Jérôme GRIVEL 

Le Bail : Modèle à conversation, la sculpture que vous présentez dans le jardin n’est pas seulement une œuvre qui se regarde, mais aussi une œuvre qui se « vit », s’expérimente, se manipule. Son but n’est pas l’utilité pratique comme c’est le cas dans les objets quotidiens, il s’agit plutôt ici d’une forme de conversation. Pouvez-vous nous préciser ses modalités ?

Jérôme Grivel : Modèle à conversation est le titre générique d’une série relativement récente dans mon travail. La toute première sculpture a été conçue à l’origine pour répondre à une commande que m’avait passée Michaël Allibert (le chorégraphe avec qui je collabore régulièrement autour d’un travail à quatre mains sur des pièces transdisciplinaires art plastique / danse) pour sa dernière création Esthétique du combat. Il m’avait demandé de réfléchir à un objet qui serait à la fois une maquette, une sorte d’architecture, une barricade et une sculpture qu’il pourrait aussi manipuler sur scène. Ça a été assez compliqué pour moi de répondre à cette commande puisqu’il y avait beaucoup de demandes et de notions à faire tenir dans un seul objet. J’ai donc fait pas mal d’essais avant d’arriver à la forme définitive, qui était la plus simple à priori et en même temps celle qui offrait le plus de possibilités dans sa manipulation. Il s’agit d’un ensemble de baguettes assemblées entre elles avec un système d’articulations et de charnières de sorte que la sculpture puisse prendre diverses formes et être pliable. Complètement déployée, elle prend une envergure d’environ six fois ça forme pliée. J’aime assez l’idée d’une pièce qui puisse moduler la place qu’elle tient dans l’espace, entre quelque chose d’assez discret et une occupation invasive. À la base donc, cette sculpture a été conçue presque comme un protagoniste d’une pièce de danse, en duo avec le chorégraphe. Ici, je présente une version deux fois plus grande, ce qui va certainement créer un tout autre rapport corporel quand on la manipule. C’est la première fois que je montre une sculpture mise à disposition de cette manière dans un espace public et je suis assez curieux de voir si cela va prendre ou pas... Si les visiteurs et usagers habituels du CAP vont s’emparer de la chose... Je vois cette pièce comme une proposition ouverte, une invitation qui n’a aucun caractère obligatoire. Qu’elle soit manipulée ou pas, la manière dont cette pièce est fabriquée indique clairement qu’elle peut l’être. Elle porte donc en elle la potentialité de toutes les formes qu’elle peut prendre et j’aime que la première approche soit un jeu mental et spéculatif entre celui qui la regarde et elle. Mais au delà de l’aspect purement conceptuel et mental, j’ai travaillé à faire en sorte que la manipulation apporte une réelle dimension supérieure. C’est ici que l’on retrouve la notion de « conversation » : quand on manipule cet objet, il ne nous obéit jamais totalement, il y a toujours une différence entre l’idée que l’on se fait de la « pose » qu’on lui donne et celle qu’elle veut bien prendre. Elle demande à celui qui bouge avec elle de porter attention. Ça ne veut pas nécessairement dire d’être précautionneux mais de composer avec elle. C’est une forme de négociation, de faire-avec, de tissage entre le corps qui la manipule et la sculpture.

Le Bail :
Plusieurs de vos œuvres font l’objet de séries et de variations comme si elles recèlent en elles-même une multiplicité de formes et d’états en perpétuel changement. Cet aspect est également présent dans vos dessins et maquettes qui contiennent un potentiel d’évolution, de devenir. Y a-t-il un moment où la sculpture prend une forme définitive ? Ou le processus se fige ?

