Le Râ d'Ô Jewel 2018
Radeau en matériaux de récupération monté sur ressorts, plancher marqueté gravé à la dremel
Sculpture en collaboration avec Yoni Doukhan dans le cadre de l'exposition Escales en vue, Maif Social Club, Paris 2018
En partenariat avec La Cité Fertile |
Le Râ d'Ô Jewel 2018
Détail du plancher |
Au cœur de l’exposition Escales en vue qui explore la notion de mobilité au MAIF Social Club, Baptiste César et Yoni Doukhan présentent le Râ d’Ô Jewel, une réalisation aux allures d’embarcation pirate. Conçu dans les ateliers de la Cité Fertile à Pantin, ce radeau engage de nombreuses réflexions : sur l’idée de progrès qui accompagne l’évolution de nos modes de transport, sur la nouvelle cartographie de l’agglomération parisienne par la mise en place du Grand Paris, sur le processus continu de décentralisation, mais aussi plus généralement sur le principe de migration des populations. Il souligne aussi cette capacité de l’artiste à réutiliser tant les matériaux que les savoir-faire pour les déplacer sur d’autres champs, artistiques et poétiques, instituant un fort contraste avec l’idée de progrès qui nous gouverne. Enfin, il nous interroge aussi sur la place de l’artiste dans nos sociétés contemporaines, souvent contraint à une forme de nomadisme et d’exil. Des questions dont on ne peut évidemment pas ressortir indemne, ce que nous confirme ce radeau semblant tout droit sorti d’une tempête!
Tout en paraissant rescapé d’un naufrage, Le Râ d’Ô Jewel présente un caractère très ouvragé. Qu’avez voulu exprimer par cette création ?
Baptiste César : Une ambiguïté assez drôle se trame dans cette sculpture qui, dans sa structure, reprend les jeux d’enfants des parcs publics et qui, en même temps, s’apparente à un radeau de fortune pris dans une tempête. Il porte en lui à la fois un caractère assez ludique et une dimension plus dramatique avec sa voile déchirée. Le radeau a été conçu pour se sentir comme sur un bout de bois bringuebalant. Toutefois, lorsqu’on se montre plus attentif, on se rend compte que tout le plancher est en marqueterie et qu’il est pourvu de tous les systèmes d’attache en usage sur les bateaux. Le radeau porte le nom de Râ d’Ô Jewel, nous l’avons conçu à la manière d’un dessin assez maniéré avec un côté caravagesque pour donner une dimension dramatique à l’ensemble.
En quoi se distingue-t-il de ton premier radeau, Le Rad’Ô Parisis conçu à la Villa Belleville ?
B. C. : À la différence du Râ d’Ô Parisis, celui-là n’a pas fait l’objet d’une performance avec une déambulation dans la ville. Il a été construit à la Cité Fertile à Pantin en deux parties et assemblé dans l’espace d’exposition du Maif Social Club. Il se compose d’un socle en bois sur lequel vient se plugger une structure en aluminium trapézoïdal. Tous deux ont été fabriqués avec des matériaux de récupération trouvés dans la ville. Il est aisé de reconnaître des bois de palette, des éléments de toboggans, des ressorts de jeux pour enfants. En montant sur le radeau, on lui donne le même mouvement de balancier que l’on a dans les aires de jeux mais on peut entendre en plus les craquements du bois d’un radeau abandonné. À la différence aussi du Râ d’Ô Parisis qui reprenait les codes du mobilier urbain, Le Râ d’Ô Jewel par ses détails, la qualité des finitions, les dessins gravés sur le pont, est plus proche de l’esprit du navire en bois tel qu’on le connaît à travers les récits des grands navigateurs. Son pont en marqueterie créé par Yoni Doukhan, designer mobilier et artiste, forme une anamorphose, et donne le sentiment d’une plongée à l’intérieur du navire. Les dessins que j’ai gravés sur ce plancher sont dans l’esprit de ceux réalisés par des rescapés à la dérive sur une embarcation. Ils projettent le radeau dans un récit qui est celui d’une dérivation, mais aussi celui de ces radeaux qui ont marqué l’histoire de l’humanité comme le Kon-Tiki. L’histoire de ce radeau nous a beaucoup inspiré. Il a été construit par un scientifique, l’anthropologue norvégien Thor Heyerdahl, qui au cœur du mouvement hippie, a voulu effectuer une traversée de l’océan Pacifique en dérivant sur une embarcation rudimentaire pour rejoindre la Polynésie et réécrire l’histoire d’une île colonisée par des navigateurs primitifs.
Une vision utopique qui vous a animé lors de la construction du radeau ?
B. C. : Se pose toujours la question de comment se détacher du monde tel qu’il est, complètement standardisé, et des formes actuelles de mobilité. Nous cherchons de nouvelles manières de nous réapproprier un territoire, sachant qu’il existe et que nous pouvons inventer des alternatives à ce qui nous est proposé, à l’utilisation des énergies fossiles mais aussi à la nouvelle mobilité électrique, celle des trottinettes et des vélos, et qu’il peut exister d’autres formes de mode de circulations bien plus poétiques. Car immanquablement, tout ce qui nous est proposé produit du déchet. Les dessins gravés inscrivent le radeau dans une temporalité plus longue, et témoignent d’une vie autonome, autosuffisante.
L’artiste n’est-il pas celui qui développe un mode particulier d’existence ?
B. C. : Souvent les ateliers d’artistes se situent dans les tiers-lieux, en périphérie des grandes agglomérations où l’économie fonctionne sur d’autres modèles, plus alternatives. La Cité Fertile est exemplaire du développement de ces nouveaux espaces. L’artiste est celui qui expose ses oeuvres de lieu en lieu. J’ai commencé mon propre parcours en faisant des installations dans l’espace public. Parce que je n’avais pas d’espace d’exposition disponible, c’était ma manière d’aller au plus proche du public et d’interagir avec lui. Être artiste implique un mouvement permanent, de se déplacer de résidence en résidence, et de changer régulièrement d’atelier. L’artiste a cette position un peu pirate dans la société. Il l’interroge par d’autres points de vue. J’ai toujours à l’esprit la figure baudelairienne qui passe de lieu en lieu, du plus mondain au plus marginal, et l’artiste est bien celui qui a la capacité d’investir tous ces espaces.
Une mobilité qui est aussi celle des savoir-faire…
B. C. : Le Râ d’Ô Jewel questionne la migration des matériaux et des formes. Dans mes prochains projets, je les déplacerais certainement encore vers d’autres sculptures, sur d’autres supports. Comme beaucoup d’artistes, j’aime beaucoup expérimenter. L’artiste a une vision transversale et compose des créations qui lui sont propres en croisant les savoirs et les techniques venus de tous les domaines.
Entretien avec Baptiste César réalisé par Valérie Toubas et Daniel Guionnet © 2018 Point contemporain |