« (...) Des barres d’immeubles au loin comme des remparts, un homme à l’allure crâne nous toise à grandes enjambées, un scooter hiverne derrière un parterre de rosier, des emballages de friandises vivent leur abandon, une passante irradie de sa jupe jaune une rue grise, une jeune fille se dévoile en se rajustant, un homme s’est assoupi sur un banc enchaîné. Que voyons nous dans cet inventaire visuel à la Prévert ?
Leur propos est ici ouvertement poétique, dans un travail de montage-accrochage d’images extraites d’ensembles divers : ne cherchons pas ici de légendes exhaustives, de dates ou de lieux, nous sommes à notre tour dans la position du flâneur. La « grande ville » est depuis plus d’un siècle l’héroïne de la modernité, l’homme qui la parcourt un aventurier anonyme. Mais l’aventure n’est plus, par définition, un combat contre les dangers que nous réservent les espaces vierges. L’aventure est une exploration du théâtre que l’homme a bâti autour de lui-même. Regarder s’apprend, faut-il le répéter. Le flâneur est précisément celui qui apprend dans la circulation sans but, où le regard soumis à la déambulation passe, coule, tourne, oscille : expérimente. Le regard ne vise aucun objectif précis, il n’est pas fonctionnel : aucun monument cadré, aucun lieu pittoresque contemplé. Non, ce que ces images montrent n’est pas de la représentation, au sens où rien n’était destiné à « faire image » dans le chaos urbain. Donc rien ne prédestinait ce passant, ce coin de rue, ce mobilier à entrer dans une image. Ce que les photographes nous montrent sont des opérations du regard et non des motifs attendus.
Le curieux dira : mais pourquoi cela, et pas autre chose ? Le perfectionniste renchérira : n’importe qui en ferait autant ! N’importe quoi. N’importe qui. Voilà ce qui importe au flâneur : quitter les cadres définis, libérer son regard et laisser venir à soi optiquement ce qui l’entoure - se rendre perméable à l’inconscient optique. Lieu commun : nous sommes entourés de trop d’images. Certes. Mais nous sommes tout aussi bien assaillis d’images que nous ne voyons pas car la fonction même du regard est de renseigner le cerveau. Ce tri naturel du regard laisse de côté la substance visuelle qui nous entoure et dans laquelle agissent d’infimes événements. Il fallait bien un genre d’écriture visuelle pour attirer notre attention sur ce qui nous entoure et que nous ignorons. En littérature, le XIXe siècle inventa le naturalisme, la difficulté de « bien écrire le médiocre » fut alors surmonté par Flaubert. Le prosaïsme est le nom de ce travail rigoureux de description du commun, une rhétorique dont la virtuosité vous mène à confondre ce que l’on vous montre avec le simple phénomène naturel de voir. En Monsieur Jourdain du début du XXIe siècle, nous découvrons devant la Prose urbaine d’Anne Favret et Patrick Manez que nous voyons prosaïquement sans le savoir.
Nous faisons de l’architecture et de la ville tout entière un usage distrait. Par l’habitude d’un parcours comme par la nécessité d’un lieu qui nous abrite, il ne nous vient pas à l’esprit de nous dire : ce passage a été pensé à telle fin, cet espace fut réfléchi dans tel but. A la différence des représentations (film, tableaux, etc.) qui exigent le temps de la lecture ou de la contemplation, l’espace urbain s’offre à nous dans une apparente évidence. De cette distraction même, les artistes font leur terrain de jeu. Parce qu’ils s’arrêtent devant ce que l’on croise sans un regard, qu’ils se penchent sur une situation triviale dont on se détourne, parce qu’enfin ils renoncent à toute hiérarchie dans l’ordre des informations que nous classons sans cesse par ordre de priorité dans notre esprit, Anne Favret et Patrick Manez nous font prendre conscience de ce qui nous entoure. Il n’y a plus alors de «sujet», car nous ne sommes ni devant un reportage et encore moins un tableau classique. Nous sommes face à la construction d’un réel sculpté par le regard. »
Extrait du texte de Michel POIVERT Prose urbaine
Voir l'exposition Metroplex, Atelier Soardi, Nice |