D’un seuil à l’autre
Projet en cours
C’est un projet initié en 2003, nous étions alors membres du collectif de la Compagnie, atelier d’artistes situé à Belsunce. La Direction de l’Architecture et du Patrimoine et l’association HorslesMurs nous avaient invitées à participer à un dispositif-pilote appelé Chantiers Urbains, qui offrait un financement permettant de “conduire sur un territoire une recherche urbaine menant à un projet de création”. Deux autres groupes d’artistes ont été invités : Ici-même à Paris et le Théâtre de l'Arpenteur à Rennes. Nous avons cherché pendant plus d’une année et présenté notre projet à la Sonacotra, qui l’a accepté. La construction de la résidence a démarré en octobre 2005. Nous vous emmenons ci-après dans notre recherche, au travers de quelques informations et documents car c’est bien de la confrontation avec notre sujet que sont nées les formes de notre proposition.
Une installation
Nous avons posé d’emblée notre volonté d’inscrire “des” histoires de travailleurs venus du Maghreb. A Marseille, les questions de la place de l’ouvrier, dans la ville et dans la nation, sont traversées par l’histoire coloniale française: il y avait au Fort Saint-Jean le baraquement du Ministère du Travail, il y avait l’ATOM, Aide aux Travailleurs d’Outre-Mer, association paraministérielle qui avait mis en place des bureaux d’accueil aux points d’arrivée des migrants, à la gare Saint-Charles, à Arenc et Marignane.Les travailleurs partaient ensuite sur les chantiers et dans les usines de France : "le baraquement du Fort Saint-Jean, quai de la Tourette à Marseille, représente tour à tour la porte d’entrée et la porte de sortie pour tous les Nord-Africains qui sont venus chercher en France un emploi que ne peuvent plus leur assurer les employeurs de nos trois départements d’Outre-mer" (1), lit-on en légende de cette image retrouvée dans les archives de l’ATOM.
Notre attention s’est portée sur les logements qui leur étaient alors spécifiquement destinés, logements temporaires pour travailleurs temporaires… et sur la construction prochaine d’une résidence sociale Sonacotra en plein centre-ville, semblant contredire certaines déclarations du maire à propos de la réhabilitation de Belsunce, parfois appelée “reconquête”.
La Sonacotra, à l’origine Sonacotral (Société Nationale de Construction pour les Travailleurs Algériens) fut créée sous l’égide du Ministère de l'Intérieur en 1956, et son action relevait d’une triple logique : gestion de la force de travail, contrôle social, mais aussi solidarité nationale, elle déclarait vouloir procurer aux travailleurs originaires d’Algérie des conditions d’habitation analogues à celles des travailleurs métropolitains. Les normes de logement furent pourtant abaissées, il y a encore aujourd’hui environ 8000 chambres de 4,5m2, et les foyers-dortoirs construits près des centres de production étaient des espaces de relégation spatiale, sociale et politique : Les foyers de travailleurs migrants ont été majoritairement construits à l’écart des centre-villes et des voies de passage ou de circulation des citadins. […] Les travailleurs immigrés et leurs lieux de résidence étaient placés hors du champ de visibilité et donc de préoccupation des administrations (2). Depuis 1994, la Sonacotra a étendu ses missions et accueille aujourd’hui les plus démunis, quelle que soit leur origine. On voit donc que tout naturellement, la Sonacotra est passée d’une vocation de “bras séculier de l’Etat” pour le logement des travailleurs immigrés à une vocation de “bras séculier de l’Etat” pour le logement des personnes défavorisées, déclare M. Pélissier, son président (3). M. Rebuffel, directeur général de la Commission Interministérielle pour le Logement des Immigrés poursuit : Quant aux difficultés, j’en vois essentiellement une : l’éventuelle réticence des élus, qui ne sont pas toujours enclins à accorder des permis de construire pour le logement des travailleurs immigrés, ni même parfois pour une résidence sociale. […] Or, pour améliorer la situation de ces personnes, il faudra bien construire. Il ne s’agit pas d’imposer quoi que ce soit, il s’agit de convaincre les élus qu’il n’est souhaitable pour personne de laisser perdurer des immeubles dégradés, que les résidents des foyers sont des habitants à part entière des villes et des quartiers, qu’ils souhaitent y vivre tranquillement et dignement, enfin que différents acteurs comme la Sonacotra ont le savoir-faire nécessaire pour conduire à bien ces opérations (4). Malgré les difficultés évoquées, la Sonacotra est maintenant propriétaire de 25 foyers à Marseille dont 11 à Belsunce, installés dans des immeubles anciens. La construction d’une résidence au 35/37 de la rue Francis de Pressensé est un programme exceptionnel, affirme M. Bourdelon (Agence de Marseille-Sonacotra), il s’agit d’une avancée, précise Gilles Ascaride (5) en rappelant que les résidences sociales, destinées aux “plus démunis”, proposent encore un accueil temporaire.
