François Bazzoli
Janvier 1994
Paru dans le catalogue «Gérard Fabre», Maison d’art contemporain Chailloux, Fresnes et Le Quai/Ecole d’art, Mulhouse, 1994
L’idée, le dessin, la matière
C’est bien connu, Gérard Fabre passe beaucoup de temps dans son atelier de la Place de Lorette, à Marseille. La plupart du temps, il lit ou bien il attend, ou encore il frappe dans des matériaux durs (du bois aujourd’hui et autre chose avant) afin d’en tirer des formes souples, légères, chantournées, élégantes souvent et, cela lui arrive aussi, molles parfois. De temps à autre, il dessine machinalement sur des feuilles de papier non choisi, même pas faites pour le dessin. Il espère qu’ainsi les images fugitives, qui ne sont pas encore des formes, prendront corps. Il décline alors des familles bizarres, à raisons de plusieurs individus par page, où les limites de leur ressemblance rejoignent les effets de la rapidité du scripteur. Il ne s’attarde pas sur la qualité du contour, la souplesse de la ligne, l’épaisseur du trait, la mobilité de l’ensemble ; Le crayon ou le stylo courent sans contrainte sur le support et n’hésitent pas à reprendre une courbe, à raturer une ligne qui fuyait trop vite ou se fermait trop tôt. La teinte modeste du trait ne déstabilise pas le fond modestement coloré du papier. Pas d’artifice de mise en pages, pas de maniérisme de la forme si ce n’est les quelques clins d’œil aisément reconnaissables pour ceux que les travaux de Gérard Fabre hantent depuis longtemps.
Gérard Fabre dessine donc, mais ce qui naît de son travail graphique n’est pas vraiment du dessin. On fait souvent, parmi les amateurs de "bonnes feuilles", la différence entre dessin et dessin de sculpteur. Celui-ci devrait offrir des caractères de présence et de volume beaucoup plus exacerbés que n’importe quel dessin de dessinateur ou de peintre seulement coutumiers des deux dimensions. Le sujet y étant plus marqué ou plus présent, le fond plus anonyme, le relief devrait en être redimensionné. Rien de cela pourtant dans les dessins de Gérard Fabre. On voit bien qu’il s’agit de dessins de sculptures, seulement ce ne sont que des idées de sculptures, des brimborions de volumes, des fantômes. Pas ou si peu d’ombres pour les rendre présents, rien qui donnerait une idée de la taille ou de l’épaisseur. Aucun effort non plus pour extraire, afin d’informer le spectateur ou l’exégète, un complément d’information de la gangue de l’idée brute.
Le travail de dessin ne se trouve peut-être pas dans le rendu final. À force de ne pas considérer le dessin comme un genre intrinsèque, Gérard Fabre a mélangé définitivement les symptômes, les syndromes et les caractéristiques des genres. À force de ne pas être considéré comme univers délimité, le dessin a fini par se relâcher, se distancier puis se diffuser dans toutes les parties de l’œuvre. Philippe Cyroulnik, dans un texte intitulé "Entretiens de M. Fabre avec la sculpture" et servant de préface au catalogue "Gérard Fabre, sculptures" du Musée Ziem à Martigues(1988), "Les lignes y dessinent l’espace et dessinent avec lui, les volumes rythment et ponctuent ces déploiements, cristallisent des points d’ancrage ou de condensation. Elles donnent corps à des paradoxes par des effets de symétrie et de réversibilité: ce qui semble être le point d’appui ne tient en fait que par l’ensemble. La ligne est affirmée par la couleur, mais il la fait circuler dans l’espace. Les éléments qui devraient nouer des relations déterminées sont en fait indépendants. Affleurant la figurabilité par la forme et le titre, ce qu’elles suggèrent se donne aussi comme métaphore parodique des figures de la sculpture".
On aimerait penser qu’il n’y parle que du dessin, de ce dessin diffus qui interroge chacune des attitudes du sculpteur sans se fixer sur l’une ou l’autre en particulier, qui les nourrit mais qui en même temps les détourne. Les lignes qui ici dessinent l’espace ne sont pas celles du dessin en deux dimensions. Elles concernent un dessin plus large, qui englobe l’œuvre sans la délimiter. Des lignes virtuelles ou inscrites suscitent l’humour ou l’émotion dans chacun des objets que propose depuis plus de quinze ans Gérard Fabre. Difficile de savoir si les systèmes analogiques proposés par les titres ou les couleurs étaient déjà là, dans le dessin préparatoire. Difficile aussi de savoir s’il existe réellement des dessins préparatoires dans le cheminement de Gérard Fabre. Ici on pourrait penser que la forme dessinée n’engendrera rien de construit, là on subodore que le dessin s’est enfanté d’après une ébauche de sculpture.
