Minimal CupCake, 2011
240 kg de génoise, 180 kg de confiture de framboise
200 x 200 x 90 cm
Pièce réalisée en partenariat avec les traiteurs La Truffe Noire, dans le cadre du Printemps de l’Art Contemporain
De quoi peut être fait un désir mêlé de crainte, un désir foudroyé ? Nous aimons, adultes, nous repaître des tourments de nos jeunes années. Et nous nous sentons prêts, dès la première incartade dans le temps, à revivre ces batailles et les échecs qui se découpent dans un ciel illuminé. Sur nos langues, à l’approche de la fête, le piège du diable se referme… lire la suite du texte de Pierre Giquel "Un incendie sucré et mortel"
Un incendie sucré et mortel
De quoi peut être fait un désir mêlé de crainte, un désir foudroyé ? Nous aimons, adultes, nous repaître des tourments de nos jeunes années. Et nous nous sentons prêts, dès la première incartade dans le temps, à revivre ces batailles et les échecs qui se découpent dans un ciel illuminé. Sur nos langues, à l’approche de la fête, le piège du diable se referme. Nous le savons tous, nous l’attendons, notre existence se trouve ainsi pourchassée, sujette à des tentations, de brutales envies, des frayeurs délicieuses. Le piège du diable est dévolu à l’enfance. Il s’est construit sans doute à notre insu, entre le vivant et l’inanimé. Des hordes s’agitent dans les brouillards, une ombre cherche un passage, un décor surgit. Les propositions que Claire Dantzer égrène depuis quelques années ressemblent à ces commencements. Le merveilleux s’y déploie, mais sous le voile, sombre, pousse un refus. Si l’on franchit la porte, familièrement, l’espace dans lequel on se trouve littéralement projeté peut se révéler lugubre. L’anéantissement n’est jamais loin.
La fête, celle que nous avons choisie, où s’affranchissent les lois, consume en nous l’histoire des points de vue. Avec elle nous nous délestons, croyons-nous, or nous ne prenons appui que sur des illusions. Un génie nous hante en proie à toutes les métamorphoses. Le génie (le mauvais, le fol) s’offre suave, il a pris toutes les apparences d’un mirage, il n’hésite pas à vouloir nous séduire, il y réussit avec d’autant plus de facilité que nous aimons endosser des costumes de gentil et improbable veilleur. Nous savons que tout cela est éphémère. Et doit le rester.
Car l’art est aussi une affaire de focale. Les points de vue, disions-nous, s’altèrent. Car c’est bien d’altération qu’il s’agit, de tremblements, des craquements d’un édifice ou d’un corps, d’un jeu meurtrier artiste. Et le veilleur devient la victime ou le complice. La fête de nuit aura bien lieu, quelqu’un la signe sous l’averse. Dans le feu. Les catastrophes relèvent ici du burlesque.
Je naît de son double. Comme dans un film, le spectacle est déjà commencé quand se déroule la première scène, celle qu’on appelle inaugurale, l’improbable désastre. Le ciel est couvert. La disparition des oiseaux reste un mystère. Celui à qui l’on a donné le rôle principal paraît avoir égaré des cartes. Qui dirige ? Et qui est dirigé ? Le visiteur vacille, le décor se tient au bord d’un gouffre.
Commencée selon les termes du conte, nul ne sait comment se terminera l’histoire. Un doute demeure. Hissés entre splendeur et carnage, nous sommes parcourus d’images saisissantes.
Tout semble ici voué à la destruction. L’installation réalisée en 2008 Consomatum est à partir de bouteilles d’alcool vidées et nécessairement goûtées se présentait sous la forme d’une cartographie élégante mais leur nombre entraînait inéluctablement le visiteur à penser la vie d’un monde souterrain adossé à l’ivresse d’une consommation excessive. La séduction laissait ainsi place à l’écoeurement, la fête finie récitait sa litanie désespérée.
Le mur entièrement recouvert de chocolat réalisé à Marseille se présente également comme une magnifique surface presque vivante. Surface qui appelle son envers, on peut lécher le mur, on peut même s’y frotter, s’y tacher. Surface dangereuse, le sucré appelle des formes oubliées, réveille des ombres contradictoires, je me souviens d’un film « Sweet movie » où des corps s’enlisaient dans un chocolat fondu. Le désir tout à coup fouetté de boue appelait le meurtre.
