Jérôme GRIVEL 

Mélodrame synthétisé par apprentissage audio visuel 2015
Avec Cédric Févotte
Vidéo générée par programme informatique, extraits de films noir & blanc, projection vidéo, moniteurs cathodiques, sonore, 9’ 14’’ en boucle
Vues de l'exposition Sensation é/mouvante, Espace de l'Art Concret, Mouans Sartoux, 2015
Photographies Ombline Ley

Projet réalisé avec la collaboration de Cédric Févotte, chercheur cnrs en mathématiques appliquées menant des recherches et réflexions autour des protocoles de traitement et séparation de signaux.
Le dispositif est constitué de 20 extraits cinématographiques. En clin d’oeil à l’activité scientifique de Cédric Févotte, dont la recherche est vouée aux traitements de signaux et notamment à la séparation de source, la base de données commune est littéralement constituée de 20 scènes de séparation.
Par l’analyse des images associées au sons, les séquences forment une base d’apprentissage qui permettent la synthèse d’une nouvelle scène cinématographique amorcée par un thème musical larmoyant composé pour l’occasion.

 

Extrait vidéo

Primitive d'apprentissage #7 à #9 2015
Avec Cédric Févotte
Impression numérique sur papier baryté, 24 x 30 cm
 
Lire le texte de Simone Dompeyre


Le laboratoire en exposition ou presque. Le défi au cinéphile ou au chercheur.
Le plaisir de saisir d'où ça vient et ou ça mène. L'idée, la pratique, la mise en acte. Cette installation y participe. D'emblée, elle distingue différemment des sources et des méthodes de transmission. Écrans cathodiques avec lecteur DVD pour diffuser des fragments de films de cinéma. Écran récepteur des mêmes fragments modifiés informatiquement et projetés par un vidéo-projecteur, appareil numérique.
Ce n'est pas une leçon d'histoire des médias audiovisuels mais une plus complexe transmigration des composants audiovisuels. Le projet n'est pas chronologique mais synthétique. Le titre énumère les divers points du projet : Mélodrame synthétisé par apprentissage audiovisuel et si chaque mot est compréhensible, la formulation qui les assemble l'est moins.
Originellement lié à la musique, le genre ne renvoie plus que rarement au dialogue chanté entre le coryphée et un des personnages de la tragédie grecque mais qualifie roman puis théâtre populaires qui accumulent des situations propices au pathos en des péripéties inattendues - mais espérées par le destinataire - dont la multiplication touche la limite du vraisemblable. Le genre à faire pleurer.
"Synthétiser" en accord avec son étymologie, le " syn" grec/ avec, c'est associer, assembler voire condenser. Désormais c'est aussi la production d'images sans référent, images calculées, images fabriquées désormais le plus souvent par l'informatique.
Le rapprochement du genre avec cette épithète perturbe déjà, à moins d'y lire : la production d'un genre larmoyant fait par informatique ce qui éclaire simultanément, la seconde partie de l'expression qui implique un travail de distinction du "message audiovisuel".
Le projet réclame de s'emparer d'images plaintives pour les transformer en autres images gardant le parfum des premières.
Sur une petite estrade, cinq écrans cathodiques imposent leur volume. Leur superposition refuse la fonction de diffusion de messages, d'informations, de films...du petit écran de famille, classé en ses débuts, par provocation, comme "appareil ménager". A chaque écran sont dévolus des fragments de films, ainsi entre-vus au sens littéral, fragments contre fragments, focalisation contre focalisation.
