Antoine D'AGATA 

Psychogéographie
La définition de la photographie, comme étant l’authentification d’une présence, est mise à mal, aujourd’hui, par l’étendue des possibilités qu’offre la manipulation digitale. Mon travail se définit, habituellement, par une représentation paroxystique du présent : l’expérience réelle se mue en vision hallucinée, par une remise en question de la relation, intense autant que séparée, entre le photographe et son sujet. Identifiés à un univers transgressif, ces traits se sont transformés dans un autre horizon de pensée, plus directement politique, celui de la ville contemporaine réhabilitée.
Produite dans le cadre d’une commande publique censée documenter les mutations urbaines d’une grande ville, Psychogéographie, qui est une expérimentation numérique, reste attachée à documenter une présence, aussi fragile soit-elle. C’est aussi un acte politique, inspiré, sans états d’âme, d’une méthode situationniste. La psychogéographie est définie par Debord comme « l’étude des effets précis du milieu géographique, consciemment aménagé ou non, sur les comportements affectifs des individus ». Outre le caractère construit de la relation entre milieu et individus, les images retiennent de cette référence la contestation ludico-extrémiste de l’urbanisme utilitaire et la projection d’une fiction perturbante dans la ville actuelle, vécue en même temps que récusée. L’approche psychogéographique accentue l’effet de miroir entre un état de fait et la forme de sa dénonciation. Les images ne dévoilent aucune vérité plus digne, ni la triste beauté des ruines.
À Marseille, cadre de cette première Psychogéographie, une vaste opération de transformation vise à reconfigurer certains quartiers du centre-ville, réputé «anarchique» d’un point de vue social et urbanistique. Dans cette ville, jusqu’à aujourd’hui, les élites économiques étaient privées de centre urbain. Partant de ce constat, des fonctionnaires ont décidé de créer de toutes pièces un nouveau centre-ville, sur une zone que les restructurations industrielles ont rendue disponible. L’ancienne population ouvrière a en grande partie disparue, mais ces lieux ne sont pas pour autant vacants. Les urbanistes ont justifié leur action par l’état dégradé des quartiers qu’ils réhabilitent, et les politiques et les promoteurs immobiliers ont parlé de reconquête et de mixité sociale. Tous solidaires dans une même négation de la ville qu’ils disent laide, insalubre, dangereuse, envahie et décadente, pour bientôt en rejeter la faute sur ceux qui pâtissent quotidiennement de cet abandon. La réhabilitation a pour but de fonder une ville nouvelle, hermétique par son économie, son architecture, sa structure même, aux classes populaires et aux prochaines vagues de migrants. (…)
Extrait de MANIFESTE,. Septembre 2005., Antoine d’Agata Editions Le Point du Jour.
Psychogéographie, Marseilles, France, 2002

"L’imaginaire est ce qui tend à devenir réel. Ce qui tend à rester irréel, c’est le bavardage."
Guy DEBORD
Psychogéographie, Marseilles, France, 2003

"On a besoin de gens qui créent de la richesse. Il faut nous débarrasser de la moitié des habitants de la ville. Le coeur de la ville mérite autre chose."
Claude Valette, adjoint au maire de Marseille délégué à l’urbanisme, Le Figaro, 18 novembre 2003
 
Psychogéographie, Marseilles, France, 2004
Fond National d’art Contemporain, 2005

Pamphlétaires, dans la tradition du photomontage de propagande, ces images mentales retiennent de la référence situationniste la contestation ludico-extrémiste de l’urbanisme utilitaire et s’inscrivent en faux contre leurs propres commanditaires. Elles permettent une visualisation du rôle de populations manipulées dans un jeu dont les acteurs, politiques, urbanistes et promoteurs, refusent de reconnaître la véritable nature: un nettoyage social et ethnique mis en place à travers des opérations urbaines conçues comme autant de frappes chirurgicales. Chaque personnage est soumis à une harmonie collective artificielle et aseptisée, où il n’y aucune place pour la déviance. Chacun est fondu dans un ensemble homogène où le bonheur peut sembler forcé. Jamais, jusque-là, je n’avais photographié la majorité silencieuse et les mécaniques ordinaires du réel. Incapable d’appréhender les passants anonymes en tant qu’individus, et de communiquer de façon satisfaisante avec eux, je les mets en scène et en espace dans l’homogénéité et la banalité de la ville normalisée. Je peux disposer des postures, dessiner l’emprisonnement physique de ces figurines aliénées dans des espaces géométriques faits de cloisons et de vide. Les images rétablissent les structures rigides, oppressantes et claustrophobes d’une réalité qui, si elle n’existe que dans ma propre perception, n’en est pas moins vraie.
Promised Land, Noorderlicht, Groningen 2003
 
La nuit prend fin, pour un temps, à Groningen. Je photographie de jour sous l’influence conjuguée des effets de l’Interféron et du Prozac. La ville est construite comme une toile d’araignée, découpée en différentes zones urbaines aux caractéristiques spécifiques, délimitées par les canaux concentriques décrits par Albert Camus: l’enfer bourgeois, naturellement peuplé de mauvais rêves. Quand on arrive de l’extérieur, à mesure qu’on passe ces cercles, la vie, et donc ses crimes, devient plus épaisse, plus obscure. Le caractère des habitants est à la fois extrêmement tolérant et hermétique, imprégné de cette culture protestante qui tolère et annihile les différences, nivelle et gomme les aspérités. On ne doit pas, on ne peut pas se désolidariser de la masse sous peine de s’exclure de la communauté. Harmonie artificielle et aseptisée, où il n’y aucune place pour la déviance. Chacun est fondu dans un ensemble homogène où le bonheur peut sembler forcé. Portant les stigmates d’années de réclusion dans l’univers de la nuit, affronter, à la lumière du jour, ce monde dans lequel je dois éventuellement refaire surface ne peut se faire que de façon brutale. N’étant pas sorti indemne des expériences photographiques passées, j’éprouve une certaine peur vis-à-vis de ceux qui se situent à l’intérieur d’une société et du ressentiment dû à l’exclusion irrémédiable dont font l’objet ceux de l’extérieur. Ces images sont le regard d’un exclu, sur le royaume fade et hostile réfuté par la pensée et les actes. Jamais, jusque-là, je n’avais photographié le décor et les mécaniques ordinaires de la banalité. Incapable d’appréhender les passants anonymes en tant qu’individus, et de communiquer de façon satisfaisante avec eux, et la banalité de la ville. Par la manipulation digitale, je décide des postures, dessine l’emprisonnement physique de ces figurines aliénées dans des espaces géométriques constitués de cloisons et de vide. Les images rétablissent les structures rigides, oppressantes et claustrophobes d’une société qui, si elles n’existent que dans ma propre perception, n’en sont pas moins valides. Retranscription de mon expérience d’un lieu et du sentiment d’enfermement qui l’accompagne, l’accumulation de ces images, construites sur un schéma obsessionnel, est une reconstruction cauchemardesque de la réalité. La récurrence, dans chaque image, de la structure et du thème donnera, peut-être, la mesure de l’aberration de ce qui est ordinairement accepté comme la normalité.
 
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