Guillaume CHAMAHIAN 

 
 
  Mesdames, Messieurs les membres du jury,

L’exercice pour lequel vous sollicitez les artistes qui souhaitent présenter une oeuvre dans le cadre de la commission d’acquisition 2020 du FRAC Paca : «Argumentaire démontrant la cohérence des propositions au regard de la collection du Frac et des axes de recherches établis du projet artistique et culturel» me semble absurde.
Après avoir passé en revue une large partie de vos collections sur le site Navigart et avoir pris connaissance de votre politique d’acquisition, ma feuille restait vierge. Le doute laissait place à l’agacement. Je décidais de refuser de me prêter à cet exercice qui a plus la saveur d’une interrogation de classe de 1ère que la prolongation de ma démarche artistique. Néanmoins, il me tient à cœur de trouver les mots juste pour défendre ma position.

J’avais déjà pensé au préalable que la raison première d’un remplissage d’une page était dans le but de décourager certains à postuler pour votre commission. L’adage : «le temps c’est de l’argent» n’est pas applicable dans une pensée horizontale sinon l’horizon ne compterait que peu d’artistes. Comme vous le constatez, non seulement votre demande ne m’a pas découragé mais subitement tout s’est éclairci (après une sieste de vingt minutes dans le canapé jaune qui trône au centre de mon atelier). Elle a eu le bénéfice de porter mon choix sur ce présent courrier pour intégrer vos collections pour un prix de 400€ TTC.*

Etre artiste m’a appris à ne pas me soumettre à toutes formes d’injonctions sans questionner au préalable mon discernement : qu’est-ce que je suis prêt à accepter en tant qu’artiste mais avant tout en tant que citoyen ? Mon travail d’artiste n’est pas d’argumenter la cohérence de mes oeuvres dans l’éventualité qu’elles intègrent vos collections : mon travail d’artiste est de créer des pièces en résonance avec notre monde et d’intellectualiser avec des mots ma démarche pour qu’elle soit compréhensible au plus grand nombre. Mon travail d’artiste est de témoigner, donner à penser - à travers mon médium de prédilection : l’image - hors des cadres de l’uniformisation d’une pensée unique. Mon travail d'artiste n'est pas de produire du beau pour faire du bien, mon travail d’artiste est de convoquer et d'interroger la nature de l'Homme, les mécanismes de nos sociétés, notre histoire commune et universelle. Etre artiste, c’est résister, produire humblement des formes de contre-pouvoir. Mon travail d’artiste est un engagement par nécessité : être honnête avec son travail, c’est être honnête avec les autres. Etre juste avec mes convictions, c’est être honnête avec vous : c’est votre responsabilité de juger les oeuvres qui, selon bien-sûr vos propres critères, doivent intégrer les collections publiques de notre état souverain.
Je vous restitue ici le texte de présentation des œuvres que je souhaitais initialement présenter à la commission :
« Ces quatre puzzles intitulés : L’Histoire ne se répète pas, elle fait des gosses ont été réalisés en 2014. Ce sont les premières pièces produites d’un travail mené pendant plusieurs années sur la guerre en Syrie ; convoquant le conflit sans jamais le montrer frontalement. Ce travail comporte trois volets comme autant de protagonistes : la famille el-Assad, les syriens (opposants ou pro-Assad) et César (non de code donné à un photographe du régime qui a exfiltré 55.000 documents comme autant de preuves de tortures et de meurtres dans les geôles syriennes). C’est d’abord sur la figure de Bachar que je me penchais : comment le destin d’une famille allait faire basculer leur pays dans la violence et dans la guerre.

Je venais d’être père d’un garçon, je m’identifiais à ces photos de famille lambda : les el-Assad à la montagne en train de faire un bonhomme de neige, les balades en bord de mer, attablés autour du gâteau d’anniversaire, Bachar jouant à la voiture avec son fils. Dans le même temps je travaillais sur les portraits de criminels recherchés par Interpol. Je m’intéressais aux méthodes physiognomoniques de Bertillon : existe-t-il des signes distinctifs d’un individu qui incarnerait le mal ? Quand je naviguais sur le site d’Interpol, je fouillais aussi du coté des disparus. Ces recherches me rapprochaient de la Syrie, de la question des personnes enlevées, du Rapport César. Je hackais quatre photographies de presse du couple el-Assad soigneusement mises en scène. Dans un geste d’appropriation, j’en faisais des puzzles caractérisés par la présence fantomatique d’une « pièce manquante », l’ablation de la figure paternelle dans ces portraits de famille. Le visage de Bachar, en l’occurence, pourrait être remplacé par n’importe quel visage... Et cette question qui tournait en boucle dans ma tête : qu’en sera-t-il de Hafez (le même prénom que son grand-père), le fils ainé d’Asma et de Bachar, destiné lui aussi à prendre le pouvoir... Comme si l’Histoire était déjà écrite : l’Histoire ne se répète pas, elle fait des gosses. »

J’ai rempli une page environ comme vous le souhaitiez. Dans ma série de quatre puzzles, une partie de l’image a disparu. Ici par ma démarche, les mots ont remplacé les images. J’ai appris à me méfier d’elles. Je terminerai par une citation comme tout bon artiste contemporain qui se doit. Je laisse de coté Walter Benjamin ou Roland Barthes. Je me place là où mon jeune âge ne me permet pas encore d’appréhender entièrement les notions protéiformes de l’essai La société du spectacle de Guy Debord : « Le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images ».

Guillaume Chamahian


* J’ai fixé le prix de ce courrier au format PDF sur la base de ce que Olivier Marboeuf a été payé pour écrire un texte sur notre travail (Julien Lombardi et moi-même) : Inventaire des objets d’embarras pour le catalogue d’exposition dans le cadre de la commande du CNAP : Flux, une société en mouvement dont nous avons été lauréats. Le texte devait comporté 3000 signes pour une rémunération de 200€ TTC. Le texte ici comporte un peu plus de 6000 signes.
 
   
 
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