La Frontera/The Border
Villa Medicis Hors-Les-Murs, Mexique/États-Unis, 1999 |
Tabou consensuel du génocide économique contemporain. Invisibilité de l’organisation de production et de consommation sur laquelle repose la démocratie libérale. Gestion brutale, élimination continue et structurelle de larges couches de populations marginalisées qui ramènent ces communautés non-productives au rang de déchet social. Mensonge idéologique qui permet la condamnation sans recours du vice, du vandalisme, du pillage, du trafic, signes et symptômes du chaos festif et mortel, de la violence sauvage et autodestructrice générée par les populations marginales. Mécanismes invisibles de la cruauté endémique et innommable qui dévore le monde et élimine systématiquement les individus identifiés comme excédentaires par les logiques qui ordonnent le flux du profit. Forme cruelle de l’aliénation sociale et écono- mique : des communautés entières sont exposées à l’acceptation que leur existence n’a aucune valeur. Les individus ne sont plus confrontés à l’ordre des choses mais
identifié à lui. Réinvention continuelle de nouvelles formes d’esclavage et de survie par l’anéantissement de la vie elle-même. Chorégraphie incestueuse et meurtrière de la folie géométrique du monde, qui témoigne de la détermination avec laquelle les hommes entreprennent d’anéantir les hommes. |
La frontera / the border, Mexique, Etats-Unis 1999-2000
Villa Médicis hors-les-murs, AFAA |
La frontera / the border, Mexique, Etats-Unis 1999-2000
Villa Médicis hors-les-murs, AFAA |
La frontière entre le Mexique et les Etats-Unis, maudite « linea divisoria », est à maints égards symbolique des rapports géographiques établis entre le Nord et le Sud, entre deux entités que tout oppose malgré leurs interdépendance croissante. C’est aussi un lieu de permissivité, de corruption, de dérives et d’errances. À travers une mise en situation, la narration autobiographique, ou le relevé de signes anthropométriques et topographiques, j’aime situer, avec un point de vue subjectif et systématique, sur cette ligne de fracture sur laquelle se concentrent toutes les tensions.
Cette approche ne peut se concevoir que comme multiple, utilisant des pratiques et des formes diverses et complémentaires et créant des fractures dans l’utilisation du langage photographique. Ces contradictions inhérentes à la fonction du photographe documentaire, censé retranscrire une réalité donnée alors qu’il ne relate qu’une somme d’expériences, sont retracées dans ce travail sous la forme d’un diptyque : un bloc photographique monolithique, d’une part, qui est la retranscription partiale d’un carnet de route chaotique et, d’autre part, une série de portraits échappés des archives de la police mexicaine, qui sont un document pur. Le paysage désertique, traversé d’est en ouest et inversement, est l’autre aspect constitutif de cette expérience, avec en fin de course, la frontière comme seul horizon.
Antoine d’Agata
Catalogue La frontera-The border
Villa Médicis hors les murs, Picto, Paris, mai 2003 |
"Le réel c’est les autres, la fiction c’est soi" Jean-Luc Godard.
De l’autre côté du miroir
Ces photographies, réalisées essentiellement au Mexique et aux États-Unis trouvent place dans l’histoire de la photographie américaine, itinérante depuis le 19ème siècle, qui repoussa, avec les conquérants, toujours plus loin vers l’ouest la frontière américaine.
A ceci près que c’est ici une critique de cette conquête victorieuse qui s’énonce, image après image, non pas à travers une vision de territoire comme le fait Robert Adams, mais avec l’humanité vivante qui l’habite.
Cette lucidité critique emprunte beaucoup au regard désanchanté porté par Robert Frank sur l’Amérique des années cinquante; les personnages déchirés sont traversés par les souvenirs de Diane Arbus, Weegee, Larry Clark.
Le corps à corps que livrent ces images est un déplacement incessant de frontière entre les autres et lui-même, si bien que le centre d’un sujet conscient et rationnel disparaît, éclaté toujours, dans l’entre-deux d’une rencontre éphémère.
