L'exposition dont ce texte rend compte donne à voir les oeuvres de trois femmes artistes, réunies pour un temps dans l'Espace d'Art Le Moulin. Son caractère exclusivement féminin, certains indices précis évoquant l'univers matériel et technique de l'artisanat textile, présents dans plusieurs des pièces montrées, peuvent laisser penser que cette exposition a été conçue comme un petit manifeste des gestes qualifiant une identité stylistique de genre dans le contexte de l'art actuel.
Cette lecture simplificatrice ne résisterait pourtant pas à un examen plus approfondi de l'exposition, tant, au-delà de certaines parentés d'élaboration, les oeuvres de Virginie Hervieu, Sandra Lecoq et Sara Ouhaddou diffèrent, à la fois par les intentions qui ont présidé à leur réalisation et par les résonances qu'elles convoquent dans la réception du spectateur. Il n'est pas inutile à cet égard d'évoquer pour chacune d'elles quelques pistes menant à la compréhension de leur travail, à partir des pièces qu'elles ont choisies de nous montrer.
Virginie Hervieu présente dans cette exposition une série d'objets dont les plus anciens datent de 1995, nous laissant apercevoir dans ce regard rétrospectif la cohérence de son cheminement expérimental et les complexités discrètes qui l'animent. Il faut en ce sens mentionner la belle série récente des "Lainages" (2010-2015) qui évoquent par leur composition la structure en forme de "grille" orthogonale, emblématique de l'abstraction géométrique historique. Mais la reprise qu'elle en fait interroge le statut sacralisé de cette réminiscence picturale en lui conférant, par la substance textile qu'elle emploie et le principe d'élaboration technique qu'elle adopte, l'entrelacs, une épaisseur souple et moirée qui déplace la pièce vers le champ statutaire de la sculpture. Cette opération métamorphique programme en même temps la "mollesse" déformant la rigueur virile de la géométrie abstraite. On y verra un hommage à l'impressionnante suite d'artistes depuis les "Stoppages étalons" de Marcel Duchamp jusqu'aux "Wall hanging", feutres découpés de Robert Morris, qui ont utilisé la force de la gravité dans le traitement de la matière pour proposer, contre la subjectivité du geste qui inscrit, l'objectivité d'un agent formel universel. Mais pour être juste, il faudrait rajouter à cet hommage celui, plus secret mais plus politique, rendu aux pionnières féministes comme Judy Chicago ("Through the flower", 1973) qui furent les premières à évoquer le sexe féminin dans les replis souples d'un tissu fendu exposé comme une peinture. En assumant, dans cette oeuvre séduisante et aboutie, les complexités d'une histoire de l'art réfléchissant du même coup les statuts des médiums, des catégories esthétiques et des genres, Virginie nous livre quelques-unes des pistes qui donnent à sa reprise son efficacité synthétique et sa profondeur poétique et mémorielle.
Ces "Lainages" seront confrontés à un "Arrangement" regroupant une série de pièces plus anciennes qui sont autant d'expérimentations sur des matériaux, principalement des polymères issus de l'industrie chimique mais aussi provenant d'une origine organique (algues) dont elle explore systématiquement les propriétés formelles par pliage, fronçage, enroulage, tressage... Ce travail exploratoire a fait l'objet en 2005 d'une récapitulation sérielle sous le titre : "Typologie des formes", clin d'oeil humoristique au sérieux pseudo-scientifique de certains rapprochements entre l'art et la science. Il est à noter que si l'ensemble de ces séries est disponible pour une infinité de présentations, l'artiste indique en préférant le terme "arrangement" à celui d'installation, à la fois l'autonomie sculpturale de chaque élément qui les constitue et leur capacité à occuper des situations spatiales extrêmement variées. L'"Arrangement" choisi pour l'exposition dans la réserve de formes qu'elle s'est constituée viendra dialoguer en contrepoint de ses "Lainages" comme témoignage au sol, dans le champ étendu de l'espace, de son désir de sculpture.
À la rationalité expérimentale de Virginie et à son humour discret répond l'extraversion artistique de Sandra Lecoq : une forme de vitalisme qui ne craint ni la surcharge, ni la provocation, ni l'intrication dans l'oeuvre d'une part autobiographique, toutes choses constituant le carburant énergétique de son moteur de production. Pour l'exposition, elle met en regard des pièces au mur, une photographie et des éléments de sculpture. Cet échantillonnage de son oeuvre récente fait la part belle à de grands assemblages qui occupent la situation murale de la peinture. Ils se composent d'une frise exubérante de fragments de tissus marouflés sur des supports rigides d'où surgissent des flots de cravates d'hommes qui pointent vers le sol comme autant de coulures ready-made. Là, comme chez Virginie, l'évocation de la peinture se fait au travers d'un dispositif non pictural, mais l'abstraction qu'il convoque se rapproche plus des assemblages néobaroques d'un Stella dernière manière que de géométries austères des pères fondateurs de la peinture abstraite. Face à cette exubérance, puissante par ses couleurs et le rythme dynamique de sa composition, Sandra installe la blancheur plâtrée des "uccelli di felicita" qui semblent la traduction en sculpture de dessins d'oiseaux dont ils conservent quelque chose de la spontanéité du geste. En contrepoint, elle montre aussi une photographie "Gio et le coq" où l'on voit un enfant (son fils Gio) dessiner sur le dos de sa mère le coq qui la signifie patronymiquement.
