Anna BYSKOV 

Flotsam & Jetsam 2019
Performance
Avec Yvan Etienne
Un départ, un exil, une odyssée , Le Cyclop de Jean Tinguely, La Nuit Européenne des Musées, Milly-la-Forêt, France, mai 2019
Commissariat François Taillade
Crédit photo Régis Grman

Flotsam & Jetsam 2019
Performance
With Yvan Etienne
Un départ, un exil, une odyssée , Le Cyclop de Jean Tinguely, La Nuit Européenne des Musées, Milly-la-Forêt, France, may 2019
Curator François Taillade
Photo Régis Grman


 
Flotsam & Jetsam 2019
Vidéo (extrait)
Son : Yvan Etienne
Voix : Philippe Zunino

Flotsam & Jetsam 2019
Video (extract)
Sound : Yvan Etienne
Vocal : Philippe Zunino
 
 
Flotsam & Jetsam 2019
Installation
Avec Yvan Etienne
Crédit photo Régis Grman

Flotsam & Jetsam 2019
Installation
With Yvan Etienne
Photo Régis Grman

 
 

Chair

Il est 18h40. C'est fait. Les éléments sont en ligne, vous n'avez qu'à vous servir. Évasion fiscale, financements occultes, responsabilités de l'administration, organigramme détaillé avec les vrais noms, vous avez tout en libre accès. Et maintenant, déguerpir au plus vite, foncer tête baissée sans laisser de trace. J'ai peur. Évidemment beaucoup me féliciteront, mais j'ai vu ce qu'ont enduré les autres lanceurs d'alerte, alors j'ai super peur. L'info vient de fuiter au nom du droit de savoir, de la fraternité, de l'équilibre des forces et je ne sais plus quoi encore. Certains seront immédiatement furieux, d'autres nieront, mes leaks on line auront secoué le cocotier comme il faut. Reste que je me suis rendu un beau service, vraiment, police, tribunaux, avocats à mes trousses, peut-être services secrets, en tout cas journalistes en pagaille. Mon acte n'est pas signé, mais ils ne tarderont à savoir qui leur a offert ce putain de cadeau. Alors on trace et vite, vers où, vers où on peut, le Sud oui, pourquoi pas.

J'ai plié mes affaires en un temps record, sacs, valises, fringues, clés, j'ai même pris le temps d'effacer mes empreintes sur le clavier. Coup d'oeil rapide sur cette studette éclairée d'une seule petite fenêtre, avec sa chaise au milieu, une chaise des écoles, seul vestige de notre acte d'héroïsme, oui le nôtre, tu le sais toi Anna, on n'est jamais seul dans l'héroïsme, mais on est souvent seul dans la peur. Et si je passais vous voir, toi et Yvan, Milly-la-Forêt est sur la route, au Sud de Paris, à une petite heure de Paris, qui viendrait me chercher dans ce lieu ? Toutes les fuites ont leur labyrinthe avec hésitations et pauses, étapes relais, station-services, seuils réparateurs, qu'Ulysse et ses compagnons ont vécu comme autant d'aventures, tandis que là, l'aventure est derrière soi et ma course poursuite commencera par un stationnement dans les bois, au pied d'une fusée noire prête à propulser plus loin et plus vite. Songez qu'on m'imagine sûrement dans un avion. Non, mon évasion est hasardeuse, tragi-comique en un sens, je n'ai aucune expérience du fuir, j'assisterai à votre performance en pleine lumière et en société. Une perf, quatre lettres, quoi de plus cash ? quoi de moins fuyant ? Je profiterai de la nuit des musées pour m'éclairer, peut-être finalement rebrousser chemin, tendre mes deux mains pour qu'on y passe des menottes. Anna, Yvan, Flotsam et Jetsam, Philippe, François et les autres, vous n'imaginez pas mon inquiétude.

Lâchons cette poignée de porte, il n'y a plus rien à voir, double tour de clef, un bout de bois cassé dans la serrure, trois minutes de gagnées sur mes poursuivants. Encore un regard sur ce haut lieu du civisme puis on fonce. La chaise, il ne reste vraiment que cette chaise, indice du larcin, petit mammifère frappé de stupeur, un cri tout entier contenu dans sa forme, le cri du quadrupède quatre pieds de chaise agrippé au sol poussant vers le bipède debout et déjà assis, il n'y a que l'humain pour avoir créé un outil pour s'asseoir. Je songe à toi, Anna, qui ne crie jamais, qui n'éructe pas de phrases dans tes perfs, j'en ai vu mille ou cent ou trente, je ne sais plus, tu y fais peu de bruit car tu sais que le vacarme n'a rien de tragique, tu coures, athlétique et dansante, tu tournoies, jamais sur toi-même, chantes, piailles, mais ne fais pas de phrase, ne fais plus de phrases, ne dis plus rien qui ressemble à du texte. Bloc paper. Tu te souviens de ta perf niçoise : Bloc paper ? Toi, rangeant silencieusement des pages dans un classeur, scellant de glue ses contours avant de le ranger sur une étagère à côté d'autres blocs de papier. Affaire classée. Tu m'avais dit qu'on ne classait plus les affaires, je ne m'en suis plus souvenu. Ce qui accompagne dorénavant le lanceur d'alerte n'est ni le déni, ni l'indifférence, ni le mépris, c'est la traque.