Jérôme Grivel :
Je travaille effectivement beaucoup par séries. C’est une façon de ne pas répondre de manière ferme et définitive à une question, à un problème mais au contraire d’en épuiser les possibles, de les mettre à l’épreuve. C’est aussi un bon moyen de maintenir un travail régulier : on a beau refaire le même geste il sera toujours différent et peut potentiellement ouvrir sur de nouvelles interrogations. J’aime bien me faire surprendre par mon propre travail (l’inverse serait à mon sens très ennuyeux) et il n’est pas rare que des lectures ou des expériences viennent apporter un éclairage nouveau de façon rétroactive sur d’anciens travaux. Il est donc assez rare que je clôture de manière définitive une série... En tout cas je ne m’interdis pas d’en reprendre une si cela me semble nécessaire et/ ou intéressant de le faire. Je me méfie suffisamment des personnes qui posent des affirmations et se positionnent en tant que détenteurs de savoirs et de vérités pour ne pas le faire moi-même. Les choses sont toujours plus complexes qu’il n’y parait et les solutions ne valent la plupart du temps que pour des situations locales et contextuelles... Je considère donc quasiment systématiquement que je « ne sais pas » et que « ceci n’est pas forcément la solution », ce qui n’est d’ailleurs pas toujours une position confortable à habiter... C’est en ce sens que je parle de mes travaux en tant que propositions, situations ou expériences. Par extension, on trouve régulièrement des termes comme « maquette », « projet » ou bien encore « étude » dans mon travail. D’une part ça me permet de manière assez jouissive d’imaginer et de faire exister des œuvres sans me poser le problème de la faisabilité technique, financière ou toutes autres contingences extérieures sources de castration créative, d’autre part de laisser une place aux différents imaginaires projectifs propres à chacun et enfin de pouvoir mettre en critique une version d’un projet par rapport à une autre. Générer de la tension entre les choses m’intéresse et, à mon sens, c’est là qu’elles peuvent prendre consciemment leurs places dans le monde. Pour répondre donc à votre question, il y a des formes arrêtées dans mon travail mais je crois qu’elles ne sont pas pour autant figées, en tout cas je l’espère car sinon cela serait mortifère.

Le Bail : Vous employez un vocabulaire de la danse et du théâtre pour qualifier vos performances et sculptures : par « geste vocal » ou bien « improvisation architecturale », vous proposez des nouveaux rapports entre les domaines. Votre travail met en jeu le corps et ses limites dans des situations et à partir de protocoles parfois contraignants, éprouvants. La transdisciplinarité vous permet-elle d’élargir les possibilités ? Accéder à une nouvelle perception et conscience des choses ?

Jérôme Grivel : De fait, une pratique transdisciplinaire ouvre un champ d’investigation élargi. Mais je suis moins intéressé par faire un commentaire sur les différentes pratiques artistiques que de trouver une forme juste à une question spécifique ou bien encore par mettre en dialogue, à partir d’un même ensemble d’idées, une façon de faire par rapport à une autre. La façon de faire d’un sculpteur par rapport à celle d’un chorégraphe par exemple. Mais tout ceci n’est pas très nouveau et j’ai l’impression que c’est une constante que l’on retrouve de tout temps et chez beaucoup d’artistes. Au final, ce sont surtout les institutions qui ont tendance à cloisonner et à coller des étiquettes. Pour ma part, les choses se font aussi beaucoup par rencontres heureuses et par opportunités. Comme je l’ai dit, j’aime être surpris et je fais en sorte de laisser la porte suffisamment ouverte pour que cela advienne. C’est ce qui fait que je travaille souvent en collaboration avec le chorégraphe Michaël Allibert pour des pièces entre danse et art plastique comme je l’ai déjà mentionné mais aussi avec des scientifiques, des musiciens etc. J’aime me nourrir de rapports transversaux qui amèneront mon travail à un endroit que je n’aurais pu présager seul. Concernant les termes « geste vocal » et « improvisation architecturale », ils désignent deux séries de pièces qui travaillent des situations limites où les corps basculent d’un état à un autre, notamment au travers de processus entraînant un effondrement. Ils peuvent effectivement ramener à un vocabulaire emprunté à d’autres champs de l’art (surtout à la musique et à la danse, pas tant au théâtre dont je me méfie quelque peu) mais l’utilisation de ces termes n’a pas été spécifiquement motivée par une référence à ces disciplines. « Geste vocal » désigne les techniques ou utilisations de la voix que j’utilise pour un cycle de performances s’appelant Occurrence. Lors de ces performances, muni d’un micro et d’une pédale d’effet permettant d’enregistrer des boucles de sons, je puise dans un répertoire allant des chants traditionnels jusqu’aux techniques des musiques extrêmes. Ces sons, inspirés par exemple des chants de gorge inuits ou des hurlements du punk et du métal, sont aussitôt rediffusés et amplifiés, se surajoutant les uns aux autres. Je suis ainsi constamment contraint d’augmenter le volume de ma voix pour passer par-dessus celui de la machine. C’est un exercice d’épuisement où la production physique tente de concurrencer la retransmission technique dans une fuite en avant vouée à l’effondrement du corps. Improvisation architecturale est le nom d’une série de sculpture dans laquelle je construis des structures complexes qui, réalisées à partir de matériaux de constructions légers et non appropriés, finissent par s’effondrer. Je n’entends pas par “improvisation” le fait d’improviser moi-même une forme architecturale mais au contraire, que l’architecture construite suivant un plan défini à l’avance et le plus souvent archétypal (couloir, abri, kiosque, gradin..), improvise elle-même sa forme finale. Elle compose ainsi entre la force de gravité, sa structure et ses matériaux, et s’octroie par là même une part de liberté et de réinvention.