De quelques cotés qu’on aille, le dessin semble y être et s’échapper d’un même mouvement. Dans ses premières œuvres, la matière de la sculpture se composait déjà du support privilégié du dessin, mais la recherche à partir du papier tentait d’apprivoiser la masse. Maintenant que le temps du plomb, du bois et de la pierre est venu, le papier se minimise à tel point qu’il n’instaure ni format particulier, ni teinte particulière, ni distanciation. D’autant plus que le dessin ne s’épanouit pas seul sur ce support modeste. En rangs superposés, s’étagent plusieurs propositions que rien ne distingue hiérarchiquement ou qualitativement. Chaque centimètre de papier obtient une valeur identique, chaque croquis occupe une place équivalente. Le repentir n’y est pas la mise en mouvement de l’idée, l’apport extérieur d’une élégance du geste. En fait, on pourrait avancer que le dessin de Gérard Fabre ne se complaît dans aucune des caractéristiques connues du dessin. Il n’utilise ni la volumétrie habituelle, ni le grouillement du trait, ni l’ombrage du modelé. Il ne se sert ni des artifices de mises en page, ni des qualités reconnues des papiers splendides ou des encres d’exception. Il ne pratique pas non plus le jeté compulsif ou spasmodique du trait, la griffure signifiante ou la tache inopinée. Il ne soigne pas le trait afin que celui-ci vive en chacun des millimètres de son parcours, il n’induit aucun arrière-plan propre à mettre en scène l’objet d’invention, il ne donne rien à voir d’exceptionnel dans le créé, rien qui pourrait susciter effroi, émoi ou perplexité. Il ne cultive l’anecdote qu’en fond sonore, il ne fait que suggérer des enchaînements possibles et on dirait qu’il tente avant tout de se les suggérer à soi-même.
Dans une de ses autres vies de sculpteur (du temps de l’exposition au Musée Ziem de Martigues, justement), des dessins circonstanciés accompagnaient les sculptures, parce que réalisés après coup, après la finition de l’objet. L’idée du dessin venait de la sculpture finie. Cette façon de renverser les chronologies, de mettre cul par dessus tête les hiérarchies, est toujours à l’honneur dans le travail de Gérard Fabre. Maintenant qu’il colore ses sculptures de teintes acidulées, entre la tranche napolitaine et le berlingot, le dessin est privé de ses possibles vibrations. La sécheresse des contours rejoint les sculptures antérieures, alors que la densité et l’impact de l’objet semblent revenir aux volumes de papier des débuts. Avec cinq ou six paramètres seulement, Fabre élabore une longue série de Volumi d’invenzioni comme d’autres déclinaient des carceri d’invenzioni à partir des architectures de ruines du dix-huitième siècle. On objectera que les dessins ou gravures de Piranesi sont juste le contraire des travaux de Gérard Fabre: denses, noires, nourries de traits ou de matière, de manière aussi, emplies de fantaisies et de fantasmes, de symbole et de symbolique alors que les dessins qui nous occupent sont creux, déliés et isolés aux seuls contours, isolés et libres de toutes significations immédiates. Pourtant, un commun accord existe entre des dessins si opposés, si extrêmes: dans les deux cas, il s’agit d’un monde où celui qui y entre doit laisser toute espérance. Dans les deux cas, nous sommes en enfer. Celui de Gérard Fabre n’a rien de romantique ou de grandiloquent. Dans sa grande sécheresse, il atteint à l’objectivité et au rationnel. L’enfer du dessin y est pavé de formes compactes, de bonnes intentions envers la sculpture et d’un grand détachement. Dans la normativité voulue jusqu’aux limites, il frise l’absurde et le surprenant, pas si loin que ça de réinventer le couteau sans lame auquel manque le manche cher à Georg Christoph Lichtenberg (1742-1799). À force de souligner les caractères négatifs ou neutres de l’œuvre graphique de Gérard Fabre, on en arriverait à se demander pourquoi en faire si grand cas, pourquoi lui consacrer des pages et des pages. Une première réponse pourrait se situer dans l’archaïsme de ce sculpteur-là par rapport à ses dessins. Pour lui ce ne sont que des feuilles volantes appelées à disparaître le jour où l’œuvre qu’elles abritent momentanément sera réalisée. Cette disposition d’esprit est d’un autre temps, celui où le dessin n’était que l’intermédiaire entre l’esprit et la main, où il tombait sur le sol de l’atelier après avoir été mis à contribution et où il disparaissait dans les poubelles de l’oubli puisque l’œuvre finie lui serait toujours supérieure. Les dessins de Gérard Fabre traînent souvent sur son plan de travail, se plient, se tachent ou se froissent sans qu’une main secourable les mette à l’abri des outrages. Ils font partie des ingrédients du travail de tous les jours. On peut s’en passer comme on pourrait se passer de sel, mais accompagnent et commentent de si près le travail de leur auteur qu’ils sont indissociables de sa démarche et de ses humeurs. Même dans les périodes de vaches maigres, les périodes sans dessin, ils ne sont jamais si loin qu’ils ne puissent réapparaître. Le dessin ne se situe pas toujours là où on pourrait le croire. Pratique liée à l’atelier, ces dessins-là ne devraient jamais sortir de l’atelier.
C’est bien connu, Gérard Fabre passe beaucoup de temps dans son atelier de la Place de Lorette, à Marseille.
François Bazzoli
Janvier 1994
Paru dans le catalogue «Gérard Fabre», Maison d’art contemporain Chailloux, Fresnes et Le Quai/Ecole d’art, Mulhouse, 1994.
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