Un écran accroché contigu diffuse un seul " film", un film préparé fait de tous les fragments synthétisés, ce qui partage le processus de Separation(s), dont le (s) oralisé agit à la manière dont Godard avec Histoire(s) du cinéma posait la question de la possibilité : est-ce?.  Il figure aussi le pluriel des expériences menées en informatique et cinéma sur la séparation.
Cette proxémie des appareils diffuseur efface toute approche du type, jeu de plateau télévisuel, tout quiz même si le cinéphile ne résiste pas à reconnaître le plan, le geste, le sourire, la déconvenue...Chacun, en revanche, saisit les parentés de ces scènes, ce qui les rend proches, outre le noir et blanc: la notion de séparation, d'échec d'une relation, de perte amoureuse, de départ en regret même si parfois d'épisodes d'une relation en amour. Les divers couples s'y secouent du moins sentimentalement, s'éloignent l'un de l'autre et parfois ainsi que leurs fragments revisités, s'y retrouvent. Cependant, rarement, la chance est laissée à l'Amour avec majuscule, le grand indéfectible. Rien de cruel pourtant dans le projet, mais un private joke, le jeu de mot du scientifique spécialiste de la " séparation des données" pour cet "apprentissage" retient des moments cruciaux de films lors desquels souffrent des couples.
S'il est simple de décoder une scène de rupture, il l'est moins de saisir la démarche du chercheur en informatique, pour lequel une donnée n'est que la représentation d'une information dans un programme, souvent codée. Les données décrivent les éléments du  logiciel et sont gardées et classées sous différentes formes textuelles, images, sons, numériques etc.
Le jeu de données dites d’apprentissage a été constitué à partir de ces séquences cinématographiques. Les flux audio et visuel de ces séquences - sons et images- ont été séparés et découpés en séquences conjointes dont l'analyse informatique a extrait un ensemble de motifs audiovisuels représentatifs. Dans une seconde phase, la structure de ces motifs est reprise pour générer des images originales à partir d’une nouvelle bande sonore. En d’autres termes, la musique fait resurgir des images correspondant aux motifs audiovisuels préalablement appris. Ces images défilent et se mêlent à l’écran, au gré du contenu spectral de la musique.
Peu à peu s'éclaire le titre : le mélodrame n'est pas le genre des films collectes, il est le ton  des séquences d'images générées par ordinateur, synthétisées, séquences d'images en corrélation avec la bande sonore volontairement "larmoyante" composée par Jérôme Grivel et produite par le passage de cette bande son à travers un algorithme.
La rencontre de ces préoccupations adhère à l'art expérimental comme art de recherche, dont le médium cinéma ne se dissout pas avec une histoire ni n'exalte de Stars.  L'audace, cependant est grande d'affecter le même coefficient à des films très divers, diversement appréciés, dont certains figurent sur la liste des films indépassables. Si la séparation y prend diverses figurations, de l'amour à la tromperie, aucun d'eux n'est un mélodrame alors que les genres répondent à la variété des spectateurs et que les films vont de 1921 à 1995 - date anniversaire des cent ans du cinéma.
 

