Sylvain Ciavaldini, entretien avec Vincent Sator, 2014
Vincent Sator : Dans ta série précédente l'univers était purement fictionnel et les formes plus proches de l'abstraction, voire de la science-fiction, que rattachées à une réalité tangible. Dans cette nouvelle série, le réel est beaucoup plus présent et les mêmes formes dialoguent avec des lieux ou paysages identifiables. D'où te vient ce souhait de rattacher désormais ton univers formel à une narration plus réaliste ?
Sylvain Ciavaldini : Dans certaines pièces de la série précédente cet univers formel était déjà présent, mais tu as raison, c'était relativement nouveau pour moi. Toutefois une forme de réalité a toujours été présente dans mon travail. La figuration dans son sens littéral est un paramètre important dans ma production. Figurer c'est déjà donner une forme, du moins c'est considérer une « chose » dans son entité effective.
Mon ambition étant avant tout d'envisager mes propositions comme des scénarios possibles. Bien sûr ce n'est pas la réalité, mais la présence du réel permet à mon sens de rendre le propos plus intelligible, moins hermétique. Ces lieux ou paysages ont une force narrative et sémantique indéniable. De plus ils ont pour moi une charge affective et sensible car ils sont liés à mon intimité.
V.S. : Pour rejoindre l'Histoire, peux-tu me parler de ta série sur les héliogravures ? Il s'agit à l'origine de documents pédagogiques destinés aux écoliers de l'après-guerre afin de leur enseigner les richesses de l'Histoire et du patrimoine culturel français.
Pourquoi avoir travaillé à partir de tels documents ? Est-ce leur dimension doublement historique, leur qualité plastique ou leur caractère didactique, voire politique, qui t'a intéressé ?
S.C.: Dans un premier temps je dirais que ce sont les qualités plastiques de ces documents qui m'ont intéressé. Car comme tu l'as souligné ce sont des héliogravures, et leurs particularités résident dans le fait qu'elles sont retouchées de façon artisanale afin de magnifier les architectures emblématiques qu'elles représentent. J'étais donc face à des images très
ambiguës, oscillant entre une forme de réalité photographique et une interprétation volontaire de la main de l'homme... Cette qualité intrinsèque en faisait déjà des images attirantes. D'autre part, tu sais que l'objet construit me préoccupe de plus en plus car il est une représentation palpable de la pensée cartésienne. C'est pour moi la forme la plus aboutie des tentatives humaines de formalisation de l'esprit.
Apporter à ces architectures quelque chose de plus organique, d'animal, d'indomptable fut une évidence. Lorsque j'ai trouvé ces images j'étais précisément en train de réfléchir et de travailler autour de ce sujet.
En dehors d'habiter clairement ces espaces, les formes que je propose questionnent à mon sens cette difficulté humaine de concilier la pensée et l'instinct. C'est aussi ce que j'ai tenté de faire en humanisant les légendes, en leur attribuant une part de sensible nous renvoyant à nos propres sentiments...
Mais, je vais t'avouer que tout ce que je produis se fait en grande partie de façon instinctive. Je suis un faiseur, un manipulateur, ma pensée traverse le geste et n'existe que par lui. C'est dans un second temps, bien après, quand le travail prend forme, que je commence à réfléchir et à comprendre ce que je suis en train de faire. J'aime ces situations où l'objet du désir se manifeste. J'aime cette étrange alchimie qui fait que le geste se révèle à soi et au monde.
J'aime m'immiscer petit à petit au sein de ce monde et finalement recommencer pour mieux le comprendre.
V.S. : Tu parles précisément d'objets construits. Or tu m'as dit vouloir créer, dans le prolongement des héliogravures, des oeuvres en trois dimensions comme des maquettes d'architecte. Pourquoi cette translation du bidimensionnel au tridimensionnel ? Pourquoi faire sortir l'image du tableau ?
