Les promesses du dessin
Les habitudes de nos modes de vie urbains, les déplacements et les flux incessants d’informations et d’images qui nous sollicitent quotidiennement, nous ont habitués à ne plus regarder le monde dans lequel nous vivons. Les paysages, la nature sont devenus faussement familiers. Nous les traversons pour nous rendre d’un point à un autre sans pour autant prendre le temps de nous arrêter. Le monde dans lequel nous vivons est devenu un « environnement » auquel nous nous habituons et en nous y habituant nous risquons de perdre notre faculté d’observation et d’étonnement.
Ce qui pourrait aujourd’hui définir la démarche artistique de Dominique Castell relève de la fabrique de récits qui vise à donner une expérience du réel, sans en passer par sa simplification outrancière et par les préjugés et stéréotypes auxquels il est difficile d’échapper. L’artiste semble avoir passé un pacte avec le spectateur auquel elle affirme que ce qu’elle dessine n’est pas vrai, mais que cet artifice lui permet d’atteindre à une connaissance profonde, intime, de la réalité. L’acte de dessiner permet à Dominique Castell de rendre prégnante une expérience du réel que sa désignation par la parole ou l’écrit ne peut que mettre à distance.
Son usage du dessin et de la vidéographie, on se souvient de l’œuvre intitulée « Géodésir » présentée au FRAC Provence-Alpes-Côte d’Azur en 2016, vise à nous rendre présents au monde, pour mieux appréhender ce qu’est « le métier de vivre », en référence au livre éponyme de Cesare Pavese. Il s’agit de s’immerger dans la sensation éprouvée par l’artiste et de laisser place à ce qui n’est pas formulable et quantifiable. De ces allers-retours réguliers entre son atelier marseillais et la Sainte-Victoire, Dominique Castell a su développer son propre langage graphique, un monde tumultueux de signifiants et de signifiés qui échappe aux canons du dessin contemporain. Le dessin est considéré depuis toujours comme étant la forme d’expression picturale la plus immédiate. Si les dessins de Dominique Castell révèlent une écriture très personnelle, elle n’utilise jamais le dessin comme ébauche, esquisse ou étude. Ses dessins montrent l’acte en lui-même en tant qu’activité intellectuelle et plaisir des sens, affirmant leur autonomie, se dénouant sans transition ni rupture en un corpus de tracés qui s’élancent librement et instinctivement à la conquête de la surface du papier noir qu’elle utilise désormais. Cette chorégraphie sur papier, parfaitement maîtrisée, se joue au sol à l’échelle de son corps, dedans et autour du dessin à la fois.
Il y a chez Dominique Castell une énergie empreinte de sagesse et d’obstination à offrir à la Sainte-Victoire, son refuge privilégié depuis sa première résidence en 2007, une nouvelle cartographie sensible, une nouvelle sismographie personnelle. Le caractère fictionnel et romanesque de la Sainte-Victoire lui impose une grande humilité et un devoir d’exigence face à ce monument naturel, véritable icône de l’histoire de l’Art mondiale. Le dessin réalisé en 2016 récemment acquis par le FRAC Provence-Alpes-Côte d’Azur et intitulé « L’impossible motif » démontrait s’il le fallait la lucidité avec laquelle Dominique Castell affronte cette montagne sacrée qu’elle ne cesse d’arpenter pour mieux l’inventer.
C’est l’expérience commune de l’éveil toujours recommencé à laquelle nous invite Dominique Castell ; rien n’est plus simple, plus difficile à saisir. Alors elle marche, traverse, rebrousse, avance, s’arrête, revient sur les mêmes lieux : elle est en chemin, elle travaille dans le temps avant d’être requise par l’espace. Aux aguets, oui mais sans aucun geste de traque. Faire corps avec les pierres, la forêt, les arbres, le chant des oiseaux, saisir la lumière changeante, anticiper les nuages, scruter l’horizon. Ausculter la Sainte-Victoire de l’intérieur devient alors un exercice qui lie la marche et la pensée. En faire le récit compose de véritables dessins initiatiques auxquels s’ajoute une errance au cœur de la Sainte-Victoire qui devient la source même d’une écriture contemporaine singulière. Il aura fallu cette patience opiniâtre, têtue, pour comprendre la Sainte-Victoire, pour tenter de l’apprivoiser dans la durée de la marche et en devenir le familier. Son dessin, c’est d’abord cela : une expérience physique, la conquête désarmée d’une connivence. La qualité graphique et méditative de son travail est particulièrement sensible et révélatrice d’un processus d’intériorisation, qui se matérialise non pas sur le motif mais de retour dans le silence de l’atelier. Pénétrer la Sainte-Victoire puis prendre ses distances, ne plus la voir, ne plus la subir pour mieux s’en souvenir et l’interpréter.
