Guillaume CHAMAHIAN 

 
 
 
Effacer le monde
Œuvre unique, 47 x 32 cm
Intervention sur les couvertures du journal Le Monde
 
Je coloris, je découpe, je colle ; j’efface Le Monde. On construit des machines, on dresse des murs, on confisque les échelles, ils effacent le Monde ; magistrale et tentaculaire. Le temps est compté. Vie numérique. C’est la puanteur, c’est l’odeur de la fin. On ne danse plus jusqu’à l’aube. Ils ont confisqué les utopies, l’alphabet et les mots. Ils en ont rien à foutre de la Terre. Quand le vent chaud se lève et souffle sur les pyramides la Méditerranée compte ses morts. Elle examine minutieusement, avec peine, sa destruction jusqu’aux limites du fini. Ses larmes sont salées comme les nôtres. Je n’ai pas besoin qu’on me le précise. A gauche de l’image des dizaines de corps de femmes, d’hommes, d’enfants grimpent à un arbre, s’accrochent aux racines qui prennent naissance dans l’eau. Les branches vont céder sous les poids de l’humanité. Un cheval se noie emporté par une foule qui s’agrippe à lui. Un serpent de mer dévore les petits corps. Un hippopotame, paisible et sceptique, analyse la scène. La main d’une mère dans celle de sa progéniture essaie d’extraire son enfant des vagues menaçantes, on devine ses doigts qui glissent, se dérobent dans ceux de son fils. Il va se noyer. Dans un voyage autour du monde, les corps s’étirent, chavirent, s’enfoncent. Des cadavres flottent. Un père, noir, étire ses deux bras vers deux minuscules êtres dans un dernier adieu. Au dernier plan, figé au large, il y a un navire semblable à l’arche de Noé. Le ciel est obscur, éreinté. Un autre hippopotame en premier plan se débat dans les limbes arrachés, océane. Bataille névralgique pour le plus primaire des instincts : la survie. Broyer ses compagnons, sentir les os craquer parce que l’Homme animal surgit : originel, létal et beau. Les caméras sur pied sont là pour actualiser la bête immonde. J'ai vu ces images à la télé, ces images animées qui ressemblaient à des clichés. Des clichés de charniers pornographiques. Des corps entremêlés de douleur, démantibulés, pour beaucoup encore vivants, dégoulinants de sueur, les lèvres entrouvertes. Les cris dans un dernier silence à l’apogée des certitudes. Si tu voyais tout ça  dans ta tombe ! On efface les semences et la terre. Le premier cri rassemble en lui l’étendue des carnages des mondes. Trop de moi et de nuits. Je me bats contre mon propre champ de guerre, je croise encore les doigts. Quand je claque ma langue sur mon palais ce n’est plus la terre que je convoque. Je ne panse plus. Tu es là, enfoui quelque part en moi, une pièce de ce corps puzzle à coté de tes planètes et tes astres aimées, aimantes. On construit, on détruit, on répare. On se sent coupable d’avoir tout cassé en quelques minutes. Le corps rassasié, la partie pensante malade. On sait qu’il faudra plusieurs jours pour que la couche qui démange, qui pique, qui brûle, cicatrise. On efface le Monde. GPS mis à jour – coordonnées imprécises. On efface les semences et la terre. Dieu est las, il n’a rien vu ; trop concentré à téléguider son drone. Pas de frappes chirurgicales ; le spectre d’un roi, le cerf au sommet. Il dresse fermement sa verge quand se présente à lui l’opportunité de prolonger la vie. Il n’a pas les capacités ou le temps de l’ajuster si elle se flétrît. Il faut aller vite, taper direct dans cet orifice intègre. Les deux pattes de devant posées sur le dos de sa congénère, instables. Les deux arrières ancrées sur la terre qui se dérobent sous l’épaisse couche de neige. C’est l’enjeu du monde qui se joue ici. Le contraste entre le noir et le blanc des branches des sapins recouverts d’une pellicule immaculée au milieu des bois est flamboyant. De larges nuages bas naviguant dans ce ciel au dessus des cimes de la forêt se détachent largement sous cette superficie bleue et éclatante. Dans cet environnement hostile et lumineux, ses hâles résonnent et rebondissent sur le tronc des arbres. L’éveil des mondes. L’espoir et la liberté d’une vie nouvelle. Un peu plus tard elle se sait seule. Elle mettra bas sans soutien. Allongée au sol sur le flanc, elle peine, elle souffre. La douleur tape dedans, persiste, électrocute son corps. Elle gémit. Elle a peur, pas pour elle, pour sa descendance. L’environnement s’efface. Il n’y a plus rien autour. Son utérus s’élargît. D’abord les pattes de devant, puis sa tête, puis son buste et l’ensemble de la carcasse suit. C’est une femelle. Elle est là. Sa densité frêle et légère écrase le sol. Elle vit. Un cœur bat pour illuminer le Monde. Un jour à son tour elle perpétuera l’espèce : irisée et satisfaite. Epuisée elle lèche la pellicule gélatineuse sur le corps de son petit. Elle est fière, épuisée mais fière. Elle rassemble ses pattes pour l’attirer contre elle. Elle est mère. Elle sait déjà qu’il faudra la nourrir, la protéger, lui enseigner le mode d’emploi de la survie. L’équilibre est tendu, fragile, instable. Vous êtes les derniers témoins. Elle me dit : « regarde la lune, elle est belle. » Ce soir il y a moins d’étoiles que les nuits précédentes. Au loin au delà des lumières de la ville, derrière les nuages, des scintillements oranges allument le ciel et laissent deviner les éclairs qui s’abattent dans la mer. Sur la droite des cyprès et des châtaigniers se détachent par la clarté de la masse nuageuse filamentée, orangée au second plan. Là une traînée jaune traverse largement le ciel puis une deuxième et une troisième moins prononcées. Je suis libre à cent quatre-vingt degrés. J’attends impatiemment l’orage. Les cimes des arbres vacillent. Vision large et atmosphérique. Le vent abrite en elle l’éclat arc-en-ciel de l’anneau de Saturne. Je me balade dans la brume au sommet des monts. Une forme noire, une île se détache au premier plan puis une seconde, plus large et plus haute que la précédente. Une troisième embrumée, asphyxiée. Me revoilà enfin. J’erre hagard sur les champs de bataille. Plus d’un siècle me sépare de l’élaboration de la mécanique quantique. Un goéland transperce les fumées de nuages. Plus rien ne vacille, l’ensemble paraît figé : les arbres, la nuée, le crépuscule comme le voile qui se pose sur le petit toit du monde. Je revendique la vie : amoureuse et pleine. J’erre en elle. Tout resplendit. Je regagne la toiture. Les rayons du soleil renferment la matrice. Ils brillent, ils me réchauffent encore. Je pose ma main gauche sur son ventre rond. Je reçois les pulsions : le noyau fusionne, la terre vibre, les océans tambourinent dans la valve. Dans le crâne de mes gamins je caracole en tête. Je leurs tiens fermement la main. On partira ensemble. Dans le noir des entrailles la vie apparait de chair. Le Monde ne craint pas la mort.
Nous avons peur du temps.
 
Effacer Le Monde
Texte qui accompagne l'œuvre
 
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