Dites « polyacrylate de butyle », trois fois très vite…
Je n’ai pas, personnellement, de relation intime avec le polyacrylate de butyle. Nous nous croisons quelquefois, bonjour-bonsoir… C’est tout. A vrai dire, nous nous croisons souvent. Et à dire plus vrai encore (j’ai un peu honte de l’avouer) : je m’en sers. Je l’utilise. Mais c’est tout, hein, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit : je ne le connais pas.
La fréquentation des objets que nous propose la science, et particulièrement la chimie, tend à devenir compromettante. Certains penseront à la désagréable rencontre de leur peau avec un sac en plastique lors d’un récent bain de mer, d’autres à la rencontre plus fatale d’une population villageoise et d’un gaz de combat.
Mais on sent bien qu'on ne peut pas en rester là, entre anathème ou prudente distance, paresseuse. Il y a ce travail à faire, une lutte avec les éléments, non plus ceux du vent, de l'eau, de la forêt, mais ces énergies et ces matières qui se lèvent autour de nous et foisonnent, comme effet de notre activité techno-scientifique. Pensez au bois. Combien de gestes, combien de millénaires, sont-ils inscrits par-devers moi dans la relation que j’ai avec le bois? Le bois, charpente ou violon…
Et combien de coups de gouge ? Le polyacrylate de butyle mérite, non, pas mérite, exige le même travail de mise en relation. Et non pas au nom de quelque propriété ontologique, mais tout simplement parce que je m’en sers. Et que c’est à moi de savoir ce que j’en fais et quelle en est la valeur. A moins que…
A moins qu’il n’y ait dans cette matière aucune valeur d’usage, seulement une valeur d’échange. A moins que le sens des gestes qui me lie à cette matière les gestes de sa fabrication, ceux de son modelage, ceux de son utilisation enfin ne soit à chercher dans les sens que donne l’argent, et là seulement : dans la transaction et la confrontation des pouvoirs. Alors il n’y a plus, dans la modernité, que la confrontation du riche et du pauvre, de l’utilisateur et du non-utilisateur, du consommateur et du non-consommateur. Et, là où il n’y a pas d’argent à faire circuler, il n’y a plus rien à échanger : Il y a seulement à maintenir l’ordre de l’avoir et du ne-pas-avoir.
Je me refuse à en rester là. Alors je regarde non plus l'objet mais le geste humain qu'il contient. Faites l'expérience : La bouteille d'eau devant vous sur la table, le coussin sur lequel vous êtes assis, le cylindre du stylo entre vos doigts… il y a de l'humain dans cette affaire, c'est certain. Beaucoup d'humain. Mais difficile, tout de même, difficile à lire, difficile à penser. "Process", machine, chaîne de fabrication… Une superposition très grande de gestes et de pensées. Du travail. Des équations sur du papier. Des chiffres dans des tableaux. Des petits matins à l'aube sur le chemin d'une usine lointaine, sans doute : petits matins de ciel de quelque Asie ou Amérique Latine , mais chemin de l'usine tout de même, chemin familier, si familier... Et des catalyseurs, des réacteurs, des puissances fumantes maîtrisées dans de gigantesques machines illuminées. Des supertankers sur les eaux bleues de l'équateur. Et, oui, aussi, comme dans la chanson, des soldats qui partent pour la guerre.
Du travail, donc, du travail moderne, difficile à penser. Des corps humains et des matières ; et des distances, des enjeux complexes de l'un à l'autre. On voit bien qu'on ne peut pas penser le polyacrylate de butyle comme on pense le bois. Pour le fer, par exemple, Calder, Chilida, Serra, et bien d'autres, nous ont donné les moyens de le penser, de le comprendre, de le prendre avec nous dans notre traversée de la condition matérielle. Processus - sans cesse à reprendre - de la réconciliation.
Les styrènes, butadiènes, et autres polymères ne sont pas des espèces sauvages, mais domestiques, puissamment contraintes par les forces de la guerre, de l'argent, du marché.
Des matières troublantes aussi par ce qu'elles ont de proche avec celles dont nous sommes faits : matières organiques ; matériaux de vies possibles, parallèles, latentes…
Quels gestes alors pour s'aventurer dans une relation avec ces matières? Il doit bien y avoir une manière de les prendre, et dans doute beaucoup plus qu'une. Les très anciens gestes du sculpteur y auront sûrement leur part ; on sent bien que cela n'y suffira pas. La tâche est à peine commencée. Ce qui est sûr, c'est qu'elle n'est pas futile : il est impossible de vivre non-réconcilié.
Je sais que c’est utopique, mais je décide d’y croire : Virginie Hervieu-Monnet ouvre un chemin. Oh, un chemin modeste. Il va tranquillement là où personne n'est allé. Pas de mots. Y va pour voir.
"LE POÈTE : Vous êtes un bloc de possibilités.
LE PEINTRE : Les idées, vous savez… Si j'interviens parmi les choses, ce n'est pas, certes, pour les appauvrir ou exagérer leur part de singularité. Je remonte simplement à leur nuit, à leur nudité premières. Je leur donne désir de lumière, curiosité d'ombre, avidité de construction. Ce qui importe, c’est de fonder un amour nouveau à partir d’êtres et d’objets jusqu’alors indifférents.
LE POÈTE : J’aperçois toute la troupe qui vous obéit.
LE PEINTRE : Détrompez-vous. Mon sentiment est leur sentiment. Nous nous accordons dans l’excès comme dans l’économie. La liberté doit se montrer partout. Mais il faut prémunir l’inconnu contre toutes sortes d’entreprises."1
Harold Vasselin
1. René Char, extrait de En vue de Georges Braque in Recherche de la base et du sommet, Éditions Gallimard, 1950
|