Le sucre encore, colorant coulant sous l’effet de la chaleur et déformant des objets en forme d’os. Réalisés aujourd’hui en isomalt, ces objets n’ont pas perdu de leur inquiétante séduction. La figure de l’ogre apparaît plus précise à travers la série des dessins consacrés aux tueurs en série. Pour mieux te manger mon enfant se présente comme une collection de dessins réalisés à partir de portraits diffusés dans le cadre d’affaires criminelles concernant des cas de cannibalisme. Le dessin est un mode d’appropriation permettant de redonner vie à ce qui relevait de l’archive. Il suppose un temps particulier, une rigueur, une fantaisie qu’on pourrait qualifier d’érotique, ou sensuel. L’horreur est pourtant là, tapie dans les traits délicats du visage. L’innocent, absent, réapparaît avec d’autant plus de violence qu’il avait été exclu de ce « rafraîchissement » opéré par le dessin. On touche alors une limite et C.D. prend peur : sur elle le piège du diable ébranle sa santé mentale.
Dans ce fastueux gaspillage, la folie ressemble à une intimidation. Conjurant le danger l’artiste va prendre les vêtements de cette folie et adopter des pauses extrêmes. Danse orgiastique dans la forêt, baiser blasphématoire dans une église ( la vidéo fut projetée Chapelle des Réparatrices à Pau dans le cadre d’une programmation orchestrée par l’artiste et qui s’intitulait « EAT ME »), l’effroi s’accouple à la nourriture, la bouche devient l’organe palpitant de la chair, le cri se mêle aux contorsions, le rire insupportable blesse. L’animalité envahit tout.
C’est dans ce contexte survolté que prend sens Pièce montée à Gelos. Reproduisant au centre de la ville le portail d’un haras (orgueil de la cité), C.D. réalise une sorte d’ anti-monument. Elle joue en effet sur deux tableaux : la rigidité d’une structure d’acier sur laquelle se trouve déposé un sucre caramélisé. Evocation du passé, cette porte est l’expression d’un présent discutable et incertain. Le merveilleux contenu dans cette apparence d’or change au rythme des saisons, des chaleurs et des froids, des vents, le mouvement qui allait vers le rêve ne survit pas, l’apparence était trompeuse, et le rêve s’évanouit. Le mouvement, c’est sans doute cela la matière même de l’œuvre.
L’Infini turbulent fut le titre donné par Henri Michaux à l’un de ses livres les plus troublants. Je me souviens m’y être engouffré avec délices alors qu’adolescent je quittais sans regret des années qui m’apparaissaient sans fin. Curieusement cette Pièce montée me ramène à ces années impatientes. J’aime l’idée que cette porte me soit interdite. Ouverte, elle me sépare encore plus du monde. Symbole d’une fierté animale devenue légende, elle ploie sous les chocs du monde comme si son destin était d’avoir revêtu des habits trompeurs que le temps déchirerait inévitablement. Brusquement cette porte magicienne prend les traits d’une vanité.
A l’évidence ma mémoire a bifurqué dans un trou d’air. Je me tiens là, sur une corde, compromis par la forme même de mon rêve. Tout à l’heure je pensais maintenir mon vol sans m’alourdir, désormais je ne maintiens plus mon élan, j’hésite, je plonge. L’art est parfois le lieu affirmé des incertitudes et des irrégularités. Quand nous pensons danser, il nous maintient au sol. Mais la formule est réversible. Quand nous nous voyons à jamais rivés, nous nous arrachons des terrains balisés. Tout aussi lestement. J’oubliais que la porte s’était ouverte sur un sourire. Sur une gourmandise. Une main gantée. Un bruit de départ s’impose. J’ose donc apostropher à nouveau l’enfance. L’image qui m’évoquait une chasse dangereuse désormais s’estompe. Pièce montée redevient un mirage. Cette grâce inimitable qui nous fait quitter le sang du monde se répand désormais sans heurt. Un rire l’accompagne. Dans cette irréalité, une remarque claque annonçant des départs animés. Mordillant cette agitation, un mot glisse. Un mot de trop. Chauffé à toute vitesse. Il rejoint l’humour de Claire Dantzer. Noir et coloré. Sans trêve.