Gardiens
Abu Salim Documents - Tripoli, Libye, 6 septembre 2011
Images faisant partie d’un ensemble de quatre-vingt quatre photomatons dans les locaux de la prison politique d’Abou Salim. Après la chute de la prison aux mains des rebelles, je ramasse, parmi les décombres, les images issues de dossiers administratifs abandonnés dans les lieux qui viennent d’être pillés. Les personnes représentées semblent être, d’après leurs uniformes, des policiers ou des militaires. Sur le dos des photographies sont parfois portées des mentions manuscrites. En emportant les quatre-vingt quatre photographies, je me dis que dans le pire des cas, je sauve la vie d’un salaud.
Prisonniers
Abu Salim Documents - Tripoli, Libye, 7 septembre 2011
Images non datées faisant partie d’un ensemble de plus d’un millier de photos d’identité judiciaire saisies par les rebelles anti-kadhafistes dans les locaux de la prison politique d’Abou Salim. Les rebelles me montrent les portraits de prisonniers politiques du régime khadafiste exécutés en masse qu’ils ont choisi de mettre en sécurité. Un carton rempli de tirages sur papier plastifié de mauvaise qualité. Je photographie des heures durant plus d’un millier de ces images. Rien de ce que j’ai vu dans la ville en guerre n’avait l’intensité de ces regards chargés d’une banalité insupportable. Je recadre les images, faisant abstraction des numéros d’immatriculation épinglés sur les vêtements des prisonniers. Ce qui m’intéresse en fin de compte est la forme banale que peut prendre le pouvoir, la confrontation des visages de bourreaux et de victimes, l’impossibilité de les différencier les uns des autres, si ce n’est, peut être, une certaine absence, ou distance, dans le regard des premiers - comme s’ils avaient renoncé à quelque chose d’essentiel mais indéfinissable -, et l’immédiateté de la peur, parfois, dans le regard des seconds.
Cellules
Abu Salim - Tripoli, Libye, 7 septembre 2011
Par son incapacité à aller au-delà de la surface des choses et par la nécessité qu’elle requiert d’aller se frotter à cette même surface, la photographie impose une double attitude: recul et engagement. De fait, la photographie tend, malgré l’obligation qui lui est faite de coller au réel, à garder une certaine distance. Comme si le regard se devait, pour exister, de rester extérieur. C’est la réaction à cette autocensure de la photographie qui a généré ma pratique autobiographique, l’interaction avec les modèles et le besoin de plonger dans des zones a priori hermétiques. C’est contre cette frontière arbitraire que je me bats. Peut-être, simplement, parce que plus que tout autre, je vis la surface du monde comme une fatalité, j’ai choisi de documenter le processus qui m’entraîne au-delà de cette limite imposée, d’empoigner le réel plutôt que de le contempler ou l’analyser. J’ai perdu un œil quand j’avais vingt ans et j’ai perdu depuis tout sens de la perspective. Le monde a pour moi une platitude qui a renforcé au fil des années, je suppose, mon appréhension et mon sentiment d’inaptitude à m’y mouvoir. Cette capacité à glisser à la surface des choses a forgé mon caractère. L’apprentissage d’un langage m’a offert l’opportunité d’aller à l’encontre de mon destin. Mais dans ce combat inégal, la photographie, en fin de compte, ne me permet d’acérer ni mon regard ni ma parole. Elle est mon témoin et aiguise mon désir du monde. La photographie contemporaine se délecte de cette poésie de la surface, de l’élégance glacée des êtres et des objets quand leur apparence est mise à plat. La facilité de la démonstration m’ennuie. Je préfère considérer le regard comme un simple outil au service de l’action et de son constat. Parce qu’il s’attarde souvent à décrire, décomposer ou signifier cette surface des choses, l’art se condamne au commentaire. Aujourd’hui le culte de la surface relève de la soumission, de la lâcheté ou de la complicité. La vie reste le seul art qui ne soit pas de surface. La photographie est un langage trop rudimentaire pour rendre compte de certains sentiments, tel que celui d’être, d’exister, de sentir. Le sentiment de la réalité. La photographie ne donne à voir qu’une infime partie d’une situation donnée. C’est par l’accumulation, la juxtaposition et l’ellipse que la restitution prend forme. Mais la photographie reste un langage flou et approximatif.Trop de manipulation possible, d’esthétisme tape-à-l’œil, de rigueur hypocrite. La photographie est un art de l’illusion à bon compte. Il suffit à l’auteur d’agencer vaguement chaos, richesse et complexité du réel pour se persuader lui-même et persuader son public qu’il construit un regard sur le monde. Mais la part du photographe dans cette transposition reste toujours secondaire. Peut-être la vidéo est-elle un peu plus honnête, plus sérieuse. L’image filmée laisse moins de place au mensonge. Elle ne triche pas avec le temps, laisse exister le son, impose la rigueur puisqu’elle donne tout à voir contrairement à la photographie qui comme la poésie, joue avec l’ambiguïté, le doute, l’implicite. Le film instaure un rapport au réel qui s’inscrit dans la durée. C’est une garantie de transparence. Le mensonge ne résiste pas au temps. Dans l’image fixe, la vérité et le sens tiennent à un fil, submergés par la forme, alors que l’image en mouvement est forcée de prendre en compte chaque fragment dans le temps d’une surface donnée. Hors les obligations qu’elle impose d’aller puiser la matière dans le réel même, la photographie présente peu d’intérêt. Je suis toujours insatisfait de mon travail parce qu’il n’y a pas d’issue définitive à ces questions. Il ne me reste plus qu’à être lucide sur l’absurdité de ma position et sur la portée de mes actes.Aucune illusion ne peut venir adoucir le processus.
