Bouger les lignes
Dans son précédent livre, Soufre que je t’embrase, Dominique Castell nous laissait au bord de l’embrasement, au point de fusion du désir, dans l’imminence explosive des émotions et les effluves soufrés des émois amoureux. Désormais, l’agitation émotionnelle semble s’être apaisée, le désir a peut-être trouvé son lieu, sa place, son orient ? Du moins, le titre laisse entendre, par la référence à la géodésie, science de la mesure de la Terre, guide savant du tracé des cartes, alliée du voyageur, que le désir a trouvé ses coordonnées, qu’il est situé en latitude et en longitude. Mais comment situer le désir à sa démesure ? Comment associer l’intimité du désir avec l’extériorité de la terre, les remous de l’émotion avec le silence du paysage ? Comment réconcilier le dedans et le dehors et tracer des cartes avec le désir pour seule boussole ?
Il faut se laisser imprégner par le parfum poétique du néologisme « géodésir », qui non seulement donne son titre au livre, mais ramasse en un mot l’expérience esthétique, singulière et intense, de Dominique Castell. Il faut alors ouvrir Géodésir comme l’atlas d’une « géographie subjective », pour reprendre ses mots, d’où émergent des territoires émotionnels, des paysages modelés par les affects, des golfes creusés par le désir où la logique n’est ni linéaire ni narrative, mais répond à une sourde et profonde pression des formes indexée sur les oscillations de la psyché. Lisons ces mots que Kenneth White – penseur et poète de la « géopoétique » – semble avoir écrits pour entrer dans le livre de Dominique Castell : « En nous débarrassant de tout ce que notre moi pouvait traîner avec lui de lourd, d’ennuyeux, de ranci, nous avons commencé à établir une carte d’identité avec des latitudes et des longitudes insoupçonnées. Un monde autre, que nous avons de plus en plus de plaisir à articuler, surgit de nous et en nous. »
C’est cette carte mentale, ajustée à la démesure sans échelle du désir, que trace pour nous Dominique Castell dans son livre. Entrer dans le rythme de sa lecture n’exige pas de suivre une narration, mais de partager une expérience, celle de la relation intime des lieux, des affects et du dessin. De page en page, les formes infiniment précises ou effacées, saillantes ou estompées, l’alternance des roses et des noirs, scandent dans ce mouvement d’apparition et de disparition quelque chose dont « géodésir » est le nom, quelque chose qui semble dépasser l’intention consciente et singulière. Ces formes ne « désignent » pas un affect ou un sentiment, elles le dessinent tout en s’en nourrissant, elles le font vibrer entre leurs lignes.
Des lignes à l’infini
Ouvrons le livre, plongeons dans l’atlas pour découvrir ces latitudes et longitudes insoupçonnées. On ne voit d’abord que du noir, comme un horizon d’attente, une origine ou une naissance, un fond noir en souffrance d’images. Une terra incognita encore vierge de toute ligne, libre de tout repère. Puis les traits fragiles, mais fermes, des pieds de la danseuse. La danseuse fait ses pas, elle répète, s’échauffe, absente et anonyme, gorgée de sa seule énergie. C’est la solitude de l’attente. Le fil blanc semble détourer les formes dans un noir épais. Comme un schéma s’appuyant sur un tableau noir.
Ce qui nous saisit ici c’est l’alternance des échauffements et des exercices, comme si la mémoire du pas se prolongeait directement dans la trace qu’il laisse, dans l’engramme que la main a conservé et qu’elle semble avoir fiévreusement calqué. Les pages nous donnent successivement à voir la danse et le tracé de la danse les échauffements puis les exercices. On dit souvent que le tango est une marche qui danse, on pourrait ajouter qu’il est une danse qui « dessine » à l’instar de ce pas qu’on nomme lapiz, crayon, que trace le pied libre en un pas « de côté », échappé et solitaire. Les exercices sont ici comme des traces de ces lapiz exécutés par les échauffements de la danseuse.