Ce qui est fait est fait. Je suis au volant traversant cette forêt primitive de Fontainebleau, illuminée de phares automobiles, jalonnée de roches à western, je traverse une forêt de symboles, d'où vient cette expression déjà ? Sièges de sociétés offshores, traders et politiciens, ils devraient prendre cher suite à mes révélations, sinon ne rien prendre et continuer à se servir en toute impunité, qu'avons-nous vu changer, réellement changer ? J'ai un peu moins peur en roulant, vers quel refuge apaisant ai-je la sensation de me diriger ? Calé sur mon siège de voiture ergonomique, massant, conçu pour avancer assis, pédales, compteurs, airbag juste inscrit en relief sur tableau de bord, quoi de plus insolent et fier qu'un habitacle automobile, cocon bouclier cockpit donjon nid d'aigle modulor, presque le contraire d'une chaise primitive. En vue, le colosse de Tinguely, l'entrée du port, j'accoste, Ithaque, son Cyclop. Déjà une heure et demie que j'ai appuyé sur le bouton, il va faire nuit, Anna et Yvan vont commencer.

Si j'étais un fugitif, j'opterais pour me cacher soit dans un pli du décor, un cabanon forestier par exemple, soit chez un complice car on n'est jamais seul dans l'action, soit en pleine foule, anonyme. Je m'attendais à trouver vingt personnes, il y en a cent, cent cinquante, personne ne va remarquer mon tremblement. Sauf Anna, pataugeant dans une eau grise, qui vient furtivement de croiser mon regard comme celui de presque tous les autres spectateurs, elle ne regarde que rarement le vide ou ce qu'elle nous montre, Anna n'est ici que pour nous et prend en charge notre attente. Exactement comme dans cette archive familiale qu'elle a mise en ligne, où se voit une petite fille qui fixe l'objectif, Anna Biskov, Ecuador, Denmark, Jutland, Thonon, perchée et immobile sur un manège qui ne tourne pas. Cette enfant silencieuse nous dit que se taire n'a jamais signifié ne rien faire. Prophétie des phrases de la chair. Anna bougera sans déguisement, se contorsionnera sans acrobatie, se traînera sans indécence, heurtera les obstacles, les fera parler, sur vos paroles à vous. Et ce soir sur celles écrites par Yvan Étienne, dites par Philippe Zunino, à la fois enveloppantes et traquées, humides comme l'eau qu'elles traversent, entièrement synchrones avec l'insouciance d'un enfant plongeant ses mains dans un seau de peinture bleu et annonciateur d'une métaphore qui embarrasse. Je ne comprend pas encore ce que cette intimité flottante est en train de m'apprendre.

Devant ce nuage de planches dressées comme une scène, frêle esquif lumineux voguant vers les coulisses, Yvan pilote, l'inonde d'une eau sonore qui semble couler de la réserve placée au sommet du monument noir pour le faire patauger dans la seule eau qui lui faisait défaut : celle de l'épopée maritime. L'odyssée d'Anna et Yvan n'est plus la fuite ambiguë d'Ulysse, c'est sa traversée sans retour qu'on raconte, qu'on peuple de bêlements et de scories, qu'on défait par là-même. J'ai le sentiment de n'avoir plus rien à fuir, je traverse, comme eux deux trois quatre lettres, je traverse. J'accosterai sur un rivage si vaste que je serai incapable d'en prendre la mesure, hébété mais curieusement satisfait, même plus responsable de son torrent de leaks déversé sur une société incapable de voir ce qui se trame sous les manœuvres d'une finance fascinée par ses propres martingales. Je ne me crois plus traqué, me voilà étranger à ma propre initiative. La boule que Anna hisse à la proue de son esquif, dont on ne peut savoir si elle est légère ou massive, a l'innocence de celles qui dévalent puis remontent le Cyclop dans un fracas métallique, ne visant rien de mieux que d'égaler en absurdité le vacarme d'un cleak.

Anna débouche un marqueur, saisit un carton, y inscrit la lettre P. D'où me vient l'impression qu'elle écrit quelque chose pour la première fois dans une performance ? Un autre carton sur lequel elle trace un E puis un R. D'autres cartons marqués S puis O puis N, deux fois. PERSONNE, voilà sa banderole finale posée sur l'esquif, sur la scène. Vous pouvez applaudir. Personne n'est le nom de personne, ni même celui d'un stratagème d'Ulysse pour échapper au cyclope. Prophétie de la chair, vision de l'individu accompli, intuition homérique insérée dans l'épopée pour annoncer quelles philosophies grecques vont orbiter autour de la notion de personne pour la faire naître ensuite comme centre de gravité. Personne n'est donc pas n'importe qui, c'est justement quelqu'un. Et quelqu'un ose toujours dire, avec ou sans bruit.

Merci Anna. Ce qui est fait défait. Vous pouvez venir me serrer, j'attendrai sagement dans l'enceinte du Cyclop. Quand vous voudrez vous assurer que je suis bien celui que vous traquez, je vous répondrai évidemment que mon nom est personne.

Daniel Foucard

 
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