Débrider la forme, révéler l’informe
Dans la grande fosse des formes, gisent les ruines auxquelles on tient encore, en partie. Elles fournissent matière à l’abstraction. Un chantier d’inauthentiques éléments pour la formation d’impurs cristaux. Voilà où nous en sommes.
Paul Klee, Journal [1915], Paris, Grasset, 2004 (1959), p. 329.
Riche, l’image n’est pas immédiatement saisie par mon regard. Devant quoi suis-je donc campé ? Une photographie retouchée ? Un dessin ? À quoi renvoie-t-il…? Sans aucun doute à une architecture écroulée, aux vestiges d’une humanité blessée. Mais pour quelle raison ? La guerre ? Une catastrophe naturelle ? Ou simplement le temps et l’oubli ? Et quelles sont donc ces formes énigmatiques qui viennent structurer l’image, en découper la composition ? Prenons le temps.
Dans les années 1990, Sylvain Ciavaldini commence à s’intéresser au statut de l’artiste, questionnement qui le mène à interroger les origines de la création, la portée du geste, la genèse et le devenir de la forme. Fécondes, ses recherches se matérialisent en deux dimensions, par la peinture ou le dessin, pour parfois s’extraire de leur planéité jusqu’à s’incarner dans l’espace, en trois dimensions. Depuis plus de vingt ans donc, par le dessin ou la sculpture, par la peinture ou l’intervention sur des héliogravures, l’artiste questionne la forme. Structurée ou débordante, purifiée ou proliférante, elle est toujours centrale, nous interroge.
Autorisons-nous un léger détour, un petit voyage dans l’espace et le temps. Nous voici à Assise à l’heure où, dans une lumière crépusculaire, le duecento mourant laisse doucement place à son illustre successeur. Là, un jeune prodige s’émancipe de la tradition byzantine et réinvente la peinture occidentale. Giotto, sur les murs de l’église supérieure de la basilique Saint-François, inaugure une peinture vivante et innovante, structurée par une perspective balbutiante. Au sein du dixième panneau parmi les vingt-huit composant l’ensemble, se détachent sur un ciel ombragé les volumes empilés de la cité d’Arezzo. Bleus, jaunes, rouges ou blancs, ils emplissent l’espace, en débordent presque. Pourtant, soulignée par l’agitation des démons chassés par le saint, leur stable présence résulte d’une rigoureuse construction formelle qui marqua durablement Sylvain Ciavaldini. L’esprit précède la forme, la contraint peut-être, ou bien la permet. En observant cette oeuvre, l’artiste initie une série de questionnements qui aujourd’hui encore sous-tendent ses recherches. La forme, pensée ou projetée, la forme qui détourne du sujet ou bien le révèle. La forme travaillée.
Commence alors une série d’oeuvres où des volumes plus ou moins complexes, aux couleurs toujours vives, s’invitent dans des héliogravures des XIX et XXe siècles. Ces reproductions en noir et blanc, iconiques dans l’histoire de la diffusion culturelle, reprenant ici une toile naturaliste de Léon Lhermitte, là une oeuvre académique de Lucien Mélingue, se voient ainsi agrémentées d’une forme tout à fait inopportune. Elle s’impose immédiatement au regard du spectateur. De la forme vient le fond, de l’image vient l’interprétation, et notre analyse visuelle est évidemment conditionnée par cette forme jugée par l’esprit comme étrangère. Sylvain Ciavaldini joue de cette irruption formelle. Il s’en sert parfois pour camoufler le sens de l’image, en remplaçant par exemple le corps vaincu de Robespierre par un grand volume bleu dans Le matin du 10 thermidor an 11 de Lucien Mélingue ; ou au contraire vient le souligner, comme avec Le jugement de Pâris de Jacques Wagrez : de la main du jeune troyen s’échappe un fin volume rose qui, se déplaçant dans l’espace, finit par séparer clairement Aphrodite d’Héra et Athéna. Le jugement du mont Ida et le destin de Troie sont ici matérialisés par cette simple ligne serpentine.
