Gérard FABRE 

Entretien G. Fabre / P. Cyroulnik, le 12 juillet 04, à l’occasion de l’expo au « 19 »


P. Cyroulnik : Tu as travaillé dans le département design à l’école d’art de Toulouse pendant prés de sept années, je crois que cela a eu une incidence sur l’évolution de ta sculpture, est ce que tu pourrais l’évoquer ?

G. Fabre : j’ai en fait travaillé dix ans à l’école d’art de Toulouse ; j’ai choisi de me diriger vers cet enseignement parce qu’il me semblait évident que les frontières entre l’art et le design étaient plus poreuses que ce que certains pensaient alors. Il s’agissait de design d’espace et d’objet plutôt industriel, curieusement ce qui m’a certainement le plus marqué c’est le contact avec les recherches autour de l’espace construit ; alors qu’au niveau de l’objet l’influence serait à rechercher du côté d’une opposition au design industriel comme le suggère Liliana Albertazzi dans son texte. Cet intérêt pour l’espace intérieur m’a permis de mieux intégrer l’espace d’exposition à ma recherche sur la forme et la couleur.

P. C. : il y a dans tes sculptures récentes une conjonction du construit et de l’informe. Elles sont constructions orthogonales contaminées par la matière qui est ici proliférante qui tend à absorber la forme. Au jeu entre le plein et le vide de partie construite s’oppose la densité de la matière l’altérant.

Cette idée d’altération, de modification est-elle importante pour toi ?

Il m’est récemment venu à l’esprit en regardant tes sculptures de me remémorer les aliments blancs de Malaval. Est-ce un artiste que tu connais et qui te semble avoir sur certains plans des connexions avec ton œuvre ?

G. F. : je ne crois pas qu’il y ait prolifération de la matière dans mes pièces actuelles, cette impression visuelle vient certainement du fait que je joue sur des oppositions de matières de plus en plus importantes, la partie construite est généralement géométrique et évidée, elle est très lisse et souvent la surface en est laquée ; toute la partie pleine englobant ce vide est travaillée à l’aide d’une matière grenue créant une surface très  boursouflée. De même pour moi, il n’y a pas altération de la forme, parce qu’il faudrait pour cela qu’il y ait une partie  déterminée qui serait ensuite modifiée, alors qu’il s’agit bien souvent, au départ, d’un volume global de l’ordre de  l’informe qui va être évidé. Cette position me permet d’enchaîner sur ta deuxième question concernant Malaval. J’ai été tenté, précisément, par l’idée de prolifération d’une matière chère à cet artiste, c’était à la fin des années 70 début 80, époque où j’utilisais essentiellement comme matériau du papier imprimé réduit en bouilli et j’avais dessiné plusieurs projets dont celui de la bourse d’art monumental d’Ivry où le bâtiment de la mairie de cette ville était rempli de cette bouillie qui se déversait par toute les ouvertures, bien sur on pensait immédiatement à Malaval, ceci étant c’était une parenthèse dans ma recherche et actuellement, bien qu’appréciant cette œuvre je ne vois qu’un lointain rapport avec mon travail.

P. C. : Il y a souvent dans ta sculpture une référence à l’objet que l’on voit par fragments (je pense à ta sculpture jaune), mais aussi des formes qui condensent en elles plusieurs référents (c.f. caméra, Mickey). Qu’en est-il de ce rapport à l’objet ?

G. F. : Là, pour répondre, il faut que je révèle un secret d’atelier. Autrement dit : d’où viennent les formes de mes sculptures. En fait, tu fais référence à une pièce qui a pour titre Babarevitch, cette pièce fait partie d’une série non réalisée (il n’en existe que deux éléments) où sur le papier il s’agissait du résultat de la rencontre fictive de deux plasticiens du début du vingtième siècle, l’auteur de Babar et Malevitch. Il ne s’agit donc pas d’une caméra mais plutôt d’un broc géant accolé à une vague idée d’oreilles le tout posé sur une sellette et faisant un bloc monochrome, mais tout ça doit rester entre nous ! J’utilise des fragments, comme tu dis, mais ce ne sont pas des morceaux d’objet mais des éléments qui visuellement s’apparentent potentiellement à un objet éventuel. Et ces morceaux qui n’ont jamais les bonnes dimensions, la bonne échelle, ou la bonne position dans l’espace permettent d’amener le visiteur dans un univers qui lui parait familier, juste le temps qu’il s’aperçoive qu’il n’en est rien…finalement…

P. C. : On peut aussi percevoir chez toi des sortes de « conversations » avec l’histoire des formes : l’ombre portée du cubisme, du suprématisme voire du pop. Pourrais-tu aborder cette question à travers l’évocation de quelques sculptures (je pense à la verte) ?