Notre geste est simple et symbolique :
- sur le seuil de cette résidence, à l’endroit où l’on dit bienvenue, nous enfouirons et tout autant ferons “émerger” deux portes de chambre du premier foyer construit en France, la résidence du Parc à Argenteuil (6)
"Je suis chez moi dans la chambre, d’accord, mais pas dans la France, mais sinon je ne suis pas chez moi", dit un résident (7). Lionel Stoleru affirmait en 1977 à propos de ses mesures “d’aide au retour des immigrés”, prises à la suite de l’arrêt de l’immigration décidé en 1974 : Les mesures qui viennent d’être prises sont conformes à cette ligne directrice : on ne met personne à la porte, mais on ne laisse plus la porte grande ouverte comme auparavant, c’est évident.
Les deux portes enfouies formeront des angles avec l’axe de la porte de la résidence : la première, un angle grand ouvert nous l’appelons “porte de 1956”, c’est la porte grande ouverte pour le travail et la seconde, entr’ouverte, que nous appelons “porte de 1974”, formera un angle aigu, c’est la porte qui se refermant, pose la question du “chez-soi”. Les portes seront placées dans un simple coffrage en béton et nous inscrirons sur leurs sertissages des légendes, mentionnant leur origine, et plusieurs notes : une brève information sur le lieu d’arrivée des travailleurs à Marseille, la date de création de la Sonacotra, des extraits des débats ayant eu lieu à l’Assemblée Nationale lors de la création de la Sonacotra et de l’adoption des mesures Stoleru. Le verre permettra de voir en partie les portes, la profondeur et le sol doivent être perceptibles.
Essai au sol
sur la troisième porte, celle de la résidence sociale, nous installerons un judas optique, qu’on appelle aussi œil magique ou œil de porte. Cette porte est en verre… et donne sur un sas, qui permet lui-même d’accéder au hall d’entrée. Appartements et bureaux sont situés à l’étage. L’œil de porte permettra au passant de voir de l’extérieur la photographie du baraquement du Fort Saint-Jean. L’image y est insérée et occupe la moitié de l’espace perçu, l’autre moitié est transparente, on voit la porte du hall d’entrée. Autour de cette image double, sur le même principe qu’au sol, quelques informations sur l’image et sur ce qu’est aujourd’hui une résidence sociale. La Sonacotra nous a demandé de nommer cette résidence : nous aimerions qu’elle s’appelle Le Parc 2…
… les portes du premier foyer de France, enfouies/émergées comme “documents”,
… les mots des lois, qui “nous” écrivent et écrivent nos vies,
… une image comme trace d’un seuil oublié,
… un espace laissé vierge pour percevoir et interroger, sur le seuil, cette porte qui s’ouvre aujourd’hui.
1 - C'est un baraquement dont il ne reste aujourd'hui aucune trace. Voir Revue Détective, 1951. Archives ATOM. L’Association d’Aide aux Travailleurs d’Outremer a été fondée en 1950, à la suite d’une enquête faite par le Secrétariat Social de Marseille. Un entretien avec le directeur de cette association, devenue ADRIM (Association pour le développement de Relations Intercommunautaires) a eu lieu en avril autour des archives de l’association, volontairement détruites il y a peu.
2 - Les foyers dans la ville, Foyers de travailleurs migrants et politique de la ville, DIV, FAS, CDC 1999
3 - Pouvoirs locaux n°45, juin 2000 et sur www.sonacotra.fr
4 - M. Rebuffel, dans la revue Horizon, Sonacotra
5 - Gilles Ascaride et Salvator Condro, Précarité à tous les étages, essai d’analyse du traitement public d’une population particularisée: les “isolés” du centre-ville de Marseille, thèse de sociologie Université Aix-Marseille I, UFC Civilisations et humanités, 1999.
6 - Résidence du Parc à Argenteuil. Toujours en service depuis janvier 1959 et en cours de réhabilitation. Nous inscrirons là-bas un signe de notre proposition.
7 - Marc Bernardot, Une politique de logement : la Sonacotra (1956-1992). Thèse pour le doctorat en sciences sociales, sociologie, sous la direction de Mme le professeur A.M. Guillemard, Université de Paris-Panthéon-Sorbonne, 1997
Illustrations : 20 d’affiches antiracistes, Mehdi Lallaoui (1989). Le labyrinthe est de Selçuk, Manière de voir n°20 (Monde Diplomatique) de novembre 93.
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