La danse n’est pas un motif parmi d’autres dans l’œuvre et dans la vie de Dominique Castell : si elle pense à la danse quand elle dessine, c’est parce qu’elle pense au dessin quand elle danse. Elle sait que la danseuse doit évoluer en oubliant les pas qu’elle effectue, comme l’exercice quasi ascétique du dessin suppose cette mémoire paradoxale du geste qui doit s’oublier pour s’inscrire dans le visible, se cacher pour apparaître. On s’échauffe pour danser et voler, pour créer, pour arrondir les angles cruels en douces volutes, pour s’arracher à l’inertie de la laideur. On s’échauffe aussi pour se perdre soi-même, pour se déprendre de soi, pour ne pas mettre en péril l’automatisme aveugle et juste du geste sûr et pour espérer s’enflammer. Effacer la conscience pour retrouver l’intelligence native du corps. On s’échauffe, enfin, pour fluidifier le monde, pas pour le fuir. La danse est une façon d’affirmer l’insoutenable légèreté de l’existence contre la pesanteur de l’histoire, c’est sa force, elle est une forme de résistance poétique. La dessiner est une réponse à l’esprit de lourdeur qui nous cerne et nous leste.
Pour autant, le dessin de Dominique Castell n’est pas un dessin « automatique » ou un dessin « à l’aveugle », mais un art consommé et maîtrisé de la dérive, de la fluctuation, qui se nourrit de toutes les ressources de la mémoire involontaire et de la profondeur plastique du geste. Danse et dessin sont respectivement l’« ornement de la durée » et l’« ornement de l’étendue », disait Paul Valéry, ce sont ces ornements, ces adornos, que Dominique Castell conjugue dans le film animé échauffement. Paradoxalement, le dessin danse par le travail patient de l’animation, lui-même infiniment fixe et arrêté, de même que la danse infiniment labile, trace sur le sol les secrets de ses lignes. Les pieds dessinent des signes ésotériques, des trajectoires connues des seuls initiés : ocho adelante, le huit de l’infini, des lignes à l’infini qui forment l’écoulement du temps, la « phrase sans mots » dont rêvait Henri Michaux.
L’attente laisse la place à l’échauffement, l’inertie au mouvement, au clinamen, à l’inclinaison ou l’inclination, ce moment où tout bascule. La tension monte et croît. On entre dans un autre film animé, Bal d’été : deux danseuses évoluent en boucle dans le cercle de la piste, emportées par la tiédeur du soir d’été et la chaleur du tango argentin. L’image déborde de la piste, l’émotion s’étend, se répand, se partage, le fond noir disparaît. Baromètre subtil de cette émotion qui croît : le gancho, cette figure où la jambe fait un crochet autour de la jambe du partenaire, où le pas se fait intrusif, où la danse semble arrêter la danse, du moins où elle se fait prise et emprise. Les jambes se mêlent, se toisent et se défient, l’émotion déborde et défait les contours, elle rosit les corps, les ravit, et propage les étreintes.
C’est cet allégement de la réalité que l’artiste prolonge dans ses taches, ses nuées et ses volutes. Le trait serpente de la ligne au sfumato. Du noir et du plomb au rose et au soufre. Elle va, par ses dessins, Abrazo, jusqu’au bout de cette confusion, de cette étreinte des éléments. Abrazo dit la manière de se prendre dans les bras, c’est-à-dire ce très bref instant, qui est déjà de la danse, où l’on cherche la sensation du buste de l’autre. C’est à cette étreinte chimique des éléments que procède Dominique Castell : la dissolution des formes mêle dans ses dessins le soufre d’allumette, la couleur et l’eau. Les formes bougent, tanguent, s’altèrent, elles s’estompent, des fragments de rivages apparaissent et se perdent dans le flou de la tache. Étreinte douce et tendre de l’eau et du soufre, de l’humide et de l’inflammable. Puis, revenir à la forme, la dessiner obsessionnellement dans ses infinis entrelacs : el jardin, paradis des formes, où l’artiste tapisse la grande carte de l’inextricable maquis amoureux de désirs fleuris, où elle en sertit chaque boucle, en précise chaque volute, pour l’amortir plus tard dans les roses et les soufres, le laisser disparaître dans les fonds, jusqu’au blanc pur. La luxuriance du dessin rappelle un précieux livre d’heures de l’émotion, mais figé sur un éternel été, ou la tapisserie d’une forêt-labyrinthe qui paraît suspendue à l’apparition imminente d’une licorne farouche.