Dominique Castell cherche tout autant dans cette aventure humaine et artistique à s’identifier soi-même dans une démarche qui témoigne, procède d’une réciprocité, qui existe entre les lieux traversés et l’esprit qui les contemple. Il lui est impossible de discerner ce qui l’envahit en pénétrant la Sainte-Victoire de ce qui s’y projette. Il s’agit d’un cheminement à la fois psychologique et physique qui provoque des états successifs où s’entremêlent des impressions physiques immédiates, des souvenirs personnels et des réminiscences de savoirs issues de sa propre culture artistique, littéraire et philosophique. Une véritable fusion et symbiose avec cette force tellurique exceptionnelle est à l’œuvre et ne quittera plus l’artiste tout au long de son processus créatif.
Nous pourrions effectivement parler du sentiment de la montagne, en appliquant à ce motif si particulier, ce qui définit le sentiment géographique chez Julien Gracq, quand il regarde un paysage avec sa sensibilité mélangée d’homme de l’Ouest et de géographe, ne pouvant dissocier dans son « sentiment » la vue de l’étendue et ce qu’il sait de sa matière, de ses roches sous-jacentes et de ses racines invisibles.
Une façon inconsciente pour Dominique Castell de s’ancrer sur terre à la mesure de ses chahuts intérieurs. Elle semble y avoir « laissé de sa peau » en s’écorchant l’âme autant qu’en la protégeant dans ce face-à-face solitaire. Dans tous les cas, quelque chose s’inscrit en filigrane des roches, des pierres, de la flore et de la faune environnante : les expériences de la vie, positives ou négatives, dont le souvenir vous fait être ce que vous êtes.
Si bien que ses dessins relèvent d’un art de la mémoire qui suit les méandres imaginaires et réels d’un récit personnel, d’instants de vie très intenses. Tout est travaillé de l’intérieur, comme s’il fallait à tout prix arracher de soi des sensations, transcender l’angoisse, se mettre à nu, sans jamais succomber à l’attrait facile de la liberté. Dominique Castell fonctionne par affinités dans l’instant, voyage dans le présent et dans le temps habitée par ses émotions, ses humeurs et ses affects.
C’est du mouvement et du corps de l’artiste, à la fois dedans et autour de la feuille noire de papier, que provient cette dimension immersive du dessin dont le motif semble surgir des profondeurs du papier par résurgences et stratifications. Ses dessins sont indéniablement du mouvement, du flux, de la matière qui se prend, se donne et se stigmatise dans une chorégraphie parfaitement maîtrisée : une géographie sonore fugitive et mobile dont seuls les tracés du dessin rendent perceptibles cet espace mental et physique. John Cage parlait très bien de ce sentiment d’attirance et de désir que procure tout processus créatif : « Je n’ai jamais écouté un son sans l’aimer ». L’acte de dessiner est chez Dominique Castell une philosophie, une énergie, une intense concentration. Ces instants dessinés sont uniques, sans retours, sans repentirs, à ses risques et périls. Elle cherche en même temps « l’éternel et l’éphémère » pour reprendre les mots de Georges Perec.
Les musiciens aiment à rappeler qu’un vrai improvisateur est quelqu’un qui se prépare à ne pas être préparé. C’est exactement cela chez Dominique Castell où il s’agit autant d’écouter l’autre que de s’écouter soi-même. Il y a une complémentarité entre le corps, le geste, la respiration, le silence, sans oublier la conscience de l’espace du papier et la durée du geste. Tension et dé-tension, don et abandon, mesure et démesure. Il y a dans son dessin, des plongées, des abîmes, des transcendances, des fulgurances, des flux. Le premier trait, le premier geste portent ainsi en germes la résultante même du caractère final de l’œuvre. Son devenir est déjà dans ces premiers mouvements. Il faut alors être comme à l’affût, réactif et rapide. Une grande connaissance de soi est nécessaire. La mémoire de la main et la mémoire des gestes permettent alors à Dominique Castell de laisser libre cours à son imagination. Elle dessine qui elle est sans être soumise à aucune esthétique, à aucune loi, donc à aucune contrainte extérieure. C’est un long processus. Les bouddhistes parlent de la voie, le fait d’être, d’être en vibration et de continuer à regarder devant dans un processus à la fois poétique et esthétique.
