Sans titre (Passagers du silence) 2011-2014
Résine et mortier, 15 personnages échelle 1
«Vertigineux tourbillon de nations, de cultures, de sociétés détruites, éclatées, ravagées, que la misère et l’extension mondiale du capitalisme jettent, en miettes, dans les multiples canaux de drainage de la force de travail. Camarades turcs, yougoslaves, algériens, marocains, espagnols, portugais, sénégalais, je n’ai connu que des bribes de votre histoire. Qui pourra jamais la raconter en son entier, cette longue marche qui vous a un à un happés vers le travail d’O.S ou de manoeuvre, les vampires recruteurs de main-d’oeuvre, les laquais des multinationales venus écumer la misère des plus lointains villages, les bureaucrates et les trafiquants d’autorisations en tous genres, les passeurs et les trafics de papiers, les bateaux surchargés, les camions brinquebalants, les cols passés à l’aube frileuse et l’angoisse des frontières, les négriers et les marchands de sommeil ?»
Robert Linhart, L’établi, les éditions de minuit, 1978
(…) Avec l’œuvre Passagers du Silence, une installation composée d’une quinzaine de sculptures en résine et ciment, Karim Ghelloussi nous invite à vivre une expérience essentielle. Celle de la confrontation à une réalité qu’il a su augmenter d’une charge poétique qui, ici, donne toute sa force à ce groupe d’une grande puissance réalisé à taille humaine, et qui nous rappelle de manière étonnante un autre groupe sculpté connu de tous : « Les Bourgeois de Calais » d’Auguste Rodin, œuvre achevée en 1889.
Auguste Rodin sculpte un sujet d’histoire inscrit dans le passé ; Karim Ghelloussi, un sujet d’actualité, un moment de notre histoire qui s’écrit, là, sous nos yeux.
Qui sont ces gens ? Quels sont ces liens invisibles qui les entravent. Quel est ce sacrifice qui est en train de s’accomplir ?
Ces gens, ce sont des migrants auxquels nous sommes visuellement et physiquement confrontés de manière étonnamment directe par l’entremise du geste et de la pensée de l’artiste. Ces liens, ce sont les évènements qui les poussent à partir. Le sacrifice ou plutôt « les » sacrifices sont, pour eux, nombreux. Leurs bagages sont modestes voire inexistants. Ils ont tout laissé derrière eux, biens, famille et amis.
En abordant cette œuvre, en se rapprochant de ce groupe, nous nous mêlons à ces migrants, nous les croisons dans le silence de leur passage, nous les côtoyons.
Leurs vêtements ne permettent pas de les identifier, leurs traits non plus. Ce sont peut-être des bourgeois, des ouvriers, des paysans, de toute façon des gens arrachés au quotidien ordinaire de la vie. Leur anonymat nous renvoie à notre indifférence à leur encontre. La projection est inévitable. Ce sont eux aujourd’hui, peut-être nous, demain.
Derrière la fatigue, l’épuisement, nous devinons une grande dignité, une force malgré tout. La force du désespoir, la force que donne, aussi, l’espoir d’une meilleure condition, d’un plus grand respect de la personne humaine, de la vie.
Le choix des matériaux, pauvres et ingrats, fait par l’artiste nous renvoie au regard que nous portons sur ces phénomènes, à nos peurs effrayantes que Karim Ghelloussi nous invite à dépasser.
Il nous convie aussi à nous laisser porter par notre propre humanité, à faire ce voyage intérieur, silencieux et nécessaire afin que nous portions un autre regard sur ces personnes que nous pouvons croiser, dès aujourd’hui, dans une gare, un train, le long d’une route, dans la rue.
Un autre regard, un premier pas qui sont une invitation à d’autres, plus courageux et plus libres.
Yves Peltier, texte de présentation de l’exposition «Passagers du silence», espace Madoura, Vallauris
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Sans titre (Passagers du silence) 2011-2014
Résine et mortier, 15 personnages échelle 1 |