G. F. : je crois que sur cette pièce verte qui t’intrigue, j’en ai déjà beaucoup dit, je vais donc tenter une réponse en me basant sur d’autres volumes. Bien évidemment ma production est traversée par les différents courants artistiques qui m’ont précédé et particulièrement ceux qui ont fondé l’art moderne c’est plus flagrant dans certaines pièces que dans d’autres, je pense surtout à cette forme jaune très massive qui comporte une espèce de demi anneau sur un de ces côtés, je trouve que cette sculpture là illustre bien ma manière de travailler, elle est à la fois un clin d’œil au cubisme, en même temps elle contient cet « anneau / bras / anse » qui la lie au monde de l’objet non identifiable et la couleur qui est là pour unir l’ensemble renvoie à un domaine proche de la décoration. Les évocations Brancusiennes sont aussi assez fréquentes, tu en as un bel exemple avec cette espèce de sellette «  vert cuisine » supportant un « nuage rose ».

P. C. : La couleur, acidulée et brillante, semble avoir pris une place prépondérante dans ta sculpture. Quelles sont les fonctions que tu lui attribues ? D’où vient l’évolution de ta « palette » ?

G. F. : plus de la moitié des sculptures montrées au « 19 » sont recouvertes de peinture mat ou satinée, mais le fait qu’il y en ait quelques unes qui soient laquées  de couleurs très criardes rend l’ensemble très « acide » ! Il y a déjà dix ans, dans notre précédent entretien, je te disais que j’avais toujours voulu utiliser la couleur, mais je n’ai vraiment fait des sculptures polychromes qu’à partir de 1986 et depuis je n’ai cessé d’employer la couleur comme un matériau à part entière (même dans les pièces blanches du début des années 90, il s’agissait de bois peint couvert d’un enduit laissant apparaître ou transparaître la couleur.) La couleur permet parfois d’écraser les volumes parfois au contraire d’en mettre certains en évidence, elle permet également de modifier, de transformer les espaces. D’autre part lorsque j’interviens dans un espace vide, je travaille un peu à la manière d’un peintre en utilisant mes différents éléments sculpturaux comme autant de touches de couleur qui vont organiser l’espace. Je pense que l’idée  d’évolution de ma palette réside dans le fait que je réalise des pièces de dimensions de plus en plus importantes, la surface colorée en est donc elle aussi augmentée. Ceci dit, j’utilise des peintures industrielles pour la décoration et périodiquement chaque marque sort de nouvelles gammes colorées que je me fais un plaisir de détourner à mon profit en mélangeant les tons de ces différents fabricants.

P. C. : il y a dans ton travail actuel un équilibre entre hédonisme et ironie ; comment se pratiquent ces deux positions dans ta sculpture ?

G. F. : tu as l’air de penser que c’est une attitude récente, il me semble que j’en parlais un peu dans notre précédent entretien. Comme tu le sais il n’y a jamais eu de préoccupation mercantile ou de volonté de réussite à la base de mon désir de sculpter, par contre ce qui ma toujours motivé et qui est le moteur de cette recherche c’est le plaisir de faire et ce que tu nomme, ironie est une espèce de gymnastique cérébrale quotidienne qui fait partie intégrante de ma personnalité. 

P. C. : Acceptes tu l’idée qu’il puisse y avoir chez toi une dimension grotesque ?

G. F. : ces formes et l’addition de couleur souvent à la limite d’un mauvais goût pourrais laisser entrevoir peut être cette dimension, de là à l’accepter il y a un pas que je me refuse de franchir ! En attendant, le grotesque n’est pas ce que je cherche à produire.

P. C. : tu es revenu récemment à un matériau que tu utilisais au début de ton travail : le papier mâché après avoir travaillé le bois et la résine, pourrais-tu m’en dire les raisons ?

G. F. : il y a plusieurs raisons à ce choix, j’ai arrêté l’usage du bois il y a cinq ou six ans parce que les pièces que je réalisais étaient des reliefs muraux et il devenait de plus en plus laborieux d’une part de les soulever et d’autre part de les fixer au mur. J’ai donc opté pour la résine de stratification beaucoup plus légère et j’ai arrêté par la suite, momentanément, la résine pour cause de toxicité. Le retour à la pâte à papier c’est fait dans ces conditions, elle allie une extrême légèreté une fois sèche et permet également d’être modelée lentement, cela permet aussi d’avoir, suivant le temps de broyage, une pâte plus ou moins fine qui donne la surface particulière de mes dernières sculptures.

P. C. : je parlais tout à l’heure de déconstruction et de corrosion de la forme, et je me rappelle des bibliothèques et des cartables de 1977. Sous des modalités différentes il semble qu’il y ait pour toi des questions rémanentes ?

