Républiques (2004-2010)
C’était au début de l’année 2004 dans le calme apparent d’une réhabilitation annoncée.
Violence des lieux : immeubles à l’abandon, ordures, appartements murés.
Violence des mots : le politique, c’est aussi cette forme particulière de l’emploi du langage – son pouvoir de séparation et d’assignation. « Je ne souhaite pas voir les habitants relogés sur place… remplacer la moitié des habitants… un centre qui mérite autre chose… » disent des élus locaux. « Des pauvres, qui vivent dans des taudis, avec des rats… » dit le nouveau propriétaire. « Vous irez dans les quartiers Nord, c’est votre place ! Vous n’aurez pas le choix et n’en demandez pas trop ! » en concluent ses « médiateurs », s’adressant à ceux qui n’y seraient donc pas, à leur place…
Cette violence, je l’ai partagée dans l’action avec Centre-Ville Pour Tous, lorsque l’association, dont je fus militante, fut alertée par des habitants qui affrontaient l’inertie du propriétaire d’alors et craignaient leur éviction à l’arrivée du suivant. Un peu plus tard, quand leurs craintes se confirmèrent, j’ai grimpé chaque immeuble, des dizaines d’immeubles, presque vides. Fait du porte-à-porte, dit à chacun, non vous n’êtes pas seuls, non ce n’est pas une affaire privée de propriétaire-locataire, de propriété-droit sacré, il s’agit de l’affaire de tous.
Alors vint la colère : des femmes seules, des ouvriers, des chômeurs, des personnes âgées, à qui sont déniés les droits élémentaires et une protection à l’égal de tous ! (Je me souviens de cette phrase de Mallarmé : « Je sais que je ne m’inquiète ou ne m’indigne sinon quand je vois au nom de l’esprit individuel ou collectif molester du pauvre monde, où je me place (1)… ») De cette période datent les premières images de la rue, plans serrés, des centaines de portes murées, numérotées, images un peu sales, faites dans l’urgence, pour compter, se compter, et m’inventer un « territoire » en marchant.
Je me suis résolument placée aux côtés des habitants, j’ai partagé et documenté leur lutte – une belle bataille et quelques victoires.
91 rue de la République, 2005
Dans l’action peuplée et bruyante, il y avait comme en creux les absents : ceux qui partaient discrètement, comme soustraits à la rue (à la vue ?), ou ceux que nous n’avions pas pu compter, partis avant le début de la mobilisation. Mais ces absents manquaient-ils ? Et à qui ? Sont alors arrivées les images des appartements haussmanniens tout récemment quittés par leurs habitants ou ruinés par leurs propriétaires – « dévitalisés », tel est le mot, rendus inhabitables – et inhabités parfois depuis plus de vingt ans. Au sol, un fin voile de poussière, qu’aucune empreinte de pas ne déchire. Et en regard de ces images, de ces demeures où les habitants n’étaient plus, celles où ils ne pouvaient être, qui se construisent autour, mais dépeuplées aussi, prévues pour les « classes moyennes et supérieures » tant attendues, tant espérées. Entre Haussmann et Kaufman, des images sans action, sans événements, mais pleines d’un vide qui rendait visible le lent processus de transformation de la ville, sinon d’éviction de certains de ses citoyens et les failles, sinon la faillite, d’un « projet » rêvant d’un centre-ville qui ne serait pas le centre de Marseille (2)…
Îlot M5, 2e arrondissement, 2007
Tout au long de ces années, j’ai porté une grande attention aux images des autres et aux autres images, appuyant quand je le pouvais leur réalisation, sans jugement : regards d’habitants ou de militants, de journalistes, d’artistes et de cinéastes. La collecte de ces images m’a semblé essentielle (voir avec les yeux des autres !), tout comme de trouver des manières de les restituer : projections des films réalisés sur la rue (3), publications de mes images dans des revues d’art ou militantes (4), communications lors de séminaires de recherche (5)… Enfin, comme pour clore cette expérience, effectuer le versement des archives de Centre-Ville Pour Tous, avec celui de mes images, pour inscrire cette bataille dans un cadre public et les rendre disponibles à quiconque (6).
Je vois cette pluralité de formes et d’actions, jusqu’à la conception et la publication du livre Attention à la fermeture des portes !*, qui me fera devenir éditrice, comme une interrogation sur la valeur d’usage des images… Sans doute, n’aurai-je rien fait d’autre ici que ce que les habitants eux-mêmes ont fait : résister aux enfermements, déplacer une question privée et participer à sa mise en commun, ouvrir un espace critique et faire ainsi qu’il y ait du jeu. Jeu, dans tous les sens : à la fois amusement libre et activité réglée (de la compétition sportive à la scène de théâtre…) ou instruments et objets à utiliser ensemble, ou encore : espace ouvert pour le mouvement et le déplacement.
* http://www.editionscommune.org/article-attention-a-la-fermeture-des-portes-44415192.html
1 Question posée en 1893 par les rédacteurs de la célèbre revue L’Ermitage à de nombreux artistes, qui n’est pas sans résonner avec les propos de ce livre : « Quelle est la meilleure condition du bien social, une organisation spontanée et libre ou bien une organisation disciplinée et méthodique ? »
2 Ascaride, Condro, 2001.
3 À Marseille, les premiers montages puis les films achevés ont été projetés et discutés au Polygone étoilé.
4 Dans le champ de l’art : Urban Makers, Parallel narratives of grassroots practices and tensions, edited by Emanuele Guidi, b_books, Berlin (Cities on the edge, Liverpool 2008).
Dans le champ militant : site internet et publications CVPT.
5 Séminaire PUCA, « Renouvellement urbain, observateurs et observations », juin 2008, Paris.
6 Le fonds CVPT déposé au Archives départementales des Bouches-du-Rhône comprend tous les documents relatifs à l’action menée sur la rue et certains des films qui y ont été tournés. Sont également versés images, pièces et documents juridiques et administratifs concernant les actions menées au Panier, à Belsunce et à Noailles depuis 2000.
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"Car la maison est notre coin du monde… une des plus grandes puissances d’intégration pour les pensées, les souvenirs et les rêves de l’homme… mis à la porte, hors de l’être de la maison, circonstance où s’accumulent l’hostilité des hommes et l’hostilité de l’univers."
Gaston Bachelard, Poétique de l’espace, 1957
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