Spécialiste des collisions esthétiques préméditées, Sandra met ici son image en scène dans un autre registre, celui d'un réceptacle des signifiants qui la déterminent : le nom du père lui confère, dans l'ordre acide de l'humour, sa virilité figurée d'artiste... Cette irruption en image de la vie privée dans l'oeuvre est pour l'artiste un parti pris délibéré qui rappelle les positions féministes des années soixante-dix au moment où le fameux slogan : "le personnel est politique" a traduit la volonté de certaines artistes d'attaquer avec les armes de l'intime et du trivial la prétention à l'universel d'une pensée artistique moderniste considérée par elles comme essentiellement phallocentrique. Pourtant, si Sandra continue à penser que la situation des hommes dans le monde de l'art reste dominante, ce qui l'autorise souvent à des saillies directes (les séries "Pénis carpet", "Le vit en rose" en portent un éloquent témoignage), elle puise dans la dénonciation humoristique de cette inégalité une énergie supplémentaire qui nourrit son oeuvre. Au-delà de ces éclats inscrits dans l'histoire de son travail, elle partage avec Virginie la volonté d'intégrer une vie de femme pleinement assumée dans l'économie même de l'oeuvre. En retournant ainsi un sentiment d'aliénation en puissance positive, les deux artistes, chacune avec son tempérament, ont reconstruit une éthique du travail où les matériaux, les gestes et les temporalités de l'atelier ont été mis au service d'une forme de vie qui ne veut rien sacrifier, ni de leur identité féminine dans sa complexité sociale et familiale, ni de leur identité d'artiste. Cette attitude, que l'on pourrait qualifier de post-féministe dans son affirmation de valeurs plus existentielles que directement politiques, implique une détermination sans faille et une intelligence aiguë des enjeux matériologiques, techniques et processuels de l'oeuvre. En ce sens, la fermeté de leur conscience éthique fonde la confiance, modeste mais résolue, qu'elles ont dans la pertinence historique et la qualité de résistance de leur art immergé dans le flux corrosif et continu des images du monde.
Aux côtés de ces deux artistes, Sara Ouhaddou représente non seulement une très jeune génération, mais aussi, par sa formation et son inscription dans le monde professionnel du design, une autre manière d'appréhender une démarche de création. À partir d'une remarquable étude des matériaux et des systèmes décoratifs propres à l'artisanat traditionnel marocain, elle a entrepris une aventure expérimentale qui l'a conduite à bousculer les techniques, les savoir-faire et les codes formels de cet artisanat pour fonder une recherche aboutissant à la création de nouveaux objets qu'elle nomme elle-même les "Objets entre deux". Cette dénomination rend compte de manipulations qui déplacent, par exemple, des codes décoratifs réservés par la tradition aux matériaux nobles vers des matériaux industriels (du marbre vers le caoutchouc synthétique), mais aussi qui remettent en question l'usage de certaines matières dans la construction même d'un objet. En poussant à l'extrême cette logique du déplacement et de la transposition, elle aboutit aussi à de véritables transfigurations matérielles. Nous en avons la preuve au travers des expériences conduites sur de grandes plaques caoutchoutées, initialement destinées à un usage industriel, dont elle décape les épidermes pour mettre en évidence la trame qui constitue leur armature intérieure. À partir de cette première opération, ces surfaces dénudées reçoivent des broderies dont les motifs chatoyants et fragiles métamorphosent les puissantes et sombres textures qui les composent en leur conférant une surprenante picturalité. L'étrangeté du résultat, sur les plans matériologiques et formels, fait ainsi basculer ces pièces expérimentales dans un monde qui échappe aux déterminismes utilitaires du design. Dans ce déplacement, elles acquièrent une singularité et une autonomie qui les poussent vers les rivages de l'art. Nous percevons ici les effets directs du moteur expérimental à l'oeuvre dans le travail de recherche mené par Sara : il crée les conditions d'une porosité totale entre les champs proches mais dissemblables dans leur finalité de l'art et du design.
