Perturber la forme / Pétrir l'informe
Informe, pauvrement formé, encore sans bras, le corps, et sans attaches les bras, sortis du cou, de n'importe où, de la tête, de la poitrine, bâtons, balais de bout en bout traversant l'enveloppe du buste, bras pour s'étendre, se détendre, pour s'étirer.
Henri Michaux. Les Commencements (1983)
Depuis les années 1990, Sylvain Ciavaldini développe un univers mouvant où la forme est examinée sous toutes ses coutures et toutes ses possibilités. Les dessins, sculptures et installations soulignent le caractère convulsif et imprévisible de la forme. L'artiste interroge les origines de la création, la trajectoire allant de l'idée à la main et les conceptions plurielles de la naissance de la forme. Comment naît-elle ? Comment la définir, l'affirmer et la structurer dans le cadre de la toile, de la feuille de papier, de l'espace de l'atelier et de l'exposition ? Sylvain Ciavaldini travaille le moment de création : psychique (immatériel) et physique (matériel). S'il pose un regard sur l'artiste en tant que créateur de formes et d'idées, il s'intéresse davantage au devenir de la forme : ses perspectives d'évolution, de prolifération, ses déclinaisons, ses mouvements, ses extensions et ses possibles hybridations. Les ?uvres bidimensionnelles et tridimensionnelles attestent d'une recherche sur la relation indissociable entre la main et la forme : le travail de la main sur la manière ou sur le trait pour faire surgir la forme. Sylvain Ciavaldini envisage la forme comme un organisme vivant et mutant. Ainsi, la forme et l'informe sont articulés. La forme, dont le tracé est structuré, est associée à l'informe défini comme une matière brute, une substance non travaillée par la main ou l'outil. L'informe représente alors un point de départ, il est la genèse de la forme. Aux architectures aux silhouettes angulaires, droites et géométriques, est combinée une série d'informes : flaques, fumées, coulures, amas de matières et tubercules. Un jeu permanent entre l'ordre et le désordre est créé. Les titres des oeuvres nourrissent la réflexion de l'artiste sur la conception, le travail et le devenir de la forme :
« La forme est évolutive et concrétise sa « finitude » seulement si on lui accorde une destination définie. Produire ne signifie aucunement définir mais uniquement proposer pour mieux comprendre. » ; « Les espaces transitoires stimulent la propagation et permettent de façon effective transformations, évolutions, mixité, et proposent d'étranges combinaisons. » Les titres sont les amorces de textes théoriques en devenir. Les mots et les formes jaillissent, ils correspondent les uns avec les autres.
L'artiste génère une interdépendance entre les formes au moyen de liens : baguettes, rhizomes, bulles de communication, fils, branchages, tuyauteries. L'informe se glisse entre les mailles de structures quadrillées, il s'échappe des cathédrales et éclabousse les damiers ordonnés. Il s'accroche à leurs parois, pénètre leurs intérieurs, prolonge leurs contours en s'effilant, en coulant ou en explosant. Il peut également surgir de son environnement, du haut comme du bas de la composition. Ainsi, il embrasse la rigidité, s'y agrippe et jouit d'une évolution infinie. L'artiste imagine différents mécanismes plastiques qui donnent lieu à de nouvelles formes. Deux manières d'envisager le dessin et le volume sont réunies, d'un côté une conception maîtrisée où la main contrôle chaque détail, de l'autre une conception guidée par le lâcher prise. Par extension, l'artiste développe une pensée dichotomique convoquant la conscience et l'inconscience, le normal et l'anormal, l'ordre et le chaos, le système et la confusion, le connu et l'inconnu, la stabilité et l'instabilité. Les techniques et les approches varient, des éléments peuvent être représentés de manière académique et hyperréaliste, tandis que d'autres éléments sont dotés de silhouettes fluctuantes, organiques et imprévisibles. Ces territoires discordants sont reliés par un motif qui apparaît de manière récurrente dans l'oeuvre de Sylvain Ciavaldini : les mains de l'artiste. Les mains engendrent la forme, celle-ci apparaît comme le prolongement du corps de l'artiste, ce qui sort de lui. Parce que les contraires s'attirent, s'opposent et se complètent, les mains piochent au creux de différents territoires renvoyant à l'histoire de l'art et à la culture populaire. L'artiste récolte les images dans les journaux, les livres et sur Internet. L'ensemble constitue un atlas de formes et de sujets qu'il peut ensuite articuler à sa guise. Au coeur de la masse iconographique à laquelle nous sommes quotidiennement confrontés, l'artiste extrait des images, qu'il va transcrire sur le papier et dans l'espace. Dans ses dessins et aquarelles, les mains façonnent la matière informe, ici synonyme d'intuition créatrice et d'imaginaire, pour engendrer un système d'images, de structures et d'organismes. Lorsqu'elles ne sont pas représentées, les mains peuvent être substituées à des formes tubulaires et machiniques desquelles jaillissent les formes. Sylvain Ciavaldini jongle avec les contraires qui constituent notre existence, notre rapport au monde et à la création. En expérimentant la manipulation des images et des formes, il réfléchit aux fondements mêmes de la création artistique. Chacune de ses oeuvres peut être envisagée comme un cadavre exquis, où une forme en appelle une autre. Son oeuvre déplace le regard et l'imaginaire. Empreinte d'une liberté infinie, elle ouvre sans cesse de nouvelles portes et de nouvelles perspectives.
Julie CRENN |