Les Amours d’une blonde de Forman de 1965, dont le pluriel amorce la déconvenue d'Andula -la jeune ouvrière qui au bal organisé par la direction de l'usine pour que s'amuse son personnel, se laisse séduire par un jeune musicien de l'orchestre, espère, après leur nuit amoureuse aller à Prague pour en rencontrer les parents- à un Western des plus reconnus pour la rare maîtrise temporelle du récit cinématographique coïncidant avec la durée du film - High Noon, Le train sifflera trois  fois de Fred Zinnemann en 1952, où le shériff abandonné de tous parvient à décimer le gang déterminé à la tuer pour avoir fait condamner son chef, grâce à l'aide de sa jeune femme. Et cet autre film à train, jusqu'au titre éponyme: Shanghai express de Joseph von Sternberg, de 1932 où Marlène Dietrich en Shanghai Lily fait battre le coeur des hommes y compris le chef rebelle qui a arraisonné le train pour y enlever un otage que Lily a tenu à être...
S'y croisent la série avec Zorro’s Fighting Legion. Zorro et ses légionnaires de John English et William Witney de 1939; le film noir avec l'employé d'une société d'assurances tombant amoureux et leurré par sa cliente le poussant à tuer son mari: Double Indemnity/Assurance sur la mort de Billy Wilder de 1944 et The Night of the Hunter/ La Nuit du chasseur de Charles Laughton de 1955 où un prêcheur abominable séduit la femme d'un condamné pour vol et poursuit sur son cheval, ses deux très jeunes enfants pour récupérer l'argent du délit sur ses mains deux tatouages : Love/hate; très éloignée de cette noirceur, la comédie avec le savant en quête de l'eau de jouvence, amoureux mais étourdi: Monkey Business/Chérie, je me sens rajeunir de Howard Hawks de 1952; le film en temps de guerre, la deuxième, Ice Cold in Alex / Le Désert de la peur de J.Lee Thompson de 1958, où une unité médicale de deux hommes et deux femmes doivent rejoindre les lignes britanniques à Alexandrie et le si diamétralement opposé à l'héroïsme dans son cynisme et le marché noir et l'ivrognerie avec son mémorable " Salaud d'pauvres" : La Traversée de Paris, de Claude Autant-Lara de 1947. Des amours vraies, celui contrariée par les valeurs du mariage avec Brief Encounter/ Brève Rencontre de David Lean de 1945.  Celui contrarié par le mal être: Les Désaxés /The Misfits de John Huston, de 1961, amours désenchantées qui part d'un divorce et se termine sur le départ de celle dont pourtant les hommes "tombent" amoureux. Plus proches en date et en séparation, Stranger than paradise de Jim Jarmush, de 1985, un road movie de la déréliction, dont le trio à la silhouette imprescriptible, ne peut que se perdre de vue après tant de kilomètres traversés  précède cet autre titre déceptif,  qui lui condense l'impossibilité de la rencontre et sanctionne la séparation obligée : La Haine de Mathieu Kassovitz de 1995. Le fil narratif est conduit par un trio de copains de la cité, le long de nuits d'émeute, de confrontations violentes, avec en leitmotiv, le Magnum perdu par un policier et retrouvé par Vinz, l'un d'eux, jusque dans la copie du geste cinématographique "culte" de Taxi Driver, son braquage contre la tempe devant le miroir de la salle de bain, avec la phrase tout aussi " culte": " You talkin' to me". Son explicit cadre Hubert et un policier se tenant en joue mutuellement quand un coup de feu venu , attire le gros plan-visage de Saïd- le troisième- qui ferme les yeux.
Cependant, montées avec  ces versions de la perte, des possibilités de se retrouver s'énoncent. Ainsi poursuivre notre visite en cinémathèque pour ces fragments d'avant le parlant qui eux-aussi se prêtent à cette collecte, fleurant l'amour et des séparations seulement éphémères, de péripéties narratives. L'amour paternel du clochard au fils trouvé avec The Kid, celui amoureux de Safety Last!/ Monte là-dessus de Fred C. Newmeyer et Sam Taylor, de 1923 avec l'inoubliable suspension aux aiguilles de l'immense horloge d'un building au-dessus du vide, de Harold qui fit sans doute, beaucoup plus pour la renommée du film que son happy end plus convenu d'accord amoureux avec la fiancée et cette autre prestation du même Buster Keaton, réalisateur cette fois et interprète de Seven chances de 1925, jeune homme se cachant vainement, courant éperdument pour échapper aux nuées de fiancées recherchées pour obtenir un héritage. Cela se joue après le passage au parlant, puisqu'en 1931, avec à nouveau un écho de Chaplin, en City light où la séparation est celle entre le vagabond réel et l'homme riche qu'il feint d'être, entre son apparence et celle de la jeune aveugle vendeuse de fleurs qu'il parvient à faire opérer, elle qui voyante, désormais, le reconnaît au toucher de la main....et les balbutiements dans l'apprentissage de la parole de Tarzan the ape man/ Tarzan, l'homme-singe de W.S Van Dyke, de 1932, qui s'avèrent leurs premiers pas vers l'amour: "Moi, Jane/moi, Tarzan" ,
L'oeil cinéphile heureux de ces rappels, de cette vivante mémoire s'en sépare happé par les superpositions, les flammèches d'images, les traces ectoplasmiques en mouvement sur l'écran; variantes du travail mémoriel, de la force rémanente des plans cinématographiques qui nous hantent heureusement.
L'invention numérique s'éprend du film.

Simone Dompeyre, Texte du catalogue du festival Traverse Vidéo, Toulouse, 2021

 
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