Migrants
Migrants in Nador, Morocco, 2013 |
Je m’appelle Personne. Personne est le nom que mes compagnons me donnent. L’errance sous sa forme la plus neutre autorise l’avènement de situations inédites. Balbutiements d’une parole qui dilue la surface des choses pour mieux les posséder. Une chambre d’hôtel. Sa bouche fatiguée. Elle rit des hommes et du destin. Un rire grave. La mort la frôle de près. Lera: les femmes se donnent la main. Et dansent sur les rives de l’Aragvi. Elles chantent et elles parlent aux flots. Elles entonnent. Rivière, rivière. Protège les cœurs braves. Ceux qui vont faire la guerre. S’il te plaît, rivière, rivière. Si un d’entre eux vient vers toi, déshonoré. Avec tes eaux boueuses, empêche-le de rentrer. Rivière, rivière. Nous n’avons pas besoin des lâches. Nous n’aimons pas les lâches. Les chemins humides de l’Odyssée, jamais tracés à l’avance, disparaissent au fur et à mesure que l’on s’y perd. Toujours réinventés, aussitôt perdus. Toute position figée est intenable. La dérive, stratégie d’un retour sur soi à travers l’autre. Mouvement claustrophobe. Les seules limites sont celles du corps. Egarements, détours, transgressions. L’exploration désordonnée ouvre le chemin de l’ignorance. Renoncer aux sentiments et aux idées. S’effacer doucement. La fin comme origine de tous les actes. La liberté est la capacité à commettre des erreurs. Laisser les choses s’échapper. Sans certitude, sans porter de jugement, sans protection. Pénétrer les espaces aléatoires de la détresse. Choisir d’appréhender le monde par la dissolution et le gaspillage. Jusqu’à ce que le corps ne soit plus que nerf. Démesure de l’instant vécu. Exigence extrême du renoncement à la maîtrise. Accepter l’impuissance. Maintenir la peur à distance. Passage, parcours, initiation. Créer en permanence, détruire à l’infini. De l’étouffement et du désespoir insoutenables naît le mouvement. La peur de m’arrêter et le désir me font avancer. Je laisse la nuit me pénétrer. L’obstacle qui reste infranchissable, ce sont les femmes, leur corps, leur regard. Comme des miroirs déformants elles me renvoient le reflet monstrueux de faims misérables. Mon salut est dans la capacité à ne jamais s’arrêter. Je fouille mes limites. Rien ne distingue les nouvelles villes traversées des anciennes. Je me nourris de la proximité des corps, de l’odeur des chairs, la douceur entrevue des peaux. Je trouve le réconfort dans la fragilité de ces existences bousculées qui sillonnent le monde contemporain, parcourent les mêmes espaces finis, se croisent sans se rencontrer, cherchent l’exil dans le désir de l’autre. Je ne sais dépasser la distance qu’instaure le regard, consommant la surface des choses, submergé d’images qui mises bout à bout, forge une réalité passive et répugnante. Seul le rythme de mes pas rend supportable les images mortes, figées, glacées. Je ne comprends pas les gestes. Je me défais lentement de la peur, cadavre parmi les vivants. La passion me submerge, mais l’angoisse prend le dessus. Je me détruis et me régénère sans cesse. Je cherche une issue entre les lèvres desséchées des putes, dans des baisers nauséabonds, nécessaires. Elles affranchissent mon corps. La pensée se perd. Je provoque l’addiction, approche les corps scorpions insaisissables, me dédouble dans une empathie junkie, limite intérieure et extérieure de l’errance. |
Migrants in Calais, France, 2002 |
Camp de Chucha
Chucha refugee camp on Libyan border, Tunisia, 2013 |
"Ce que vous appelez réalité est un réseau de formules, ligne associative de mots et d’images représentant une piste préenregistrée de mots et d’images."