Ces volumes colorés, nous les retrouvons dans certains dessins de l’artiste. Ici encore, le point de départ vient de la collecte documentaire. Ce ne sont plus des héliogravures que Sylvain Ciavaldini rassemble, mais des images d’architectures détruites principalement glanées sur internet, des lieux abandonnés, vidés de toute présence humaine. Via une technique de mise au carreau bien maîtrisée, l’artiste reproduit ces espaces sur le papier. C’est le temps du geste, un travail de la main qui se rapproche de l’écriture, une méditation sur la trace finalement, une incarnation de la mémoire. Réalisé au stylo encreur noir, le dessin a aussi quelque chose de la gravure, et peu à peu se forme sur la surface blanche du papier, par hachures successives, l’image de ces architectures en déshérence. Alors, l’espace appelle la forme, et au c?ur de ces lieux apparaît soudainement une structure colorée, un volume simple - mathématique - qui tranche avec la prolifération chaotique des éléments de l’environnement. Au-delà de la rupture formelle provoquée par cette irruption, le volume géométrique apporte à l’image créée un troisième niveau de perception de la forme : de la forme construite - architecturale - à la forme détruite, nous parvenons à la forme projetée, représentation mentale.
Plus récemment, Sylvain Ciavaldini a décidé de retirer à ces volumes projetés leurs couleurs vives. Sur le dessin se détachent alors des zones laissées en réserve, immaculées. Les formes géométriques se faufilent ainsi dans le paysage de ruines, le segmentent parfois, toujours en modifient la perception.
La pureté de ces formes simples contraste avec l’amoncellement tourmenté de l’architecture qu’ils traversent. L’esthétique de la ruine ici présente ne renvoie pas à une vision romantique ou mélancolique, mais plutôt à une fascination pour la précarité architecturale et la prolifération des éléments. Cette abondance formelle presque anarchique, l’artiste la trouve en premier lieu dans l’étude des favelas. Les couleurs et les volumes s’y agglutinent sans logique apparente, constituent une sorte de patchwork instable, au bord de la rupture. Finalement c’est une architecture vivante, furieuse même, qui s’étale dans l’espace, envahit l’horizon, s’entasse et se superpose dans un mouvement incontrôlé et incontrôlable.
Cette dynamique qui d’une certaine manière transforme la forme en informe, ou plutôt débride la forme pour révéler l’informe, se retrouve dans la ruine. Rendu à sa vie propre et livré à la nature, le bâtiment abandonné entame une période de déconstruction. Par là, il empiète sur son environnement, s’étend à mesure que s’amoncellent ses différentes fractions désagrégées, comme une lente vague de matériaux divers. Ici, la forme est en constante évolution, sans cesse poussée par un moteur interne - propre - et accompagnée par des impulsions venues de l’extérieur, pour nous offrir une subtile métaphore de la pratique artistique.
Il y a aussi dans ces oeuvres une indubitable esthétique de la ruine, une accumulation de formes plastiques diverses, et puis la lumière, les noirs, les blancs, la saturation. On retrouve dans cette fascination pour les décombres, perçus comme répertoire infini de formes déconstruites, quelque chose de Piranèse. Nous pouvons notamment penser à ses Vedute di Roma, gravures iconiques magnifiant une Rome en ruine, mais aussi à son cycle des Prisons imaginaires, aux architectures instables et fantasmées.
Ces lieux transcrits par Sylvain Ciavaldini, quels sont-ils ? Une mémoire douloureuse réside dans leur architecture brisée, un sentiment de perdition. Bien sûr nous pensons aux catastrophes, humaines et naturelles, qui conditionnent notre imaginaire collectifs, en rythme avec l’actualité. Nous pensons prise de conscience et devoir de mémoire. Guerre et cataclysme. Ces considérations ne sont pourtant pas à l’origine du processus créatif de l’artiste, mais viennent évidemment orienter notre cheminement intérieur. La ruine se charge d’une dimension politique et sociale, elle entraîne l’?uvre avec elle.
Face au travail de Sylvain Ciavaldini, nous sommes invités à un voyage dans la forme. Pensée, perçue, projetée ou détournée. Par l’architecture brisée, elle regagne sa liberté, nous révèle sa vitalité. La forme insignifiante, la signifiance de l’informe…
Grégoire Prangé. |