Elegante ma non troppo
Le travail de sculpture de Karim Ghelloussi est mû par une pratique d'associations libres qui se matérialisent par la rencontre improbable, et finalement réussie, entre deux objets disparates et décalés, parfois plus si affinité. D'une manière générale, cette rencontre est celle d'un objet chiné dans un marché aux puces et d'un socle ou d'un objet faisant office de socle, fabriqués par l'artiste avec des matériaux de récupération. Ce serait grosso modo une sculpture brutaliste qui soutiendrait un ready-made un peu daté. Mais le jeune homme est versatile, nulle question de se laisser enfermer dans des protocoles. Les rencontres peuvent aussi advenir selon d'autres modalités. Le mouvement de l'imaginaire mis en oeuvre ici opère donc à la manière d'un moteur poétique qui figerait les objets en image. Cette bonne rencontre n'échappe pas à la dimension mortifère propre à tout acte de représentation, il n'est d'ailleurs pas rare qu'elle se drape de noir. Karim Ghelloussi identifie la source de son geste de cueillette d'articles dépareillés et hors d'usage dans la figure du chiffonnier, héros malgré lui de la vie urbaine, “pliant sous un tas de débris”, mis en exergue par Baudelaire dans Le Vin et reprise par Walter Benjamin. À la manière de Benjamin qui construit sa vision de Paris capitale du xixème siècle sur la base fragmentaire de citations dérobées ça et là, identifiant l'auteur à un chiffonnier qui fouillerait “dans les chiffons de la parole et les lambeaux du langage”, Karim Ghelloussi rassemble les restes jetés par le passant. De même que le chiffonnier occupe une place marginale dans la société, le travail de sculpture de Karim Ghelloussi revendique une posture de la marge, de l'écart, pourrait-on dire. Les objets ou les matériaux auxquels il recourt ne sont-ils pas d'ailleurs des objets de second choix et de seconde main, aux antipodes de l'objet flambant neuf produit pour le plaisir du consommateur et celui de l'amateur de ready-made ? Le mouvement d'appariement avec lequel les pièces de Karim Ghelloussi s'affichent leur confère une nature multiculturelle teintée d'une sorte de lyrisme nostalgique, ainsi que le notait Joseph Mouton, qui leur donne toujours l'air de venir d'ailleurs. La série d'objets en céramique intitulées “Études & Chutes” est à cet égard emblématique d'une forme de métissage de l'objet, dans la mesure où elle naît de la reproduction d'un carreau de Delft trouvée dans un livre sur l'architecture ottomane. Karim Ghelloussi en épuise le motif avec un détachement qui a pour effet l'affaissement progressif du motif et la perte du modèle culturel et identitaire. L'air des Alpes (2004) est une sculpture énigmatique dont le point de départ est la trouvaille d'un vieux puzzle aux bords mités représentant un idyllique paysages aux accents suisses passé à un de ces filtres orange qui donnent toute leur saveur aux images des années 70. Un paysage stéréotypé, donc, rejouant une esthétique du sublime élimé qui croiserait au passage un dernier soubressaut de l'esthétique Derrick qui, avouons-le, signe déjà le début du désenchantement. Le puzzle aux pièces manquantes présente un air ambigu, à mi-chemin entre la ruine et l'image en cours d'achèvement. Ces deux qualités font clairement référence pour Karim Ghelloussi à sa propre pratique fondée sur la notion de rencontre entre objets dissemblables. On se souvient du préambule de La vie mode d'emploi dans lequel Georges Perec faisait du puzzle une métaphore de l'écriture. Un morceau s'attache à l'autre, un peu comme une pensée se noue à une autre dans le travail de l'esprit. C'est ainsi que l'image de ce paysage alpin en forme de fragments, peut-être trop connotée ou trop insistante, est ensuite basculée à la verticale et contrecollée sur un caisson où elle s'érige en sculpture. Là, un trou la perce d'une branche d'arbre, morte mais encore moussue. Collision entre la représentation et le réel dans ce qu'il peut avoir d'irruptif. De l'autre côté du trou, la branche de bois se confronte au contreplaqué du caisson. À sa base, elle se pare d'un grand plateau percé en son centre, sorte de bracelet qui décline deux scènes paysagères : une vue hivernale rappelant les paysages nordiques enneigés de Brueghel et une image inattendue de la conquête vers l'Ouest située dans un massif montagneux aux couleurs délavées. À son extrémité, ce bras égrène un chapelet de ces boules de graisses que l'on offre aux oiseaux pour affronter l'hiver, comme autant de points de suspension. Tandis qu'en haut du caisson, à la manière du antenne de télévision sur un toit, trône une niche à oiseaux déserte. L'ensemble atteint un point d'étrangeté qui dote cette pièce, comme les autres travaux de l'artiste en général, d'une force poétique qui esquive toute tentative d'interprétation. Le passage d'un élément à l'autre se fait avec une sorte de distinction qui requalifie l'objet de rebut comme un signe du goût de l'époque, une marque du temps qui passe. Dans sa mise en espace, le bibelot est désaliéné de sa fonction esthétique et décorative. Beau pour le sens commun ou de mauvais goût pour le regard cultivé, il retrouve ici une sorte de dignité et de sobriété dans un rapport au tout de la sculpture que l'on pourrait désigner du terme d'élégance.
Catherine Macchi-de-Vilhena (2005)
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