Antoine D'AGATA 

 
Insomnia
Images en Manoeuvres Editions, Marseille, 2003
Textes Christian Caujolle et Bruno Le Dantec
 
La nuit ? Elle n’est qu’une illusion de plus, mais bien réelle. Un espace, temps et lumières, qui n’a pas, ou en tout cas pas encore, été normé de la même manière que le jour. La nuit n’a pas d’heure. Elle est nuit.
Antoine d’Agata la traverse, s’y perd, broyant le noir à l’excès, y compris celui de son grain photographique, pour croiser, voire rencontrer, des personnages avec lesquels il dialogue une fraction de seconde ou jusqu’au bout de la nuit. Il a la capacité, totalement vécue, d’aller au bout des expériences extrêmes du voyage, de l’alcool, de la vie et du regard.
Dans ses nuits sans limites, nous découvrons, souvent déformés par la violence ou l’immédiateté de visions qui sont des « flashs », des personnages en dérive, intensément vivants et toujours aux limites de la disparition, de la mort, du danger. Comme le photographe, ils pratiquent l’existence en intégrant le fait qu’ils peuvent, brutalement, disparaître dans l’instant qui aura suivi la prise de vue.
Il y a ceux qu’Antoine d’Agata voit – peut-être – et victimise d’un déclic qui les fige et les soumet à notre regard, et ceux et celles qu’il immole avant de partager avec eux, elles plutôt, un temps de nuit, des corps dans la nuit, des plaisirs qui, même s’ils sont figurés, nous resteront toujours étrangers.
Vivre vite, à fond de nuit, et faire semblant, parce que l’on en rapporte des bribes comme des images de souvenirs, de montrer ses nuits tout en nous les refusant, tel pourrait être le propos qui nous invite à vivre plutôt qu’à nous repaître de la vie des autres, frustration contemporaine parfaitement organisée et qu’Antoine d’Agata nous refuse en nous piégeant de ses séductions coup de poing.
Reconstruire l’univers en le cadrant mal, en le traitant mal, surtout dans ce qu’il a de conventions, et en le poussant au bout de ses noirceurs qui abritent d’invraisemblables tendresses vouées à la solitude. Le plaisir est aussi douloureux que l’excès est nécessaire quand les images ne cherchent pas à prouver mais qu’elles tentent de comprendre, exploration à vif d’une expérience qui cherche à se défaire, sans cesse, de ce monde qu’elles déconstruisent en série de rectangles qui ne serviront, illusions, qu’à en restituer le chaos.
Antoine d’Agata ne cherche pas à représenter le monde mais à nous dire comment il s’inscrit dans ce monde. Étrangement, sans aucun narcissisme, il dresse, à la limite absolue de la prise de risque, un autoportrait qui, finalement, pourrait se résumer par « je suis ainsi, extrêmement déglingué, parce que le monde, que vous ne voyez pas, que vous ne regardez pas, va extrêmement mal ». Au contraire de la dénonciation, il nous entraîne avec lui dans des parcours qui ignorent les directions et les horaires convenus. Le lyrisme de la forme, l’exagération des situations et de la vision, fascinant paradoxe, nous obligent bien plus que toutes les images qui prétendent « documenter » à nous interroger sur la « réalité » de ce que nous voyons. Le pouvoir absolu de la photographie étant de nous dire, de par sa nature, que quelque chose, dans le monde tridimensionnel, a existé avant l’image que nous voyons et a permis qu’elle existe, nous nous trouvons emportés dans la fréquentation d’une Cour des Miracles qui nous invite à la rejoindre.
Aucune attitude morale, aucun jugement, simplement l’éthique, sublime, de l’affirmation, sans protection aucune, qu’il faut, pour explorer certains univers, les partager jusqu’au bout. Sous peine de devenir voyeur. Il est finalement stupéfiant que, face à des nus qui évoquent davantage L’Origine du monde de Courbet que des images pornographiques, face à une image de fellation, face à une vision de prostituées dans des bars désolants ou face à des images déglinguées de cantinas mexicaines, nous n’ayons justement jamais le sentiment d’être extérieurs, voyeurs. Que nous ne consommions pas ces images, mais qu’elles nous interrogent sur l’état du monde et sur nous-mêmes…
Ces photographies ont le mérite de ne tricher ni avec leur relation au réel ni avec les enjeux d’image qui, aujourd’hui, exigent que la photographie se situe par rapport aux autres modes de représentation. Elles nous interdisent d’ignorer le monde qui nous environne. Elles sont, en cela, indispensables et salutaires. Parce qu’elles mettent en œuvre la seule forme d’engagement qui vaille et qui, dans un dialogue entre l’esthétique et l’éthique, produit du sens. Parce qu’il y a eu, successivement, nécessité, pratique, réflexion et choix. Donc engagement.
Christian Caujolle
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
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