Esquisse sommaire pour la conception et la réalisation d’une œuvre artistique dans le cadre du 1% | Restructuration de l’ancienne caserne Chabran | Préfecture de Vaucluse | Projet non sélectionné | 2005
Un projet de Dalila Mahdjoub et Martine Derain
C’est un œuvre qui nous était demandée, mais avec une fonction assignée : elle devait «orienter» et «permettre à l’Etat d’affirmer son efficacité, sa volonté de lisibilité, accompagner agréablement et clairement le public»*. Mais une œuvre est-elle faite pour orienter? Ne doit-elle pas plutôt inquiéter le sens et perturber la perception? Alors, le geste artistique nous a semblé premier : le travail de l’imaginaire et du symbolique pour fonder et désigner, mais des formes qui permettent l’ouverture sur le réel.
Texte/contexte
L’Etat veut désormais se rendre lisible et transparent, supprimer ou simplifier les démarches et la vie des citoyens :Commission pour les simplifications administratives, Comité de simplification du langage administratif (1), mise en ligne des formulaires (2)… On veut une administration qui concentre ses moyens sur les services et non sur les procédures et les paperasses, on souhaite ne plus assujettir l’usager à « l’impôt papier», une administration moins papivore (3). Mais les formulaires sont complexes, labyrinthiques, sibyllins (cf note 1), il s’agit de mettre fin à la logique du guichet institutionnel qui impose à l’usager un parcours du combattant de guichets en guichets, pour remplir ou transmettre des informations (cf note 3). Pourtant, ce qui fonde le rapport du citoyen à l’Etat et aussi bien la permanence de ce rapport rien ne sert de le cacher, comme rien ne sert de cacher non plus la complexité de la gestion d’un territoire et d’une population c’est bien l’écrit et le papier (nous sommes gouvernés par des écrits !). On ne vient pas à la Préfecture par plaisir, mais toujours pour des formalités d’écriture et « faire des papiers ».
Image tirée du film de Pierre Legendre | Manière de voir, 1993 | CAF, Libération du 15 septembre 2005
Une administration est un univers de papier, un habitat social, une histoire vécue par les générations.
Pierre Legendre, Miroir d’une Nation, l’Ecole Nationale d’Administration, Mille et une nuits, 1999
L’expérience de ce rapport a été nécessairement vécue par chacun et par tous, citoyens et fonctionnaires : la préfecture est en prise sur la totalité du réel, dit le directeur des stages de l’ENA (4). On vient au guichet pour remettre ou chercher des papiers, et c’est le formulaire, qui est le medium de notre relation à l’administration, de notre corps à celui du fonctionnaire. Nous avons cherché ce qui passe, ce qui se passe «entre», le formulaire permet à la fois le contrôle et l’inscription de l’égalité des citoyens : sans écrit, comment faire valoir ses droits? Et c’est aussi l’accumulation des écrits et des papiers qui fait exister une population et peut-être un peuple.
Ne l’oublions pas, le plus écrit de tous les écrits, c’est le corps humain, le premier des médias.
Pierre Legendre, Paroles poétiques échappées du texte, Editions du Seuil, 1982
Un matériau/des formes
Voilà ce que nous avons cherché, cette idée d’un rapport très concret et physique avec un matériau, les papiers, leur empilement, qui dit pour nous l’inscription dans le temps et les générations et la sédimentation d’une histoire partagée ne pas faire table rase du passé ! L’Etat aujourd’hui veut guider dans ces labyrinthes administratifs, ouvrir des portes, veut déplacer, faire bouger ces murs de papiers, rendre transparent… papiers, verre, mots sont notre matériau.
Jeux d’écritures : essai d’accumulation de mots et d’informations, atténuation progressive pour aller vers la lisibilité, choix typographique à faire, la phrase nous permet de faire un essai, mais l’idée triptyque est à travailler, il faudrait utiliser les deux côtés, jouer sur les transparences… La phrase est de Pierre Legendre.
Un espace/un geste/une déclinaison
Nous avions choisi de ne pas intervenir dans le jardin lui-même ne répondant sans doute pas exactement à la commande. Le projet du paysagiste et des architectes était très avancé, le jardin intégrait déjà deux objets chargés de sens, le monument de L’armée du Génie à ses morts et le Monument du Centenaire, l’éclairage nocturne était déjà imaginé (« L’Etat qui veille »*). Il nous semblait plus élégant de laisser le jardin tel quel, comme un espace d’agrément, calme, ouvert, que la ville et la préfecture souhaitaient offrir aux citoyens.
Nous avons proposé d’intervenir à l’intérieur des sas d’entrée des bâtiments ouverts au grand public. Derrière les sas vitrés, il y avait 3 portes, nous voulions placer un triptyque, comme une ligne brisée, 3 pans de murs de la même hauteur que les portes d’entrée, faits de formulaires empilés protégés par des plaques de verre (la recherche était à poursuivre : ce pouvait être des formulaires devant être détruits, obsolètes ou remplacés par des documents simplifiés. Nous devions connaître la « vie» des papiers à l’intérieur de la préfecture, leur condition d’archivage ou de destruction, préciser leur couleur, leur format, travailler la matière de cette masse gérée et toujours enrichie). Sur le verre, en sérigraphie, la liste de tous les bureaux et services. Par la typographie et le design, nous aurions rendu l’organisation lisible et les informations accessibles. Les pans de murs/papiers étaient placés près des portes dans un jeu de décalage à préciser, comme les interactions avec les éléments existants.
Vue plongeante. Piles de papiers collés avec câble traversant, plaques de verre sérigraphiées, plaques d’acier pour prise au sol du volume
Les empilements de papiers proposent des formes graphiques riches de variations, de nuances, nous pouvions les utiliser pour la signalétique et la charte graphique demandées dans le cahier des charges
Proposition de signalétique
Ce principe aurait été décliné de façon identique pour chacune des institutions (Préfecture, DDJS, Inspection académique…) et singularisé pour chacun des services et des bureaux. Deux éléments de signalétiques construits sur le même principe auraient été placés aux entrées latérales du jardin, informant simplement des horaires d’ouverture ou de fermeture. Le citoyen pouvait alors soit se diriger vers les bureaux, soit «jouir du jardin» (5)…
* Cahier des charges.
1 - Communiqué fonction-publique.gouv.fr : Eric Woerth, Secrétaire d’Etat à la réforme de l’Etat lance le « Petit Décodeur », 17 février 2005
2 «Une volonté de dématérialisation des démarches administratives» in Circulaire du 25 mai 2001 relative aux simplifications administratives et à la mise en ligne des formulaires administratifs. Présentation par le Premier ministre M. Lionel Jospin à Mesdames et Messieurs les ministres, ministres délégués et secrétaires d’Etat, Madame et Messieurs les préfets de région, Mesdames et Messieurs les préfets.
3 - Projet ADELE : pour vous simplifier la vie ! Présentation de M. Jean-Pierre Raffarin à la Caisse d’Allocations Familiales de Lyon, 9 février 2004
4 - Miroir d’une nation, l’Ecole Nationale d’Administration, un film de Pierre Legendre réalisé par Gérald Caillat, La Sept/Arte, Idéale Audience, 1999
5- Pierre Legendre, Jouir du pouvoir, Editions de Minuit, 1976 |