Au moment de conclure, il n'est pas indifférent, pour comprendre quelques-uns des points de cohérence de cette exposition, d'observer que les traits communs à des artistes si différentes paraissent se conjuguer sous le signe d'une attention particulière à la question de la texture. Cette question générique peut être étudiée soit dans sa dimension structurante, elle devient alors un agent de construction de la forme, soit dans sa dimension de qualification d'une surface, elle sert à décrire à ce moment-là une qualité d'épiderme. Il paraît évident que pour chacune, avec une perspective différente, ces deux dimensions font l'objet d'une méditation approfondie et donnent lieu à des déclinaisons formelles subtiles qui les amènent à côtoyer et à transgresser en permanence les anciennes catégories de la peinture et de la sculpture. La richesse de leurs propositions tient, dans cette hypothèse, à cette navigation qui les oblige à une intelligence simultanée de l'histoire de la modernité et de la situation particulière des artistes femmes dans ce contexte, pour projeter, dans une actualité artistique qui a atteint une vitesse médiatique, un peu de la patience de celles qui ont à ourdir une oeuvre qui soit aussi leur texte, c'est-à-dire le récit d'une vie dans le miroir de l'art.
Jean Marc Réol, in Trace, exposition Trame, Espace d'art Le Moulin, La Valette-du-Var, 2015 |
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The exhibition which this text explores, shows the work of three female artists, brought together for a while at the Espace d'Art of Le Moulin. It is of exclusively feminine character - certain particular indicators evoke the material and technical world of the textiles' craftsmanship, present in several works shown, that can lead us to think that this exhibition has been conceived as a manifest of those gestures that affirm a stylistic identity of genre within the domain of art today. This simplified reading would not however stand up to a more in-depth analysis of the exhibition as, beyond those relationships that do exist in the methodologies applied, the works of Virginie Hervieu, Sandra Lecoq and Sara Ouhaddou differ in both the intentions that led to their realisations and the resonances they set up For this reason, it is therefore worthwhile to identify for each of them a few indicators, present in the works they have chosen to show here, that will lead to an understanding of their approaches.
Virginie Hervieu presents a series of objects in this exhibition, the oldest of which dates from 1995, allowing us to perceive through this retrospection the coherence of her experimental developments and the discrete complexities that lie within them. Thus one must also mention the beautiful and more recent series of the "Lainages" (2010-2015) whose orthogonal "grid like" composition structure is emblematic of the classical geometric abstract art movement. But her appropriation of this art form questions the sacralised status of this pictorial reminiscence by giving it, through the textile material that she uses and the technical principles employed, the intertwining, a supple and shimmering thickness that moves the work towards the statuary field of sculpture. At the same time this metamorphic operation programmes the "limpness" deforming the virile rigour of the abstract geometry. Here a homage is seen paid to the impressive succession of artists that followed the "Standard stoppages" of Marcel Duchamp up to the "Wall hanging", felt cut out by Robert Morris, which used the force of gravity in the manner in which the material was treated to propose, to counter the subjectivity of the gesture which inscribes, the objectivity of a universal and formal agent. But to be precise, one should add to this homage, that which, more secretive yet more political, is rendered to the pioneers of feminism such as Judy Chicage ("Through the flower", 1973) who were the first to evoke the female sex in the supple folds of slit fabric exhibited as painting. By assuming, in this seductive and finished work the complexities of an art history that reflects upon both the status of the mediums, aesthetic categories and genres, Virginie reveals a few of the clues which give to her appropriation its synthetic efficacy and its poetic and memorizing depth. These "Lainages" will be confronted with an "Arrangement" that brings together of series of previous works, works that are just as much experiments with materials, mainly polymers from the chemicals industry and yet also of an organic origin (algae) whose formal characteristics she systematically explores through folding, crushing, rolling up, weaving... In 2005 this exploratory work was the subject of a serial summary under the title of "Typologie des formes" a veiled humorous reference to the false scientific seriousness of certain parallels found between art and science. It should be noted that as the ensemble of these series may be presented in an infinite number of ways, the artist indicates, by preferring the term "arrangement" to that of installation, both the sculptural autonomy of each element which constitutes them and their ability to occupy an extremely wide variety of spatial settings. The "Arrangement" chosen for this exhibition, in the selection of forms that constitute it, will come to dialogue in counterbalance to her "Lainages", as a way of bearing witness of the ground, in the open field of space, within her desire for sculpture.
