Antoine D'AGATA 

Huis–Clos (Jérusalem)
Une interrogation sur le rôle de la photographie de reportage, de l’engagement face aux impératifs et dysfonctionnements de l’information et de ses modes de production. Ce travail a été réalisé au sein du conflit à Jérusalem Est. Publié dans Le Monde Diplomatique, Le Monde 2, Newsweek… Présenté au Centre Photographique de Lectoure dans le cadre de l’exposition « Photographie de guerre. Du document à l’œuvre », mai 2001. Ces images ont été faites à Jérusalem, dans la vieille ville, aux abords de la porte des lions, le 6 octobre 2000, entre 14 heures et 18 h 30. Unité de lieu, unité de temps, unité d'action pour une journée de violence ordinaire où se retrouvent les trois acteurs habituels de cette tragédie : la police israélienne, les Palestiniens et la presse internationale, grande bénéficiaire de la situation. Adepte d’une pensée anthologique et d’un savoir réducteur, elle s'approprie les gestes, détourne les actes et vomit les signes qui « indiquent » notre relation à l'image et déterminent notre perception d'une réalité devenue hypothétique.
West Bank, Israel, 2002
Jenin, West Bank, 2002
Friday, October 6, Day of Rage, Jerusalem, 2000
LE MONDE DIPLOMATIQUE, Décembre 2000
Comment rendre compte en images ? Antoine d'Agata n'est pas un photographe de reportage au sens habituel. Envoyé à Jérusalem par l'agence Vu pour un magazine américain (qui n'a pas publié son travail), il a rapporté peu d'images, qu'il a montées en séquences, sans légendes, comme une planche-contact. Cette autre façon de porter son regard a trouvé un écho certain dans la presse française. Témoignage fort d'une subjectivité, qui doit poser aussi interrogation sur son articulation au réel, sur le sens que produit cette confrontation lorsque manque un élément du décryptage.
 
  Ce vendredi de prière, « jour de la colère » pour les Palestiniens, je me suis retrouvé pour la première fois en position de photographier une situation de conflit. Ce n'est pas le regard que porte le photographe sur le monde qui m'intéresse, mais ses rapports les plus intimes avec celui-ci. Dans mes photographies, dans ma pratique ordinaire du mensonge, je ne peux pas prétendre décrire autre chose que ma propre situation - mes états ordinaires, mes déséquilibres intimes. Je crois que les seules photographies qui ont une existence propre sont les images « innocentes ». On les trouve dans les fichiers de police et les albums de famille. Elles témoignent du rôle du photographe, de son implication, de l'authenticité de sa position. En général, j'évite de définir à l'avance ce que je vais photographier. Les prises de vue sont dues au hasard des rencontres et des situations. Les choix restent inconscients, mais les obsessions sont les mêmes : la peur, l'obscurité, la mort...
Ce jour-là, pour atteindre le lieu des événements, je me suis laissé guider par le bruit des détonations. De suite, la nécessité de photographier, non comme un acte réfléchi, mais comme la mise à plat d'une expérience ordinaire et extrême. J'ai voulu établir un état des lieux partiel et partial, systématique et instinctif d'un espace physique et émotionnel où je me retrouvais, acteur à part entière. Le photojournalisme, souvent, utilise un langage ignorant de sa propre matière : l'apparence, l'ambiguïté, l'imaginaire. Critiquer de façon cohérente l'image dominante actuelle exige d'une photographie qu'elle soit lucide sur les conditions troublées de son expérience entre l'œil et le regard, la machine et l'inconscient, sur l'impureté fondamentale de son rapport au réel et au fictif.
Une expérience aussi brève ne me permet pas d'accompagner les images d'une analyse politique ou d'une prise de position idéologique. Je ne peux parler que du sentiment de frustration extrême qui m'a accompagné pendant ces quelques heures. Pas le temps de communiquer, de déchiffrer les événements, de toucher à l'essentiel ou de collectionner les fragments d'une réalité chaotique qui échappent à toute analyse et visualisation instantanée de l'événement, mais n'en sont pas moins ses constituants essentiels.
Quant au contenu, quel peut en être le sens dans un conflit sur médiatisé où les soldats, les enfants palestiniens et les journalistes semblent tous jouer à la perfection le rôle qui leur a été réservé ? Difficile d'expliquer ce que l'on ressent devant un homme qui tombe à terre à quelques mètres de soi. Difficile de raconter la colère devant la mort d'un enfant, dont le seul crime, au-delà de toute considération politique, aura été cet après-midi-là de jeter des cailloux. Répugnant à jouer le rôle de voyeur, confronté dans l'urgence aux aspects les plus dérisoires de l'engagement photographique, je n'étais finalement témoin que de ma propre expérience - et de mon manque d'expérience -, de mon impuissance devant l'imbécillité de la violence armée du fort sur le plus faible, de ma position à l'intérieur du chaos.
Ne me restent aujourd'hui à l'esprit que les plaisanteries échangées par des soldats israéliens, alors même qu'ils se servaient de leurs armes, et l'inconscience de ces enfants palestiniens qui semblaient se livrer à un jeu dont les règles leur échappent. Au final, ne reste qu'un bloc d'images assez chaotique, forme aboutie, absolue, bien que terriblement éphémère. Pas de titre ou de légendes, mais une volonté de laisser parler ces photographies qui ne sont que des fragments, ne pas imposer un sens arbitraire.
J'essaie de rendre compte de contradictions inhérentes à la « fonction » du photographe documentaire, censé retranscrire une réalité complexe alors qu'il ne relate qu'une somme d'expériences. Je peux alors utiliser le monde à mes propres fins et, dans une expérience assez solitaire, le remodeler, le transformer à volonté, faire en sorte que, sans les images, le monde n’existe plus.
 
Newsweek publication, USA, 2000 – Studio Vortex archives
 
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