William S. BURROUGHS
Si je ne peux commenter autre chose que l’insignifiance même de l’instant photographique, je m’efforce de retranscrire le monde chaotique que j’expérimente à travers la mise en séquence de fragments de réel bruts. Dans ce désordre constitué, les images, comme les mots, se sentent seules quand elles sont isolées. Elles se répondent, s’entrechoquent, se contredisent. La composition, la lumière, la narration, la texture prêtée au réel ne sont plus que paramètres secondaires. Seule la perspective, qui justifie l’acte photographique, permet aux images, sur le mur, de s’imbriquer les unes aux autres jusqu’à le recouvrir de sens. Dans la narration, sans limites, du bloc d’images, les éléments de ce puzzle reconstruisent l’aléatoire, le chaos originel qui les a vus naître. L’engagement à travers la photographie passe par une interrogation militante de ses enjeux, depuis sa pratique jusqu’aux choix esthétiques qui ne peuvent être que l’écho, le prolongement et la démonstration des principes qui ont dicté la prise de vue. Inventer une forme est trouver ce qui existe déjà dans sa genèse. L’explicitation ne peut être qu’une étape de plus, l’affirmation d’une éthique. On ne peut saisir la logique de ces variations, de ces rythmes et ces distances sans revenir au contexte de la prise de vue. Les images ont été faites dans un état second. Elles sont les rescapées de nuits éthyliques et narcotiques, souvent les seuls points de repère isolés qui bousculent ma mémoire. Devenue, au fil des années, une éthique de vie, cette pratique extrême de l’existence est alimentée par une fascination grandissante pour l’abîme que j’ai creusé, par mes traumatismes et obsessions, et qui absorbe, peu a peu, les éléments constitutifs de mon identité. Cette expérience m’a amené, de façon imprévue, à prendre la parole à travers la photographie. Cette parole, qui ne peut être qu’un message fondamentalement ambigu, a dû être maîtrisée après dix années d’autisme délinquant, et j’organise sans doute mes images comme je parle, en bafouillant. La brutalité de la juxtaposition est la condition de possibilité donnée aux photographies d’être vues. La captation compulsive et obsessionnelle de réalités dérisoires et insaisissables, et sa restitution se construisent sur les mêmes principes: encombrements, collisions, cul-de-sac, récurrences, raccourcis visuels et émotionnels. Fragments isolés, difficiles à contextualiser, ce sont des blessures béantes, des morceaux d’existence où l’émotion est difficilement contenue au sein de non-événements. Bout à bout, les images reconstruisent un puzzle aléatoire qui repousse les limites de l’explicite, et figure sans la figer ou la simplifier une expérience. L’effet que doivent produire ces photographies n’est pas prédéterminé mais je sens, chez le spectateur, une frustration, un vertige dûs à l›appréhension d›un monde qui est vraisemblablement l’envers du sien, et à la tentative impossible de se représenter ce monde de façon compréhensible. Seule la fiction, le récit formulé d’une exposition au vide, peut contraindre le spectateur à affronter l’indicible d’une vérité qu’il préfère ordinairement ignorer, à faire à son tour l’expérience d’un univers obscur, à faire face à ce qui, le plus souvent, est laissé à l’oubli. Souci de refuser toute démonstration explicite ou figée, réticence à donner trop facilement les clefs d’un travail résolument autobiographique, forme utilisée dans la retranscription de l’expérience qui place le récit sous le signe de l’impossible, les nuits, semblables, se fondent en une seule. Narration embryonnaire et bouleversée, récit en pointillés, mélange perturbant d’éclairs et de zones d’ombres, labyrinthe compact, forme absolue qui laisse au spectateur la responsabilité de s’y engouffrer à ses risques et périls pour reconstruire, seul, une narration réduite à néant dès sa conception. |
Refugee camp in Cyprus, 2016 |
It is simply an account of activities such as walking, eating, keeping warm and sleeping. The everyday life of an in-between world between nomadism and inertia. Gripped with fatigue and discouragement, the men are rigid, forming groups of rudimentary statues. The fugitive is alone, huddled up, in search of putative protection and comfort, motionless, near dead.
The intensity comes from the density of sequences, which is impossible to describe. There is no linear narrative. Antoine d’Agata is the most obstinately photographic photographer there is. Nevertheless, he persists in the quest for a different kind of morality. |