It is the experimental rationality and discreet humour of Virginie, that the artistic extroversion of Sandra Lecoq relies: a form of vitality which fears neither overloading, nor provocation, or intricacy in the work that is partly autobiographic, everything which constitutes the energetic fuel for her production's motor. For this exhibition she brings into view work on the wall, a photograph and elements of sculpture. This sample of her more recent work draws attention to the large assemblages that occupy the vertical wall space of painting. They are made up of an exuberant frieze of fragments of cloth mounted on rigid supports from which waves of men's ties emerge pointing their tips towards the ground like countless drippings of a readymade. Here, as with Virginie, an evocation of painting is made through a non-pictorial system, yet the abstraction that it does convene bears a closer resemblance to the last neo-baroque assemblages of Stella than to the austere geometries of the founding fathers of abstract painting. Facing this exuberance, powerful both in its colours and the dynamic rhythm of its composition, Sandra installs the plaster whiteness of the "uccelli di felicita" which seems to be the translation into sculpture of drawings of birds of which they conserve a certain gestural spontaneity. To counterbalance this she also shows a photograph "Gio et le coq" where one can see a child (her son Gio) drawing on his mother's
back the cockerel which his family name signifies. Specialist in premeditated aesthetic collisions, Sandra places here her own image yet in another register, that of the recipient of the signifies that determine it : the name of the father confers her with, sardonically, her virile figurations of an artist... This imaged eruption of private life in the art work is, for the artist, a deliberate engagement which recalls the positions held by feminist artists in the 70s at the time of the famous slogan "The personal is political" which translated the desire of certain artists to use the spheres of intimate life and triviality as weapons to attack the universal pretensions of modern art theory considered by the feminists to be essentially phallo-centric. Yet if Sandra continues to think that the position of men in the art world remains a dominant one, and thus often authorizing herself to make direct sallies (the series "Pénis carpet", "Lavie en rose" clearly bear witness to this), she draws from the humoristic denunciation of this inequality more energy to nourish her work.
Beyond these outbursts inscribed in the history of her work, she shares with Virginie the desire to integrate the fully assumed life of a woman into the very economics of her work. By thus transforming the feeling of alienation into a positive driving force, both artists, each with their own temperament, have rebuilt a work ethic where the materials, gestures, time spent in the work studios have been put to the service a form of life that sacrifices nothing, neither their feminine identity and its social and family complexities, nor their identities as artists. This attitude, which one could qualify as being post-feminist in the manner in which it affirms values which are more existential than directly political, implies an unfailing determination and acute intelligence of the material, technical and procedural processes at stake within their work. For this reason, the determination of their ethic conscience underlies the confidence, modest yet resolute, that they have of the historical pertinence and the quality of resistance of their art merged in the corrosive and continuous flux of images of the world.
Next to these two artists, Sara Ouhaddou represents not only the young generation, but also through her education and her involvement in the professional world of design, another way of apprehending creative work. Apart from a remarkable analysis of materials and decorative systems inherent in traditional Moroccan craftsmanship, she has embarked upon an experimental adventure which has led her to shake up the techniques, savoir-faire, formal codes of this craftsmanship to carry out research into new objects that she herself names "Objets entre deux". This denomination takes into consideration the manipulations that, for example, dislodge traditional decorative codes, that remain set on noble materials, towards industrial materials (from marble to synthetic rubber), yet which also question the use of certain materials in the very construction of the object. By pushing this logic of displacement and transposition to its limits, she also ends up with true transfigurations of the materials. We have proof of this in the experiments carried out on the large sheets of rubber, initially destined for industrial usage, whose epidermis she has scraped off to reveal the grid that constitutes their inner structure. After this first operation, these bared surfaces are embroidered with pleasing and fragile motifs that transform the powerful and dark textures of which they are made up from by conferring them with a surprising picturality. The strangeness of the result, both materially and formally, thus swing these experimental works over into a world that escapes the utilitarian determinism of design, in this displacement they acquire a singularity and an autonomy which pushes them towards the boundaries of art. Here we can perceive the direct impact of the experimental motor at work in the research conducted by Sara which creates the conditions for a total porosity between the similar yet totally distinct fields in their finality of art and design.
When concluding, it would be interesting, to understand several of the coherent aspects of this exhibition, to observe that the features common to artists seemingly so dissimilar yet drawn together by the manner in which particular attention is paid to the question of texture. This generic question can be studied either under its structuring dimension, where it becomes then an agent of construction of the form, or in its dimension as a surface, when at this moment it serves as an epidermis. It appears to be obvious that for each of them, each from a different perspective, that these two dimensions are carefully thought through and give rise to subtle formal declinations which bring them into contact with and then to continually transgress the traditional categories of painting and sculpture. The richness of their propositions resides, in this hypothesis, in this navigation which obliges them simultaneously to be both highly knowledgeable of the history of modernity and the particular position that women occupy in this context, to project, in the world of art today as it reaches a velocity of mediatic transmission, a little of the patience of those who have to weave a work that is also their text, that is the story of a life in the mirror of art.
Jean-Marc Réol, september 2015, in Trace, about exhibition Trame, Espace d'art Le Moulin, La Valette-du-Var. |
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