Selon Victor Hugo, le paysage est une écriture à l’origine de l’alphabet, composé d’images : toute lettre a d’abord été un signe et tout signe a d’abord été une image. Les dessins à la mine de plomb de Dominique Castell se lisent comme des partitions qui nous donnent à voir, à lire et à entendre une suite de surgissements de souvenirs où le mouvement devient motif.
À l’instar de Trisha Brown qui signait sa danse à l’aune de son corps de femme fonceuse et sans concession, fondée sur « les chemins naturels du corps avec un traitement démocratique de toutes les parties » comme elle définissait sa méthode. Son écriture ne perdait jamais sa ligne graphique. Elle la qualifiait d’ailleurs « d’éloquence abstraite » et n’hésitait pas à secouer les codes de la représentation en revendiquant l’expérimentation, l’expérience de soi, les gestes quotidiens et l’improvisation.
Le monde visible est une inépuisable source d’images, une réserve qui est toujours intacte pour de nouvelles « mise en images ». Que peut signifier dès lors « saisir une image », alors que l’image n’existe pas avant d’avoir été saisie ? Qu’appelle-t-on « la mise en images », une expression sur le même modèle que « mise en ordre », « mis en place », « mis en scène », « mis en musique », « mis en forme » ? Dans tous les cas, il y a une réalité matérielle préexistante, que l’on conforme à un désir, à un projet, à un dessein, à un motif que Dominique Castell nous invite à partager.
Devant les dessins de Dominique Castell, nous sommes requis entièrement, nous voyons avec tout notre corps : tout se passe comme si le dessin nous renvoyait à notre propre corps, comme si sa présence physique nous rappelait à notre propre chair. Sans doute aussi parce que nous pressentons la présence du corps de l’artiste elle-même et imaginons ses positions et contorsions dans l’atelier pour exécuter ses tracés, dans un équilibre instable, surplombant son dessin, portée par un corps désirant. Et c’est ce désir, cette tension, cet équilibre qui fixent notre œil et ouvrent notre émotion, entre puissance et fragilité, entre l’abstraction des compositions et le récit en gestation qu’elles suscitent. Les expériences visuelles induites par ses œuvres ne cessent de construire des « images-temps » dans lesquelles le flux du temps se trouve à la fois présent et suspendu. Wolfgang Laib, dans une démarche artistique tout à fait singulière, est de ces artistes qui, à la manière des sutras indiens et des poèmes soufis qui l’inspirent, évoquent le monde dans ses plus modestes détails, cherchant la quintessence de l’instant présent. Irrésistiblement simple, immédiatement identifiable, l’œuvre de Laib revient obsessionnellement sur les mêmes motifs depuis plus de quarante ans et nous invite à communier avec le monde alentour. Cette approche spirituelle trouve un puissant écho dans l’œuvre de Dominique Castell, qui s’élabore à partir d’expériences personnelles, de moments qui semblent anodins mais auxquels elle sait donner une résonance particulière.
Ses dessins apparaissent dès lors comme des annotations, des souvenirs de sensations ou des fragments d’une mémoire à l’œuvre, qui nous incitent à regarder ses dessins comme autant de réminiscences des chemins parcourus, des espaces habités et des sensations enregistrées. Mais ses dessins n’ont pas qu’une dimension métaphorique. Derrière cette apparente simplicité du geste se révèle la nature complexe de ses œuvres. Ces tracés se dérobent à la description objective et nous convient à une autre forme d’appropriation. La force du travail de Dominique Castell réside précisément dans cette capacité à démultiplier les points de vue pour obliger le spectateur à redéfinir constamment sa place et sa relation aux propositions qui lui sont offertes. L’œuvre de Dominique Castell est ouverte, parcourue, pétrie des expériences sensibles qu’elle a captées et qui l’irriguent. Œuvre vivante et mouvante où le geste du dessin ouvre une brèche au regard bien au-delà de l’horizon de la Sainte-Victoire.
Pascal Neveux |