause le dualisme traditionnel entre art et science, entre subjectivité (ou imagination, voire caprice ou illusion) et objectivité (ou rationalité, rigueur, et efficacité pratique), c’est aussi parce qu’il me semble emblématique de toute relation éthique, de toute relation fondée sur l’attention, non à autrui tel qu’il est en lui-même (ce qui, dans une certaine mesure, ne me concerne pas), mais à la manière dont autrui est affecté par les conséquences de ma conduite. Serait alors "éthique" l’action dont les conséquences augmentent ou enrichissent les potentialités d’expérience d’autrui.
Il pourra sembler étrange de parler d’éthique à propos des relations entre forme et matière. On ne peut le proposer que par analogie. Le fait que Virginie Hervieu-Monnet accorde autant d’importance à laisser s’exprimer un matériau sans le contraindre, en restant attentive à ses propriétés que ses expérimentations font en partie naître, qu’à la liberté du spectateur, éclaire l’analogie. Cette dernière fonctionne à plein lorsqu’il est question des rapports de l’homme avec la nature, de la technique ou des sciences appliquées.
Virginie Hervieu-Monnet espère influer sur la perception des objets techniques et des matériaux artificiels, tels les plastiques. Elle souhaite nous les rendre plus familiers, plus proches et plus polyvalents que ce que nos usages habituels nous en font appréhender, moins méprisables et moins méconnus : "Utiliser ces nouveaux matériaux est une façon de participer socialement à leur compréhension ou à leur vulgarisation. Il m’importe de mettre le regardeur face à un matériau qu'il utilise tout les jours, comme le polybutadiène, le polystyrène, le polyacrylate de butyle […] qu'il ne connaît pas vraiment ou qu'il confond avec des matériaux naturels".
Ce faisant, elle ne diabolise ni n’encense la technique, mais nous en propose un autre statut. Les produits chimiques ne sont plus "inférieurs" aux naturels, ils ne les remplacent ni, dans l’idéal, ne les éliminent, mais existent (ou peuvent exister) en leur compagnie. L’univers technique n’est plus nécessairement déterminant et irrépressiblement coercitif. Il se trouve humanisé, en ce sens qu’il devient un médium susceptible d’entrer dans une logique d’exploration distincte de celle qui mène à la marchandisation, au profit, à la domination. Dans la mesure où elle attire une attention désinteressée sur des matières dont habituellement seule la fonction d’usage importe, dans la mesure où elle parvient à nous rendre sensibles, curieuses ou étonnantes, ces matières plastiques dont souvent on ne perçoit, hors cette fonction d’usage, que les aspects les plus préjudiciables (pollution, gâchis, enlaidissement, indégradabilité, etc.), Virginie Hervieu-Monnet fait jouer d’autres possibilités. En nous les rendant plus familières et plus aimables, elle enrichit notre relation avec elles, nous laissant imaginer d’autres histoires à venir, celles qu’il faudrait éviter, ou celles qui nous font rêver.
La fonction de l’expérimentation est ici décisive : il importe que sa démarche soit résolument "artificialiste", au sens où les matériaux du travail sont produits au cours d’un processus d’invention de type généalogique de diverses formes ; car une telle démarche subordonne étroitement la sélection des fins (ici telle ou telle forme) à celle des moyens (ici telle ou telle expérimentation physico-chimique). Or si cette continuité des fins et des moyens qui est le propre de l’art était appliquée également à l’univers technique, celui-ci nous apparaîtrait sous un autre jour, tant il est vrai que la raison principale du mépris et des abus de la technique réside dans la dissociation des moyens et des fins.
Utiliser des moyens techniques pour atteindre des fins complètement étrangères à l’univers technique, comme si elles le précédaient et restaient immuables, voilà ce qui conduit, en théorie et dans les faits, à la domination, à la contrainte, à la "sommation" et la consommation. L’idée que la fin justifie n’importe quel moyen sous-tend bien des analyses de la technique, y compris celles de Heidegger, si souvent citées dans ce domaine : pour cet auteur, la technique, puissance planétaire qui scelle le destin de l’humanité, est un "arraisonnement de la nature" ; elle se traduit par une mainmise sur "l’étant", qui commande à l’homme de traiter la Nature comme un vaste réservoir d’énergies exploitables, pour qu’il parvienne à ses fins : sa survie biologique, une domination complète, la maîtrise totale des conditions de vie. Par la technique l’homme croit qu’il devient ce qu’il vise depuis toujours, "maître et seigneur de la terre". Par contraste, alors que la technique se développerait dans l’oubli de l’être, l’art "reviendrait aux choses mêmes", nous dévoilant leur essence originelle.
En réalité, et c’est la vertu de l’expérimentation de le montrer, l’art n’est pas plus une saisie intuitive de "l’être" que la technique n’est un pur moyen nous éloignant irrémédiablement de la nature. L’art comme la technique supposent ce dialogue avec les choses qui constituent à la fois les conditions et les matériaux de nos explorations. Que le travail de Virginie Hervieu-Monnet pratique ce dialogue et le rende visible est aujourd’hui libérateur, éclairant et stimulant.
Joëlle Zask
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