G. F. : là, tu soulèves une question importante, que je me pose régulièrement depuis que je commence à regarder un peu derrière moi ! Est-ce que les questions posées dans une recherche artistique qui s’étale sur quelques dizaines d’années ne sont pas toujours les mêmes ? Est-ce que ce ne sont pas les mêmes préoccupations que l’on tente de résoudre avec des moyens, des outils différents ? Et bien entendu je ne suis certainement pas le premier à me faire ces réflexions et à en arriver aux mêmes conclusions. Il y a ce que toi tu as envi de voir dans mon travail, destruction, corrosion de la forme, oui, même si je crois percevoir les choses un peu différemment, cela existe dans mon travail ; mais ce qui est présent depuis le début des années 70, bien qu’à l’époque cela soit resté dans le domaine de l’intuition, c’est la volonté de faire du volume, de le situer sur le territoire de la sculpture avec un rapport sol / mur toujours très important, peu importe les matériaux employés, ils ne sont que le moyen de mettre en œuvre les idées.

P. C. : récemment tu as commencé des peintures sur papier qui configurent ce qu’on pourrait appeler des  « visions » de chaos de sculptures ; comme si leur entremêlement proposait de nouvelles expériences ?

G. F. : tu parles là d’un travail très récent, que j’ai commencé durant l’été 2003 et que je poursuis actuellement. J’ai toujours eu une production graphique, parfois colorée, mais qui était au service de la sculpture, de l’ordre du projet. C’est la première fois que je réalise des travaux sur papier que je considère comme autonome et surtout que j’ose les exposer. J’utilise des fragments de sculptures déjà faites (des détails, en somme) qui vont me servir de modèle pour représenter effectivement des espèces de chaos et en saturer l’espace de la feuille. C’est déjà pour moi une expérience nouvelle que de passer de la couleur dans un espace tridimensionnel à quelque chose qui serait plutôt du domaine de la peinture. Mais pour répondre plus précisément à ta question, je suis très tenté par la réalisation de « désordre » sculpturaux et photographique, mais ce sont des projets…

P. C. : tu considères souvent tes sculptures comme des éléments avec lesquels tu vas construire un ensemble (tu parles parfois de chaos de sculptures). S’agit-il pour toi de contester à chacune une existence propre ? Ou y a-t-il une propension chez toi à faire subir à chacune de tes sculptures, par leur mise en place, le même processus d’érosion que la matière fait subir à la forme ?

G. F. : comme tu le sais chaque pièce est fabriquée individuellement, elle peut faire partie d’une série, mais au départ elle est autonome. Elle peut être montrée seule ou en petit groupe. On pourrait donc considérer qu’elles ont plusieurs manières d’exister : autonome ou dans des installations importantes ; à ce moment là effectivement ce que tu suggères dans ta question est juste : chaque pièce va jouer avec les autres, elles vont s’interférer, se superposer visuellement et ne faire qu’un ensemble, cet ensemble composé des mêmes éléments sera différent en fonction du lieu où il sera montré.

P. C. : certaines de tes sculptures se caractérisent par leur ambiguïté : elles sont à la fois figures et formes ; elles chevauchent un chemin de crête entre mimétique et non mimétique. Pourrais tu nous parler de cette appétence pour l’ambiguïté et l’équivoque ?

G. F. : c’est quelque chose que j’ai souvent évoqué. Il s’agit de me permettre une  très grande liberté formelle et de glissement de sens. Tenter de perdre celui qui regarde et se questionne. C’est également un grand plaisir, comme celui de faire des jeux de mots.



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Philippe Cyroulnik, texte publié à l'occasion de l'exposition à la Galerie/École d'art de Mulhouse, 1994


