Christophe BOURSAULT 

Une mauvaise réputation
Elsa Roussel

Tour à tour peintre, dessinateur, performeur, Christophe Boursault inscrit sa démarche dans la tradition du portait et de l’autoportrait en utilisant l’autofilmage, la narration autobiographique, la représentation d’un moi démultiplié, comme autant d’outils manifestes d’une profonde quête identitaire. Il se dote d’un don de prophétie et du pouvoir de métamorphose aux fins de peindre, dessiner ou de se faire le réceptacle des petites névroses de l’artiste, du monde élargi de l’art ainsi que des symptômes propres au monde du marketing et commercial. Il conjoint l’impossible harmonie des méthodologies sournoises du capital à la sincérité de l’art en des figures (représentées ou immédiates) excessivement expressives, énergiques et désarticulées qui mettent en scène des corps et langages mutants et mutilés. Dans son entreprise solitaire pourtant fabrique de l’altérité, il n’y a aucune place pour les CV et faciès trop bien assortis…

Logorrhéique Man

Au commencement il y a des attributions causales : le parcours de l’étudiant diplômé d’un BTS action commerciale, avant de se réorienter à l’École supérieure d’art de la Villa Arson à Nice avec la vidéo l’Entretien (2002), réalisée en cours de cursus à la Villa. L’Entretien inaugure le principe de l’autofilmage comme le début des ressorts de l’exploration et du dédoublement de soi dans l’exercice de l’atelier ainsi que le recourt au lexique du marketing comme contremarque de l’art. Dans cette vidéo, Boursault se fait passer pour un directeur d’agence commerciale menant un entretien d’embauche auprès d’un prétendant substitué en la caméra qui le filme. Le discours unilatéral et la gestuelle grandiloquente du chef sont accélérés de telle sorte que le phrasé devienne quasi inaudible, excepté quelques expressions illustrant le caractère infect et versatile du personnage :« vous avez une mine un peu morne », « ce qui ressort c’est votre lumière incandescente », « que vous soyez pris ou pas pris n’est même plus le problème, ce qu’il faut c’est faire une recherche sur vous-même. »

Le ton est donné : c’est à travers le mimétisme de comportements proches du burn out liés à la pression du travail, des flux de paroles intarissables, de la digression, des pulsions irrépressibles proches de la diarrhée verbale mais aussi des rapports de forces entre autorité et sujétion, que Christophe Boursault va faire émerger ses avatars.

La logorrhée comme symptôme psychique de la perturbation du langage semble se manifester dans le travail de l’artiste sous l’ensemble d’un motif (au sens d’une répétition esthétique d’une même forme), un motif transactionnel qui circule et se décline au travers différentes surfaces : celles de son visage pour les vidéos, du papier pour le dessin, de la toile pour la peinture. L’énergie de la dépossession de soi se déplie ainsi en une construction composite et débordante dont chacune des pratiques seraient
hétéronomes l’une de l’autre. Elles s’exercent au service d’une même cause et conséquence : saisir la fulgurance d’un déraillement et dessaisissement de soi ouvrant la brèche à des impulsions, poussées délirantes, états-limites, aux fins d’écouler des attitudes, gestes et mots évoluant dans un univers de non-sens. À ce titre l’entreprise automate de Boursault et son accord de distribution1 s’inscrivent pleinement dans un des traits principaux de l’Idiotie : « La parodie du multiple et du reproductible par l’individuation, s’organise comme un inventaire continu »2. Et ce dénombrement organisé de personnages impose l’emploi d’une unique méthode : l’improvisation comme valeur éclairée de la notion de travail.

Voué aux gémonies

La place et le statut du peintre dans la société et dans l’art contemporain constituent l’ossature principale des vidéos de Christophe Boursault. Allô mairie ? Allô Twombly ? (2007), en est sans doute l’une des première illustrations. À partir de la question du déchet sur la place publique et de la peinture expressionniste de Cy Tombly il entrelace, sous forme d’un métadiscours, le détritus au chef d’œuvre dans une perspective d’égalité. Au profil de l’artiste qui incarne la polysémie du terme tâche, le savant et le populaire s’associent autour de la problématique littérale et figurée de la croûte dans un enchainement analogique ou la prolifération des peintures polluant l’atelier faute de pouvoir les exposer rejoint la pénurie de logements pour les sdf… Le mythe du génie créateur et son prétendu égo capricieux sont ainsi passés au pilori de la décharge publique et l’on ne peut que rire de la déhiérarchisation des stéréotypes que l’artiste habite lorsque ceux-ci concernent aussi bien un collectionneur d’art : « J’ai toujours considéré que le rose avait une sensibilité un peu égarée », qu’un agent de service à l’accent Marseillais coupé au couteau : « Ce détritus est très déplorable actuellement en 2007 pour notre société, ce n’est pas productive ! »