S.C.: Ce passage au volume est une pratique courante dans mon travail. En effet j'ai toujours « tiré » des volumes, que ce soient des installations ou des sculptures, de ma pratique dessinée. Comme je te l'ai dit, le dessin est pour moi un espace de découverte et de construction où les choses se précisent et se figent, en quelque sorte.
Donner à cet espace mental la possibilité de se matérialiser est une partie essentielle de mes préoccupations plastiques. Cette notion de donner forme aux choses, de matérialiser un concept par la manipulation, crédibilise l'acte créatif. Le dessin est, quoi qu'on fasse, une projection mentale, un leurre, attractif ou répulsif, mais un leurre. « Faire sortir l'image du tableau » comme tu le dis si bien c'est la faire exister. Personne ne peut nier que si c'est là, ici et maintenant, c'est que cela est réel. Avec les volumes c'est cette dimension supplémentaire que j'apporte à mon travail : le réel. Pour que la réalité nous soit « donnée », il faut qu'elle nous apparaisse. Si l'on éclaire cette réflexion avec la notion de représentation telle que l'envisage Kant, nous ne pouvons jamais comparer nos représentations de la réalité à la réalité elle même, mais seulement à d'autres représentations de la réalité.
Ces sculptures sont donc une proposition d'un « possible » tangible car elles deviennent de fait des éléments de comparaison.
V.S. : Comment se fait l'articulation entre les héliogravures rehaussées, les paysages de banians et les portraits d'étudiants ? S'agit-il de séries profondément différentes ? Et en ce qui concerne les portraits d'étudiants, il me semble que ce sont les premières oeuvres depuis les petits dessins sur le monde de l'art, où tu introduis la figure humaine. Peux-tu m'en parler ?
S.C.: Ces séries ne sont pas profondément différentes les unes des autres, toutefois elles abordent mes préoccupations sous des éclairages différents. J´essaie dans la mesure du possible de comprendre au mieux mes intentions et de proposer des images qui soient les plus efficaces possible.
Les travaux dont tu parles ont été faits à la même période et m´ont permis de trouver des moyens de représentation nouveaux pour moi. Je n´aime pas me répéter et tu remarqueras que dans mon travail, s'il y a une cohérence plastique au travers des années, c´est davantage le médium dessin, les gammes chromatiques qui permettent de l´identifier, que la forme. Il y a dans chacune de ces propositions un questionnement autour de deux visions du monde : le sensible et le réflexif, l´organique et le construit... Un antagonisme latent que j´essaie de matérialiser. Concernant l´utilisation de la figure humaine, je ne trouvais pas de moyen de représentation qui me convenait : l´homme était présent dans mon travail mais toujours de façon parcellaire (une main, un oeil...). Dans les dessins dont tu parles, il apparaît de façon identifiable. Il n´est plus un objet et c´est ce qui change à mon sens. De plus, jusqu´à présent mes « tentatives de formalisations », comme je les nomme, ne s´intéressaient qu´à la matière et ses différentes conséquences, ici c´est l´instant même que je voulais représenter, la notion de découverte et de plaisir. Il était évident pour moi de le montrer par l´expression, la posture, l´attitude.Le corps est le premier outil qui permet de comprendre et d´expérimenter le monde et l´espace. C´est un peu ce que j´ai tenté de faire...
V.S. : Ton travail est en soi un questionnement sur la forme, la forme en devenir, en construction, la forme insaisissable. Certaines oeuvres jouent sur le contraste entre une forme que l'on reconnaît et que l'on peut appréhender, identifier, et une forme que l'on ne comprend pas, que l'on ne reconnaît pas. D'où vient cette forme nouvelle ? Et pourquoi porte-t-elle une identité chromatique forte quand le reste du dessin tend au contraire vers l'effacement ? Cela donne l'impression d'une inversion entre une réalité mise à distance par le noir et blanc et une forme fictionnelle rendue au contraire vivante par la couleur.