L
es premières sculptures de Gérard Fabre, il y a une quinzaine d'années, privilégiaient le papier mâché comme matériau. Dans ces sculptures, il venait corroder des objets qui entretenaient des relations étroites avec l'écrit, l'imprimé. Ainsi une série de cartables était littéralement envahie par ce qu'ils étaient sensés contenir. Le papier, l'imprimé, de contenu qu'il était, devenait matière altérant et transformant l'objet/contenant. Le livre devenait cube et, après avoir été posé sur une étagère, rappelant ses liens avec l'objet d'origine, le cube s'autonomisait pour évoluer vers un statut proprement sculptural dans son acceptation moderniste.
Sa sculpture tendait à délaisser l'objet tout en gardant l'ombre portée, car l'oeuvre de Gérard Fabre a toujours résisté au formalisme. Les sculptures en papier mâché qu'il a réalisées entre 1980 et 1985 travaillaient les problèmes de densité, d'espace, de rapports sol/mur et matière/forme qui sont des paramètres de la sculpture. Mais il se plaisait à le faire sur le mode du paradoxe : chercher la tension avec du mou, suggérer la pesanteur avec du léger ou encore penser le vraisemblable avec l'artifice. Il y avait chez lui un usage en trompe-l'oeil du matériau qui ruinait avec une ironie pince-sans- rire le positivisme du matériau si fréquent dans la sculpture contemporaine. C'est la question de la couleur qui à partir de 1986, va le faire abandonner ce matériau et aussi l'intérêt pour la dynamique de la ligne dans l'espace. Elle va lui faire aborder le problème du plein et du vide, celui du rythme entre lignes, volumes et vides. Ses sculptures vont évoluer vers des formes élancées et courbes. Le dessin et la couleur y ont une importance très grande. C'est l'usage du fer et du bois qui va accompagner cette transformation. La ligne va être affirmée par la couleur tout en la faisant circuler dans l'espace. Elle va se condenser dans la forme ou s'en échapper. Dès lors, ses sculptures investissent la question complexe des relations entre peinture et sculpture. Tout en abordant avec une intelligence pleine d'humour les figures de la sculpture -plein/vide, ligne/masse, forme/espace- elles investissent certains paramètres de la peinture -frontalité, couleur, figure et fond - s'érigeant du sol ou se détachant du mur. Leur dynamique, leur rythme les portaient à la lisière du figurable. Proximité avec la ressemblance que ses titres assument et suggèrent comme un précipité possible des mouvements de la sculpture. La logique des formes et des couleurs ou les inflexions de la ligne pourraient prendre corps en quelque sorte. Ces dernières années, son travail s'est encore modifié. Le bois est devenu le matériau essentiel de sa sculpture qui travaille avec une très grande liberté la matière comme forme dans l'espace, comme forme se détachant du mur ou encore liant le sol et le mur. Il va même jusqu'à l'infléchir vers l'objet, flirtant avec des propositions hybrides à la limite du mobilier. La couleur a envahi la sculpture, affirmant la forme comme bloc de couleur, la transformant aussi. Elle reprend ses contrastes, ses découpes et la structure des sculptures. Elle les souligne au point de les excéder. Leur couleur est à la fois clinquante et intense. Ses sculptures transforment le kitsch en qualité. Elles font de l'incongru et du trivial une force. Le fait qu'elles intriguent et questionnent le regard de celui qui les rencontre n'est pas la moindre de leur qualité.



Going back fifteen years, Gérard Fabre's first sculptures privileged paper-machéprivilégiaient le papier mâché as a material. In thesesculptures, he corroded objects closely related to writing and the printed image. A series of briefcases were thus literally invaded by what they normally contain. Paper, printed paper, went form being the contents to an altering and transforming material. The book became cube and , after being placed on the shelf to recall its origins, the cube gained in autonomy, moving towards a sculptural status in its modernist acceptation.
His sculpture tended to leave behind the object while keeping its shadow, for Gerard fabre's work has always resisted against formalism. The paper-maché works realized between 1980 and 1985 dealt with problems of density, space, floor/wall relations and matter/formrelations that are indeed the parameters of sculpture. But he enjoyed the paradoxicalapproach: creating tension by using soft things, suggesting weight through lightness, or still, conceiving the seemingly true by using artifice. His trompe-l'oeil approach to materials ruined the material positivism so frequent in contemporary sculpture in a coldly ironic way. The question of color will lead him to abandon this material in 1986 as well as his interest for the dynamics of the line in space.He will begin dealing with the problem of positive/negative space, the rhythms between lines, volumes and voids.His sculpture evolve towards dynamic curved forms. Drawing and color are very important. the use of wood and iron will accompany this transformation. The line will be affirmed by color while at the sametimeallowing itto circulate in space. It either condenses itself within the form or escapes. Fromthen on, his sculptures deal with the complex question of the relations between painting and sculpture. While tackling the figures of sculpture -positive/negative space, line/mass, form, space- with a wry wit they deal with someof painting's parameters -frontality, color, figure, background- emerging fromthe ground or sprouting off the wall. Their dynamic and rhythm ledthemto the frontierof figuration. This is adheres to the resemblance the titles assume and suggest asa possible path for the sculptures. The logic of forms and colors or the inflexions of the lines could in a certain way take on a body. These last years, his work has undergone more changes. Wood has become the main material in his sculpture, which works the material with great liberty as a form in space, as a form emerging fromthe wall or even tying the floor to the wall. He even goes so far as to push towards the object, flirting with hybrid propositions on the brink of furniture. Color has invaded the sculpture, affirming the formas a block of color, and transforming it as well. It echoes the contrasts, cutaways, and structure of the sculptures. It underlines almost to the point of excess. Their color is both gawdy and intense. His sculptures transform kitsch into quality. They make the incongruous and trivial into something strong. The fact that they intrigue and interrogate the vision of s/he who encounters them is not the least of their qualities
Philippe Cyroulnik, text published on the event of the exhibition at the Galerie/École d'art de Mulhouse, 1994


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