L’agave parabolique 2021
Sculpture en matériaux recyclés
Fleur et feuilles d’agave fossilisées, parabole en résine, bouées en plastique, bois et métal peint
5 x 2,4 x 3,4 m
Citadelle Miollis, Ajaccio 2021 |
À propos de l’œuvre de Baptiste César
Laure Limongi
Quoi de plus duel qu’une île ? Son existence se loge entre la terre et la mer, prise dans leur entrelacement, avec le ciel pour témoin. Et en Méditerranée, il est souvent d’un bleu implacable, imposant une lumière acharnée sur nos vies, le déroulé des histoires qui les constituent. Tout rappelle alors le théâtre antique : les contrastes et les affects affirmés, la tragédie qui point toujours au sein du panorama le plus idyllique, la société qui forme chœur, chambre d’écho des événements, généalogies, coups du destin.
Le territoire est alors pris dans une ambivalence pour ses habitants. La fermeture par l’onde semble confortable, comme si elle nous entourait de ses bras miroitants, on la contemple pendant des heures, cette surface fascinante. On chérit alors son île comme un monde en soi, le plus bel endroit de l’univers, et on l’aime d’un amour aussi violent que les cimes contrastent avec la mer étale. Mais l’autre face de cet attachement viscéral, c’est l’angoisse de cette fermeture. L’étreinte de la mer isole. Marie Susini dans La Renfermée, la Corse, évoque le sentiment d’oppression qu’elle ressent dans un pays « barricadé par la mer » : « Sur la terre ferme, où que l’on se trouve, on peut toujours se rendre à Rome ou à Moscou, on peut aller en Chine, dût-on pour ce faire user ses forces et sa patience, passer toute sa vie en route. Mais comment échapper au piège de l’insularité [...] ? On a beau marcher et marcher encore dans une île, c’est toujours la mer qu’on rencontre au bout de son chemin ».
Le symbole de cette ambivalence, ce sont les seuils, les éléments qui symbolisent un passage. Ils sont nombreux en Corse, rituels ou lieux. Le philosophe Jean-Toussaint Desanti précise qu’en corse, le seuil se dit mutale, le lieu où le monde change, où l’étranger devient hôte. Alors, il convient de ne pas marcher sur ce seuil, de ne même pas l’effleurer. Il s’enjambe. Car il est un lieu qui n’existe pas, frontière entre les deux mondes, espace fantomatique, source de superstitions. On se doit de traverser cette frontière dépouillé, sans armes ni outils. La citadelle est un lieu seuil. Après une histoire riche et une vie fantomatique de plusieurs dizaines d’années, à présent désarmée, celle d’Ajaccio revit et se transforme. D’élément défensif face aux attaques maritimes, elle devient pont vivant entre l’intérieur et l’extérieur, espace de circulation et de création, lisière prometteuse. Elle se fait ainsi élément clef d’un destin souhaité pour l’île : non pas effacer les dualités, bien sûr, son charme ambivalent ne saurait se résoudre si facilement, mais multiplier les ouvertures et les traits d’union, se nourrir de ce qui est différent, étrange, inconnu. Connecter ses forces vives avec le monde.
L’œuvre de Baptiste César incarne ce désir. Elle ouvre tant de perspectives, tant d’histoires potentielles. Étrange outil de communication avec des intelligences extraterrestres ? Antenne amphibie, à la fois tournée vers le ciel et lestée d’une bouée ? Phare d’un nouveau genre, arborant fièrement ses couleurs traditionnelles, pour guider des navires rêvés ? Canon végétal qui proclame haut et fort que la survie sera verte (ou ne sera pas) ?
Le choix d’une fleur d’agave, s’il est dû au hasard de la collecte de l’artiste – puisque tous les matériaux de réalisation ont été trouvés sur place –, fait sens : originaire du Mexique, la plante est acclimatée depuis longtemps en Méditerranée. Elle est donc à la fois familière dans le paysage et déplacée. Cela me rappelle un passage du livre Contre les racines de Maurizio Bettini. L’anthropologue y rappelle le mythe de la naissance de Rome : « La ville [...] est née sur une terre qui n’est pas seulement mélangée à de nombreuses autres terres, mais qui a été créée par les futurs habitants de la ville. À la question “Qui est le véritable Romain ?”, le mythe de la fondation de Rome apportait donc la réponse suivante : un étranger, grandi dans une terre lointaine, venu avec une poignée de sa terre natale pour la mélanger à celles des autres, de même qu’il se mélangera lui-même avec les autres. » Ainsi la mexicaine agave s’érige-t-elle fièrement corse sur nos rivages, sans contradiction. Et faut-il rappeler que parmi l’imposante diaspora insulaire, on compte quelques centaines de milliers de ses représentants en Amérique latine ? Tournée vers la mer, cette antenne pourrait alors incarner le lien d’affection et de fascination mutuelle qui unit toujours Corses d’ici et Corses de partout ailleurs.
L’agave fleurit tard, après environ dix ans de croissance de feuilles charnues. Il faut être patient pour découvrir la prestance de sa fleur imposante, apothéose qui marque la fin de son cycle de vie : la plante disparaît ensuite, après avoir distribué ses graines et ses bulbilles. On ne pourrait rêver plus juste symbole de la valeur de l’existence, précieuse parce qu’elle est vulnérable, soumise à un cycle immuable. Souveraine dans cette fugacité. Mais aussi tenace, résolue. Baptiste César a patiemment fossilisé la fleur au mortier avec le sable de la plage Saint- François, en contrebas de la citadelle, lui conférant une dignité pailletée grâce au mica qui la transmute en tiare végétale, auréolée d’une parabole elle-même peinte en doré. Il érige ainsi la plante en signe pour un monde futur, telle est, en tout cas, l’interprétation que je vous confie : si l’on veut être digne de ceux qui nous ont précédé, si on veut protéger ceux qui nous suivent sur la frise des générations, si l’on veut habiter pleinement et justement cette terre, il faut prendre soin du vivant et s’en inspirer, s’inspirer de sa sagesse, de sa tempérance, de son usage de la symbiose. Coiffer l’agave d’or pour célébrer la vie telle que nous voulons la vivre : généreuse et poète, ouverte et authentique, respectueuse et hédoniste. |