Charnier
Libération Photos, décembre 2011.Tripoli, Libye, août-septembre 2011
24 août – lendemain de la chute de Tripoli, je vais en Libye sans but précis, parce que là, des hommes meurent. Le comptable de l’agence Magnum refuse de m’avancer mille euros. 1500 $ en petites coupures, vols Paris-Tunis,Tunis-Djerba. Devant l’aéroport, avec une journaliste italienne rencontrée par hasard, location d’une voiture pour 300 $, partage des frais. Nous roulons alors que la nuit tombe. En silence. Le creux du ventre devient le siège physique de la peur qui, à partir de là, envahit tout l’espace. Mon corps semble se défaire, jusqu’au creux de mon ventre. Mais qu’est-ce que la peur quand on décide librement de vivre la situation qui la déclenche? Le premier poste frontière est fermé car les rebelles n’ont pas sécurisé la zone. La nuit finit de tomber. Nous continuons de rouler vers le sud, jusqu’à Dehiba. Au poste frontière personne ne s’occupe de contrôler les passeports. Des convois de voitures quittent le pays. On ne voit que la lumière aveuglante des phares: comment le dire sans avoir recours à une figure de style? Dans la nuit, en territoire libyen, les lumières et la peur se confondent dans une même cécité. Suite de données neutres qui, sous prétexte de la constater, réduisent la réalité à un décor au sein duquel la chronique documentaire déploie des éléments fictifs superflus. Les check points incessants laissent la place à ce qui semble un désert, noyé dans la nuit. Ombres de passagers et silhouettes de vigiles rebelles. Arrivée à Zintan, changement de véhicule: 600$ jusqu’à Zaouïa. Le risque encouru est la seule logique au prix des locations. La journaliste reçoit un appel téléphonique: deux heures auparavant, sur la même route, un groupe de khadafistes a kidnappé quatre journalistes qui se rendaient à Tripoli. Ils seront libérés le lendemain, mais le chauffeur du véhicule a été exécuté sur place. Nous cachons les faits au chauffeur, pour ne pas prendre le risque qu’il fasse demi-tour. La décence cède le pas à l’instinct. Zaouïa à 1:30: il faut attendre jusqu’à 5 heures du matin pour trouver une nouvelle voiture et deux chauffeurs libyens armés de mitraillettes qui acceptent de nous mener jusqu’à Tripoli. 700$. Dilatation du temps équivalente à l’inflation des prix. Payer pour que le paysage défile: au fur et à mesure que la voiture avance vers la capitale, tanks crevés par delà les vitres, maisons dévastées, paysages nus de toute végétation, le temps se glisse dans un espace où il cesse d’être douloureux, la peur prolonge l’éveil: le cerveau, en veille, reste actif, alerte, dépensant quantités d’énergie. La ville au petit jour, est nue, obscène. Dans le hall de l’hôtel international, seul lieu de vie apparente, les images télévisées hurlent le langage propre de la production régnante et deviennent l’objet même des caméras. La vie s’épuise dans sa représentation. Les jours passent, la peur inamovible. Rencontre avec M. qui m’héberge dans la chambre du Radisson Blue Hotel louée 400 $ la nuit par le NY Times. En règle générale, nous sympathisons avec les patrouilles rebelles: au jour le jour, la guerre semble se résumer à une question d’approvisionnement.Taxi vers Janzour, à l’ouest de Tripoli, où des dizaines d’immigrants venus du Tchad, du Mali, du Nigeria, de Somalie sont coincés dans cette zone portuaire qui aurait du être la dernière escale avant de s’embarquer pour la Sicile. Ils boivent de l’eau de mer, les femmes sont violées la nuit par les soldats rebelles victorieux. Cachés parmi eux, des mercenaires du régime khadafiste. Dans certaines zones de la ville, les snipers n’ont toujours pas lâché leurs armes: coups de feu. Le conseiller en sécurité du New York Times, un irlandais vétéran de la guerre d’Irak, explique, accroupi, comment déduire, à partir du son, à quelle distance se situe l’origine du coup de feu. La cible peut être n’importe quelle forme humaine ou animale, pure image au fond de la lunette. Les snippers tirent-ils pour tuer le temps ? Rues désertes, parsemées de carcasses de véhicules brûlés et de tas d’ordures puants comme puent, quelques jours plus tard – le 3 ou le 4 septembre –, les corps de mercenaires entassés. À l’écart, l’un d’eux, à genoux, prie Allah et se lamente d’avoir tué un homme la veille. Dans le centre de détention