Puis libérer à nouveau la figure en saltos légers, ce sont les Figures libres : les corps voltigent, restent en suspens ou plongent et bientôt s’estompent et se brumisent jusqu’à se fondre dans la Géante, vague rose qui les emporte autant qu’ils la constituent. La chaleur est à son comble et même si, dans un clin d’œil à Henri Michaux, on tente d’amortir la brûlure, de contenir l’amor, la fusion du dessin et du sentiment s’opère dans la vague géante. Le dessin ne représente plus, le sentiment n’orne plus : ils fusionnent dans une cataracte immense, un écoulement peigné qui mime l’abandon érotique : Les cataractes immenses d’un très grand fleuve, qui se serait trouvé être aussi l’énorme corps jouisseur d’une géante étendue aux mille fissures amoureuses, appelant et donnant amour, c’eut été quelque chose de pareil... (Henri Michaux, La connaissance par les gouffres).
Ouvrir les lignes : « on est tous cinq heures du soir »
Mais l’expérience de lecture que nous propose Dominique Castell invite aussi à la résistance, elle nous propose de nous défaire d’une géolocalisation de contrôle pour une cartographie subversive où les lignes et les parcours doivent demeurer imprévisibles et aléatoires, où la subjectivité se fait à la fois sauvage et souveraine, où l’heccéité – pour reprendre ce terme savant de la scolastique, c’est-à-dire ce qui nous est propre, ce qui constitue pour chacun de nous notre individualité –, semble étonnamment n’être constituée que de lignes sans début ni fin qui nous tissent avec le dehors, l’extériorité, les autres. Ce sont ces lignes qui relient la psyché et le lieu – « cordon ombilical du monde » – que dessine Dominique Castell. Ce sont ces lignes qui nous traversent et nous constituent, comme le rappelaient, en des pages inspirées, Félix Guattari et Gilles Deleuze : « Une heccéité n’a ni début ni fin, ni origine ni destination ; elle est toujours au milieu. Elle n’est pas faite de points, mais seulement de lignes. Elle est rhizome. »
Ces lignes, l’artiste les tord, les mêle, les efface tour à tour dans les effets moirés quasi imperceptibles de la mine de plomb qui attend l’angle juste de la lumière pour se révéler, ou dans la blancheur sèche de la craie qui fait surgir – dans les vidéogrammes du film En attendant – des figures humaines spectrales et charnelles, impersonnelles et individuées. Elles sont – ces figures – comme les traces de fresques remontant du lointain, de mondes perdus et qui éveillent en nous une mémoire sans âge. On a l’impression d’infinis repentirs qui ne s’arrêtent sur aucun contour, d’une ligne continue qui nous offre ponctuellement, presque miraculeusement, les étreintes condensées que nos rêves ou nos fantasmes ne nous laissent jamais le loisir de fixer. Comme des vagues qui s’élèvent et retournent à l’indifférencié, comme ces vagues que Virginia Woolf voulait qu’on entende tout au long de la lecture de son roman sans dedans ni dehors, Les Vagues, qu’elle projetait d’abord d’intituler Les Phalènes ou Les Éphémères en souvenir de ces papillons de nuit qui se consument autour d’une lampe dans leur rituel aveugle.
Si le dessin de Dominique Castell évoque l’écriture de Virginia Woolf, c’est que chez l’une et l’autre, la subjectivité n’ordonne pas le monde autour d’elle, mais semble au contraire s’ouvrir et tracer des lignes avec tout ce qui l’entoure et l’environne ; le travail de l’art
– dessin ou roman – consiste à jouer avec ces lignes, à les repousser dans une infinie perspective, courant de conscience ou ligne serpentine qui traverse et retourne les intériorités. Le temps comme matière de l’art, la durée comme puissance d’organisation et de déformation, de contrôle et d’abandon.
Chez Dominique Castell, le dessin porte cette tension entre le fixe et l’animé, entre le geste abandonné et l’application minutieuse ; tension qui fait naître ce sentiment diffus et indécis d’être à la jonction de la durée et du lieu, de la forme qui apparaît en révélant son fond. Le temps et l’espace, dans cet atlas magique, ne sont plus des coordonnées, mais la matière, la substance même de l’existence, ils n’indiquent plus où et quand nous sommes, ils sont ce que nous sommes : « on est tous cinq heures du soir », dit Deleuze.