Le sentiment de la perte du sujet est cependant paradoxal dans un travail documentaire qui affirme si fort sa subjectivité par une autobiographie mue par le voyage et l’errance.
Les formes photographiques et cinématographiques de cette contradiction-document/fiction, description/projection se développent depuis longtemps dans des oeuvres aussi diverses que celles de Walker Evans, Robert Frank, Rossellini (Voyage en Italie), Pasolini (Accatone), Godard (Pierrot le fou) et Nan Goldin. La notion de frontière s’y affirme à chaque fois opérante et créatrice.
La tentative d’une description photographique de la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis devient particulièrement intéressante et ambitieuse avec la volonté d’établir, à travers une mise en situation et le relevé de signes anthropologiques et topographiques, l’état des lieux subjectif et systématique d’une ligne de fracture sur laquelle se concentrent les tensions entre deux entités (Nord/Sud) que tout oppose malgrè leur interdépendance croissante.
Longue de trois mille kilomètres, cette ligne arbitraire que le Rio Grande définit sur environ deux mille kilomètres, est dépourvue de toute dimension naturelle d’El Paso/Ciudad Juarez à San Diego/Tijuana. La présence du désert est écrasante, indépendante aussi de seules considérations géographiques. Le désert américain, “frontière mentale où les projets de civilisation s’épuisent dans le sol.” (Jean Baudrillard).
Aujourd’hui, sur cette zone, deux sociétés s’entremêlent. Si les immigrés mexicains forment d’importantes colonies et élaborent une culture métisse, mélange de mexicanité revendicative (ou nostalgique) et d’american way of life, de l’autre côté de la frontière, la culture américaine a largement pénétré le Mexique.
Quant à l’intégration économique, fondée sur la pauvreté des uns et les capitaux des autres, elle trouve son expression la plus juste dans le développement toujours croissant de l’industrie “maquiladora”.
Mais au-delà des distorsions économiques Sud/Nord, à leur paroxisme sur la frontière Mexique-US, l’ambition du projet est de traduire la scission par le mélange des corps, des sentiments, des civilisations.
Le terme de “métissage” est-il adéquat? La frontière ainsi vécue devient un passage où l’hybridation est essentielle et crée un nouveau type d’espace transgressif intérieur aux Etats-nations, espace produit non de normes et de pureté mais d’agencements, de complexités, d’imbrications. “Une autre figure est possible pour représenter la non-séparation ou non-exclusion de deux entités historiques: non pas celle de la “mixité”, qui est encore trop continue, pas assez conflictuelle ou dialectique, mais la figure plus abstraite d’une frontière non entière, ce que les géomètres contemporains appellent une “fractale”. Ce qu’il faut remettre en question, c’est l’idée que les dimensions de l’appartenance nationale soient nécessairement représentables par des nombres entiers, comme 1 ou 2. Il faut donc suggerer, au moins à titre d’allégorie numérique, que l’Algérie et la France, prises ensemble, ne font pas deux, mais quelque chose comme un et demi, comme si Chacune d’entre elles, dans leur addition, contribuait toujours déjà pour une part de l’autre.” (Etienne Balibar)
Affirmer cet espace d’incertitude,”point de rencontre et de conflits permanents entre histoires et cultures”, est un projet politique urgent. Poser la frontière comme intérieure à chacun des territoires et des groupes qu’elle détermine administrativement.
Seule une photographie peut avoir lieu de part et d’autre de cette limite que géographes et historiens, politiciens et économistes, psychanalistes et psychiatres nomment une frontière.
Tenter de photographier une frontière nécessite de se trouver d’un côté ou de l’autre - Antoine D’Agata se déplacera essentiellement sur le côté mexicain de la frontière - et d’avoir intégré la césure comme une partie de soi. Ceci comme seule possibilité d’un lieu de vie commun, de l’acceptation de ce qui est étranger.
Projet de vie qui cherche à rendre troublante et trouble la frontière des Etats-Nations par la révélation des formes de ses variations.
Antoine d’Agata et Estelle Fredet
Catalogue La frontera-The border
Villa Médicis hors les murs, Paris, mai 2003 |