que les rebelles ont improvisé dans un bâtiment proche à la prison de haute sécurité d’Abou Salim, à peine libérée, où les corps des prisonniers politiques du régime khadafiste ont laissé leur odeur de pisse, de sueur et de merde. Relents fétides de ces cadavres carbonisés photographiés le 28 août sur la base militaire de la 32ème Brigade de Khamis Khadafi à Sala-heddin: les mots qui articulent ces visions ne signifient plus rien. Sur les murs crasseux qui abritèrent les pratiques tortionnaires qui fondent les systèmes dictatoriaux, dont on ne peut plus dire qu’ils axent un mal abstrait et métaphysique sans tenir compte du fait que leur unité fondamentale est la chair humaine bureaucratisée, c’est-à-dire un sujet, plus un autre, plus un autre, effectuant, à travers un réseau de biens communs mais exclusifs – excluants, personnels – un pouvoir qui resterait virtuel s’il manquait de bras et de jambes, de supports corporels-mentaux concrets, d’individus avides du privilège du bien, comme chacun des policiers dont je photographie la documentation abandonnée dans un des bureaux de la prison d’Abou Salim. Visages figés aussi des prisonniers politiques que je re-photographie le 7 septembre: la hié- rarchie entre les apparences et l’être reste quelque chose d’ambigu même si, quelques jours plus tard, à Janzour – où les rebelles échouent à trier les mercenaires des réfugiés –, le conseiller en sécurité du NY Times affirme qu’il reconnaît les assassins à leur regard glacé. Comment distinguer les regards des mercenaires de ceux des migrants ? Civils, rebelles, soldats, mercenaires, migrants, victimes insignifiantes des intérêts incestueux de monothéismes rances et d’idéologies économiques qui soumettent les hommes au développement de la productivité.Tous sont et ne sont pas ce à quoi il ressemblent, ressemblent et ne ressemblent pas à ce qu'ils sont, victimes et criminels, qui prostituent les femmes du campement pour se garantir les faveurs des rebelles qui, d'après les nigériennes avec qui je s'entretiens, violent les femmes qui ne leur sont pas offertes – dans une situation où le trauma est l'unique forme de présence-, femmes dont les seules expectatives sont le retour à leur pays d'origine ou, si elles parviennent un jour à traverser la Méditerranée, l'exercice de la prostitution dans une ville quelconque de l'Europe. Le convoi de véhicules militaires qui le 6 septembre quitte le pays par le sud transporte-t-il vraiment Kadhafi Mouammar, la gueule enfoncée entre les genoux ? Selon les informations publiées dans le New York Times, retrouvées à Tripoli dans un édifice des services secrets libyens, des documents de la CIA attestent que les États-Unis déléguaient au régime du dictateur la torture de suspects de terrorisme. Consommation de l’information, longue impasse des massacres, corps déterrés photographiés à Oms le 7 septembre, et tous les corps gisants, méconnaissables, opaques à l’œil qui les scrute à la recherche d’un signe, en les réduisant au signe, à une image où seulement transparaît une opacité qui ne scelle rien. Transmission du silence de l’information. Dans les images publiées par la presse internationale, je ne reconnais pas l’image de mes visions, la réalité de mes expériences. Je ne me reconnais pas. Quel est le statut de l’actualité? En deçà du mythe de l’approche objective, la notion même de subjectivité est problématique. Les faits s’offrent immédiatement à l’état fossile. Les approcher engage irrémédiablement le témoin sur la piste usée de la fiction. De ce côté du monde, parce que rien ici n’interrompt le cycle monotone du sommeil, la vie est toujours possible, le temps s’écoule doucement. À quel prix ? Ailleurs, paye le prix de mon silence, de ma pensée, de mon immobilité, le prix du confort. La honte ne rédime pas l’inflation du bruit. Heures vides, contemplation passive, images mortes : poncifs de l’aliénation médiatique qui médiatise un rapport social dédié aux seuls impératifs de la consommation.Vérités éphémères rabaissées au niveau de la propagande et du divertissement. Le monde ingurgite sa propre image, dédiée à la justification totale des conditions qui lui sont faites. Mots qui ne signifient plus rien, images qui rendent le monde plus insaisissable encore, corps réduits à l’état de signes, prises dans le silence de l’information.