Le Bail : Une certaine forme d’humour se dégage du titre de la série Pièces innocentes car il s’agit de mauvaises blagues dont vous occultez une partie et ne gardez que la chute. De l’humour également dans l’absurdité de mises en scène ou la répétition d’une action vaine... Est-ce un aspect de votre travail que vous revendiquez ?

Jérôme Grivel : La série Pièces innocentes traite d’une certaine forme d’humour, d’une manière de se servir de l’humour comme légitimation ou déculpabilisation de pensées sources de clivages et de différenciations. Je pioche dans un répertoire de blagues racistes, homophobes, sexistes et autres réjouissances et n’en garde que la chute que je traite ensuite à la manière de maximes, d’énoncés conceptuels ou bien encore de notices pour des sculptures ou installations. Ainsi isolées, les chutes de ces blagues prennent un statut différent et ambigu mais garde ce léger goût de déjà vu. Et ceux qui connaissent reconnaissent... Cette série prend son point d’achoppement dans l’humour mais je ne pense pas qu’elle soit foncièrement drôle. A la limite, on pourrait dire qu’elle est ironique. Deux des mécanismes propres à l’humour, à ce qui fait que quelque chose est « drôle », sont d’une part le fait de briser une norme, qu’il arrive quelque chose d’incongru et d’autre part que cette incongruité soit jugé comme « inoffensive ». Un mannequin qui tombe du podium pendant un défilé ça peut être drôle. Le sérieux de la situation et le canon de beauté que représente le mannequin en train de défiler est une norme suffisamment cadrée pour que la perte de contrôle d’une chute tourne au ridicule... d’autant plus si elle se relève et tente de faire mine de rien. Par contre, si le mannequin, en tombant, se fait vraiment mal, cela devient tout de suite moins drôle... C’est ce caractère inoffensif que je travaille dans cette série et c’est de là que vient le terme « innocence ». Ce type de blagues convoque une séparation entre un groupe constitué et un « autre », dont on peut légitimement se moquer parce qu’étant exclu du groupe, il perd sa pleine reconnaissance d’individu, voire d’humain. Ce qui me pose question, ce sont les mécanismes qui amènent à refuser cette reconnaissance tout en se considérant comme innocent, et le caractère a priori inoffensif de l’humour est une bonne stratégie pour cette « tentation de l’innocence ». Je suis assez frustré de voir à quel point on peut refuser de prendre ses responsabilités, ou bien se cacher confortablement derrière un cynisme stérile. Ce n’est pas que je pense pouvoir y changer grand chose mais cette frustration me sert souvent de moteur pour travailler. Concernant les situations et les actions considérées comme vaines et/ou absurdes, elles convoquent une version de l’humour qui permettrait quand à elle de pouvoir négocier avec une situation embarrassante ou psychologiquement éprouvante en en riant, ce qui la dédramatise et la met à distance. C’est ce qui arrive parfois quand je hurle jusqu’à épuisement dans mes performances. Il y a régulièrement des personnes qui en rient. Ils rient en général au début mais ensuite, comme je tiens la chose de manière sérieuse et qu’ils me voient souffrir, le rapport empathique et émotionnel se transforme. Il y a souvent cette tension entre humour et cruauté.

Propos recueillis par Le Bail, septembre 2019
 
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