Traverser les lignes : mono no aware
Le « géodésir », on l’a dit, est avant tout l’expérience émotionnelle de l’espace, l’épreuve de la démesure de ses propres affects, mais c’est aussi, comme le raconte Dominique Castell, celle de « l’impossible motif » à laquelle elle est confrontée lors d’une résidence d’artiste dans Sainte-Victoire :
« Sainte-Victoire n’est pas visible car je suis dans Sainte-Victoire et Sainte-Victoire me traverse. Je dessine le motif de la montagne qui me traverse et que je traverse. Ce motif n’est pas observé par les yeux, mais plutôt senti et converti lentement en tracés, ripant sur la feuille… impactant le papier. Pressions atmosphériques, bruissements de terre, variations de chaleur, qualités des silences et des grondements, migrations des senteurs, sont dessinés avec attention pour suivre tel un sismographe les soubresauts du lieu. Les traits, de dessins en dessins, suivent des logiques de glissements, d’anamorphoses, de rapidité ou de lenteur, de lourdeur, de gonflement, de saturation, d’éclats… Les diagrammes au stylo bille noir sur des feuille A4 traquent la rencontre de mes humeurs et des flux de la montagne, dessins ricochets rendant visible l’affleurement du monde et la consistance changeante des choses. »
Son dessin d’ailleurs ne cartographie pas le paysage, il n’en fait pas une vue de l’esprit, le moyen d’une géolocalisation, mais en revanche, il fait naître une géographie subjective, une manière d’expérimenter poétiquement le monde, qu’on pourrait appeler, à la suite de Michel Chaillou, le sentiment géographique ou bien encore, en souvenir de la formule du géographe Augustin Berque, l’« émouvance du monde ». Expression équivalente de la formule japonaise mono no aware qu’on pourrait traduire par « pathos des choses », beauté fugace du moment recueillie par une conscience discrète, qui sait se faire légère. Mais la formule doit être gardée dans son flou originel, désignant, à la conjonction du temps et de l’espace, l’émotion indécise procurée par l’écoulement du temps et par le mouvement dans l’espace. Attente et motion, lenteur des parcours quotidiens et expérience de l’impermanence alternent dans les vidéogrammes du film Géodésir : l’effet moiré des noirs, l’âpreté calcaire des blancs concourent à des explosions figées, pétrifiées. Le dessin semble trembler en rythme avec des forces telluriques invisibles et aveugles.
C’est l’attention poétique au lieu, cette attention sauvage et raisonnée qui ici, a pu dévoiler les secrets géologiques de Sainte-Victoire : « Après plusieurs jours, les projections sont différentes : un matin, suis au commencement… période lacustre… beaucoup de coquillages au pic des Mouches. Quelques ères glaciaires s’écoulent : viennent les dinosaures. J’esquisse leurs silhouettes et aussi celles de la fauvette Pitchou et de l’alouette Lulu, aperçues tout à l’heure. Confusion des temps... »
Au milieu du massif, se gorgeant des sons, des odeurs, des lumières, Dominique Castell prolonge son expérience en la dessinant : dessins ricochets tracés in situ qui sont comme des diagrammes scellant l’unité de la psyché et du lieu, des expériences du lieu par le temps du dessin, de la durée par l’immobilité minérale. De retour à l’atelier, les dessins se font sans repentir, mêlant le souvenir de la structure pétrifiée du calcaire et l’écume des rêves et des désirs qui s’y associent. Avec l’impossible motif, à la mine de plomb sur grands rouleaux de papier noir, on a l’impression de coupes de roches, de strates, d’éclats de silex ou d’explosions pétrifiées : le pur sentiment d’exister quelque part, au milieu du monde, ripe sur le papier. Trait ricochet et caressant qui renvoie à ce « sentiment des choses », à cette expérience esthétique et existentielle singulière d’être mêlé aux choses, aux lieux, aux gens, de s’étendre comme de la brume entre les choses et les êtres pour reprendre les mots de Virginia Woolf et qu’elle opposait à l’« existence fanatique » de l’individualité close sur elle-même. Peut-être au fond, ce qu’a en vue John Dewey lorsqu’il pense l’unité ultime de l’art et de l'’expérience :
« L’expérience lorsqu’elle atteint le degré auquel elle est véritablement expérience, est une forme de vitalité plus intense. Au lieu de signifier l’enfermement dans nos propres sentiments et sensations, elle signifie un commerce actif et alerte avec le monde. »
Le paysage s’incurve sous l’effet du sentiment, mais le sentiment n’est esthétique que parce qu’il s’espace dans le monde. Refermons l’atlas. Le Géodésir de Dominique Castell nous rend sensibles à ces moments frontières, ces états-limites où, avec la complicité muette du monde, nous nous dessaisissons doucement de nous-mêmes dans le rêve, les souvenirs, les désirs pour nous sentir vibrer au-delà de notre propre peau.
Charles Floren
Marseille, février 2017 |