S.C.: Il s'agit pour moi d'opposer deux principes formels qui portent en eux des valeurs sémantiques que j'espère identifiables... Mais au regard de ta question, il semble que tu retiennes justement le fait qu'elles ne le soient pas. Ces formes s'opposent et se complètent. En quelque sorte elles sont, pour moi, deux systèmes de représentation du monde. J'ai la conviction, sans être catégorique et sans réduire la pensée à une opposition binaire, que l'homme, quelle que soit sa culture, développe une dualité entre la matière et l'esprit.
Je fais des images, et la difficulté de représentation de cette dualité passe par le fait de mettre en oeuvre des formes. Opposer la chose intelligible au monde des ombres, du sensible. C'est une notion platonicienne qui me satisfait et qui reste essentielle. Couleur, forme, dessin s'opposent donc dans mon travail. La mise à distance dont tu parles est bien une volonté de ma part. Les couleurs n'existent pas isolément, leur pouvoir expressif résulte toujours de leurs rapports entre elles. Ce caractère relatif peut m´amener vers une dimension symbolique, que tu évoques. Cette inversion permet de caractériser les éléments représentés et, de fait, de leur attribuer des valeurs. Que cela soit la vie, le mouvement... pour moi aucune forme n´est définitive et pourtant chacune est révélée au monde. C´est le principe même de la vie... Si tu regardes mon travail depuis quelques années c´est de cela que je parle, avec bien sûr mes petits moyens et un langage un peu décalé.
V.S. : Et qu'en est-il de ta gamme chromatique si singulière ? De quelle manière les couleurs que tu choisis participent-elles de ce questionnement sur la forme ?
S.C.: Ma gamme chromatique s´est installée petit à petit avec le temps. Je dirais qu'elle s´est mise en place de façon involontaire au gré des différentes expérimentations de matériaux. Lorsque j´ai commencé à vouloir utiliser de la couleur dans mes dessins, j´ai testé toutes sortes de médiums. Mon désir était d´obtenir des aplats parfaits, une chose relativement difficile sur du papier et à une grande échelle... Finalement je me suis focalisé sur des encres liquides que je rabats systématiquement avec du blanc. Sans vraiment y réfléchir cela m´a permis de mettre en place une gamme harmonique tout à fait originale. De plus les couleurs rabattues sont plus froides, ce qui inévitablement génère une ambiance particulière qui, selon le sujet, précise ou non une forme dans son environnement. D´autre part ma palette est plutôt « gaie », agréable à l´oeil. C´est pour moi un paramètre important, l´aspect rétinien d´une oeuvre ; la flatterie oculaire permet d'avoir un a priori positif et en dehors de toute contingence sémantique, de partager du plaisir. Mon but est avant tout de générer une dichotomie visible entre les différents constituants de l´oeuvre. Je pense que dans mon cas la couleur est davantage un moyen qu´une fin.
V.S. : Tes recherches t'ont conduit par le passé à réaliser des vidéos, toujours décalées et très drôles. Aujourd'hui, tu te concentres sur le dessin, la peinture et l'objet. Qu'en est-il de ce cheminement ? Serait ce que, ton travail sur le réel participant d'une reconstruction fictionnelle, la vidéo t'enracine
dans une réalité trop tangible ? Ou s'agit-il d'une question de rapport à la matière, à la pratique artistique elle-même ?
S.C.: J´ai toujours eu la volonté de multiplier les médiums, de ne pas m'enfermer dans une pratique unique : pour moi, à chaque proposition correspond un médium approprié. Il y a dans mon travail actuel l´envie et le désir de creuser la représentation, l´écriture 2D. Ce n´est pas un problème de rapport au réel, car mes vidéos ont toujours été empreintes d´absurdité ou de surréalisme. Je ne me ferme aucune porte et je suis certain que l´envie de faire des vidéos reviendra pour d´autres projets. |