Texte de Sylvain Pack, août 2008
La poésie plastique d'Alexandra Guillot a de nombreuses constances : certaines sont flexibles, souples même lâches, d'autres tenaces, sont extrêmement tendues, résistantes. Je me demande aujourd'hui par quoi commence-t-elle, dans quel ordre cela se fait, quelle rapport électif entre- tient-elle avec la matière ? Quand on vous amène à croire que vous circulez dans une forêt en- chantée dans un lieu éminemment soporifique et faussement neutre d'une galerie ou d'un musée avec 5, 6 troncs en mousse découpés à la scie électrique pour gigot, y aurait-il quelques nécessités intérieures ou quelques envies de persuasion qui dépassent la simple virtuosité sculpturale ?
Cette pièce environnementale et féerique, plus auto-biographique qu'on ne le pense, est l'aboutissement de nombreux essais et connaîtra-t-elle encore sans doute d'autres activations. Je crois que l'exercice de répétition formelle est à la base de la majorité des réalisations d'Alexandra Guilot. Sans démonstration aucune mais en connaissance de causes (les dates et les photographies d'Opalka, les cartes et l'encre d'Alighero Boeti) Alexandra Guillot recouvre des cahiers à carreau d'innombrables croix distinctes, faites au stylo, les unes à côté des autres, remplissant chaque jour des pages, et des pages, et des pages... En existent-t-ils de parfaites ? Sur les milliers déjà tracées, y en aurait-il une identique à une autre ?
Ce travail d'anti-mort, de présence à la mort est une introduction risquée et sombre à l'éclosion et à la diffusion actuelle de son vocabulaire plastique mais il trouve sa légitimité dans l'observation des matériaux et des références rencontrées. Le stylo et le cahier sont des matériaux redoutables. Évidents, fragiles, forts. On peut tous mourir. On va tous mourir mais nous en avons différemment conscience. Je crois qu'Alexandra Guillot le répète sans cesse sur ses cahiers du tout-le-monde. La vie du cahier est une prison inflexible sur laquelle l'artiste coche le temps. Et pendant que cette méditation active se répète, les cahiers deviennent peu à peu des sculptures solides et muettes, au milieu du vacarme des productions de l'art, redonnant toutes les libertés au vacuum de la papeterie, de la lettre, du message.
J'entre donc dans les territoires installationnistes et multimédia d'Alexandra Guillot par la porte de cette vanité « sur-citée ». Mais je ne la traverse jamais dans son artefact classique, face à une tête de mort. J'y pénètre comme lors d'un processus orphique par lequel le nouvel héros de l'art, le spectateur, pris dans son jeu de rôle participatif, aurait à perdre tout espoir, serait prié de laisser ses valises à l'entrée pour plus de légèreté, pour plus de clés livrées dans le labyrinthe infernal que sont nos propre névroses. Car encore, dans la pratique concentrée de cette artiste, il y a cette partie lisible, souvent claire (rarement lisse) et l'autre partie, en creux, un établissement mental assez effrayant, sub-organisation kafkaïenne, mise en réseau lynchéenne dans lequel s'imbriquent masques, apparats... Bien à propos, je me rappelle de cette décharge de bijoux, boucles, broches, colliers, dorures maintenues contre le mur par une petite plaque et deux équerres, métamorphosée en un tas, un petit tas pendant sur les côtés, pièce d'une grande élégante, pauvre et cinglante à la fois.
Eléments, fragments, agencements subtils.
Alexandra Guillot fait aujourd'hui une lecture toute personnelle de l'art post-moderne et de l'art contemporain. Tout comme l'utilisation constante qu'elle a du Yi-king, des bâtons et de la fumée, la jeune sybilline redistribue les cartes d'un jeu de l'art plus que secoué, pour en faire des énigmes individuelles, toujours plus coriaces, toujours plus sérieuses. Au-delà d'un jeu de mot et d'une participation à l'exercice de la fameuse phrase lumineuse, que vois-je dans la dernière pièce que l'artiste réalise pour écrire le mot néon avec du fil électrique au bout duquel une ampoule brille ? ... certes une appartenance désormais familière à l'arte povera, à l'humour de Bruce Nauman et de ses descendants mais j'y trouve surtout de quoi m'y perdre. Ce qui est devenu pour moi, sans que je m'en rende compte, une sorte de critère d'appréciation. Être perdu mais guidé, les yeux dans l'inconnu mais que je sente encore comme une présence, une tension.
Ici cela pourrait être comme :
- une action qui échappe à la tautologie formelle qui devrait l'attendre
- le résumé d'un poème nostalgique et néantisant, un haïku, un casse-tête chinois (qui n'est pas étranger à son parcours de jeune artiste puisqu'un post-diplôme d'étudiant en art lui avait été octroyé en 200 (?) pour qu'elle poursuive et déroule ce lien à une pensée asiatique déjà féconde)
- une indomesticité de l'Idée, « Ceci n'est pas une pipe » (René Magritte)...
La main qui est tendue ici pour moi, en tant que spectateur, c'est la simplicité et l'accessibilité à la réalisation factuelle de l'objet. J'ai l'impression que j'aurais pu le faire... Nous pouvons tous faire de l'art. Je pense maintenant qu'il s'agit plutôt d'une distinction gracieuse et secrète de présenter son regard au monde, cachant habilement la réalité autrement plus complexe de faire aboutir des processus artistiques et celle de faire plier la matière à des fantasmes ou des contradictions personnelles.
J'imagine dans les gestes d'Alexandra Guillot une dévaluation consciente de la matière, comme pour mieux s'en jouer, une dépréciation active, qui lui permet beaucoup de liberté dans les matériaux utilisés, qui lui permet de « rehausser », de « rejoindre » sa vie aux poèmes épars qu'elle écrit. « Fragile, Fragile... » sont les mots que répètent sans cesse de longs scotchs déroulés, tressés habilement, recouvrant l'entièreté d'un parquet. Voici une pièce d'Alexandra Guillot dont on peut immédiatement saisir toute la dimension vibratile, reconnaissable entre milles, à la façon du scribe patient et méticuleux, conscient du mot, de convoquer les autres, les cachés, les « fragiles » : raboteurs, « galériens », manutentionnaires ...
Qui n'eut pensé à telle intervention si ce n'est le poète, qui retrouve, sur le plus usité des appareils humains qu'est le sol, l'immensité d'une page ? Alexandra Guillot passe beaucoup de temps avec elle-même. Sinon elle travaille pour nous, régulièrement, de manière discrète, observatrice de certaines beautés, de certaines disgrâces qu'elle mentionne et conserve pour réfléchir à posteriori, pour penser des raisons de vivre. Vous trouverez sans doute cette dernière expression, sèche, existentielle, voire juste cruelle. Peut-être... mais je veux là aussi comprendre un dépassement réaliste des avant-gardes du XXe siècle et surtout, en sus-dit, la lucidité acquise d'un monde sociétal inégalitaire et auto-réprimé. Le récit journalier qu'elle avait entrepris lors de son séjour en Chine (qu'elle pourrait tout autant reprendre, aujourd'hui, en France) et dont je fus un des heureux lecteurs en est le dernier et parfait exemple : jamais l'artiste ne manqua de jaillir au milieu d'annotations intimes et d'élargir notre expérience affective à une expérience réactive, électrique, de révolte commune. |