Virginie HERVIEU 

« Un dictionnaire commencerait à partir du moment où il ne donnerait plus le sens mais les besognes des mots. Ainsi informe n’est pas seulement un adjectif ayant tel sens mais un terme servant à déclasser, exigeant généralement que chaque chose ait sa forme ».

Cette citation de Georges Bataille, extraite de la section « Dictionnaire » de la revue Documents (n° 7, décembre 1929, p. 382), propose une définition de l’informe qui nous semble toute indiquée afin de penser les dimensions multiples de l’œuvre de Virginie Hervieu-Monnet. Cette notion de Georges Bataille a connu une postérité importante auprès des avant-gardes artistiques, et plus particulièrement auprès de Robert Morris, qui s’en saisit pour développer sa théorie de l’Antiforme en 1968, en retenant de l’informe son pouvoir de rébellion contre la volonté d’imposer un ordre aux choses. C’est par cette filiation intellectuelle et artistique qui fait dialoguer Georges Bataille et Robert Morris que nous conduirons notre analyse. Les rapprochements que nous faisons avec l’Antiforme de Morris se situent dans l’intérêt primordial que Virginie porte aux changements d’états de la matière. L’artiste se saisit de sacs-poubelle, de sacs de caisse, de housses plastiques, de filets de ravalement de façade, mais aussi de la laine ou encore du verre, qu’elle soumet à des gestes qui les transforment et génèrent l’œuvre, dont la forme est déduite par la réaction des matériaux. Si cette chaîne opératoire est la plus lisible dans le cadre de la considération de son processus de création, elle est loin d’être exclusive. Les interventions sur les matériaux peuvent aussi être le fait d’un tiers, qu’il soit anonyme dans le cas de quelques objets trouvés, ou qu’il s’agisse d’un collaborateur dans le cas par exemple d’une résidence au Centre International d’Art Verrier de Meisenthal. Également, les transformations peuvent résulter de phénomènes entropiques liés aux qualités du matériau lui-même. C’est par ce rôle central que joue la matière, qui au lieu d’être contrainte en vue d’obtenir une forme pensée a priori est au contraire celle qui détermine la forme, que l’œuvre de Virginie s’ancre dans l’héritage artistique de l’Antiforme.

Revenons ainsi à Georges Bataille, et aux questions de terminologie. Et rappelons que selon lui « un dictionnaire commencerait à partir du moment où il ne donnerait plus le sens mais les besognes des mots », nous invitant à examiner les usages qui se cachent derrière les désignations. Dans l’œuvre de Virginie, cette besogne de l’informe peut être pensée à partir de la notion d’activité, qui est au cœur de son exposition à Vidéochroniques. Jean-François Chevrier, dans son ouvrage Œuvre et activité. La question de l’art (éditions L’arachnéen, 2015), caractérise l’activité comme une occupation régulière qui peut s’exercer sans finalité productive a priori. Nous pouvons poursuivre en distinguant le faire de l’agir : là où le faire désigne un objectif et un achèvement, l’agir ne suppose pas de finalité pensée en amont. Ces contours théoriques de la notion d’activité résonnent fortement avec la démarche de Virginie, dont la pratique artistique est quotidienne et régulière, sans distinction entre l’espace de l’atelier et le lieu de vie, et à partir de matériaux et outils (casserole, fer à repasser, four, ciseaux, etc.) immédiatement disponibles. Elle est par ailleurs largement confidentielle, exempte d’un horizon qui est celui de l’exposition. En effet, la monstration du travail n’est pas intégrée dans le projet de l’œuvre. Collection est une pièce qui exemplifie cette dynamique de l’activité. Elle se compose d’un ensemble d’objets hétérogènes qui sont des échantillons de matériaux, des résultats d’expérimentations, des objets trouvés, tous considérés par Virginie comme insuffisants pour faire œuvre, et cependant soigneusement conservés depuis une vingtaine d’années. Ce n’est qu’en 2014, à l’occasion de l’exposition La Collection (à l’Atelier rue du Soleil à Fraïsse des Corbières), que cet ensemble d’objets est élargi par de nouveaux possibles, selon les mécanismes bien connus de la performativité de la mise en exposition. Oscillant dorénavant entre œuvre à part entière et matrice de la démarche, Collection joue de statuts multiples et instables, inhérents au régime de l’activité. Mais afin de prendre toute la mesure des répercussions que ce régime a sur la portée de l’œuvre de Virginie, il est nécessaire d’en affiner l’analyse en spécifiant que les conditions de cette activité sont celles de l’économie domestique. Comme nous l’avons souligné, les matériaux, les outils, les techniques et les gestes se rapportent à son environnement quotidien et immédiat, et ce faisant portent la marque de tâches genrées : repasser, cuisiner, tisser, faire des bocaux etc. La notion d’activité permet alors de comprendre la dialectique effective entre problématiques matériologiques et rhétorique du féminin. Mais aussi de préciser les rapports entretenus avec l’histoire des avant-gardes. À partir du texte de Hal Foster « Erreur sur le cadavre » (2002), nous proposons de lire l’œuvre de Virginie Hervieu-Monnet à l’aune d’une « double réflexivité », qui entremêle recherches formalistes et préoccupations extrinsèques dont la portée est politique et sociale. Cette articulation serrée permet de contourner les écueils du pastiche historique qui s’appuierait sur la seule répétition explicite des dispositifs des avant-gardes, ou la revendication littérale de ses stratégies. En frayant entre les catégories artistiques identifiables et intellectuellement confortables, l’œuvre de Virginie accomplit ce que Georges Bataille caractérisait comme étant au cœur de la puissance de l’informe : la déclassification.

Marie Adjedj, février 2017

 

 

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