La question de la défaite du jeune peintre de facture expressionniste à l’ère de l’art contemporain, de la loose ad nauseam issue d’une malédiction d’une visibilité alors que l’oeuvre pullule sous forme d’un contrat de célibat endurci avec l’atelier, sert finalement plus de prétexte à créer des formes d’aliénation glorifiant l’échec qu'à souligner une surcharge de pathos se confondant dans le miroir d’une complainte. Même si tout au contraire dans ses autofilmages il use avec facétie l’image des attributs et allures mortifères du peintre délaissé de tous, c’est pour mieux déguiser une vérité désabusée qui n’aurait pas d’autres moyens que de s’illustrer à l’envers. L’ironie ne relève-t-elle pas d’une stratégie du détour, d’une forme de travestissement ?

Dans Rebondir (2008), par exemple, on assiste à l’humiliation fictionnelle de l’artiste retoqué d’une candidature pour une exposition au titre éponyme. Avant de prendre la parole Boursault fait défiler des photographies de lui-même en flic sous le rythme d’un morceau de rap du groupe 113, déclamant : « face à la police j’me rends, hors de question, tu connais la chanson mauvais garçon, altercation, humiliation, séquestration ». S’enchaîne une chanson mélancolique de Bashung nous mettant plus bas que terre comme si nous étions avec lui dans l’atelier des débâcles, nous aussi prisonniers de sa cellule psychique, pris à parti de le consoler dans sa descente au désœuvrement. Il essaie de comprendre les causes du refus, tente de se justifier : « c’est vrai que je n’ai pas compris…c’est pas les expos qu’on organise…c’est du vent et j’accueille tout le vent », avant de projeter le crime massif des instances régulatrices de l’art pour ensuite planifier son suicide, lui qui de toute façon : « aurait voulu obtenir un corps de préférence mort ».

Dans la continuité d’une expédition définitive dans le monde du recalé, la vidéo La leçon (2013) joint cette fois-ci la fiction au réel. On suit en direct une conversation téléphonique entre l’artiste et un chargé de mission d’une Drac, au cours de laquelle ce dernier lui expose les raisons d’un refus à une aide individuelle à la création. Nécessairement embarrassé, le chargé de mission lui rétorque qu’il « gagnerait à se faire connaître, que le jury n’a pas vu en quoi cette aide serait nécessaire pour le faire évoluer, que l’aide est dédiée aux projets nouveaux. » Le malaise nous habite aussitôt que Boursault contre-argumente avec la pire des ripostes : celle de se faire passer pour l’artiste fou en gueulant un sermon déglingué dans lequel il assure : « être nouveau, atteste ne plus vouloir d’euros », qu’il subsistera envers et contre tous : « corps qui existe qui parle comme un grand ».
Le ressort tragi-comique de la situation relègue le déceptif au rang d’une résistance du dérisoire comme lorsque au beau milieu d’une situation abrupte et sans solutions il n’y a pas d’autre choix que de prendre le parti d’en rire. Il creuse ainsi sa tombe avec une pelle miniature en plastique rouge, celle des châteaux de sable, que la marée inlassablement efface.

Pygmalion en costard

Puisque le peintre Boursault est un mauvais communiquant sans cesse recalé aux examens de la monstration, cessions et autres formes de régulations artistiques, il semblait tout à fait logique qu’il se munisse d’un assistant professionnel l’aidant à diffuser et rebouster sa pratique. En 2009 il recrute un factotum de prénom(s) Tim, Vincent et Pierre qui créera plus tard le Team Lagardere Thug Life ®. L’agent a plusieurs prénoms car il est si puissant qu’a lui seul il fusionne toute une équipe. Il est super doué et super naturel pour parler du travail de l’artiste. Il maîtrise toutes les logiques de la superproduction puisqu’il vient d’une école spécialisée en management de l’art. Il fait ses débuts d’agent brillamment dans Par, Parts, Pathos (2009) où il explique « que c’est en utilisant toutes les couleurs de l’arc-en-ciel que Christophe Boursault a réalisé cette exposition ». Propulsé par le talent de son poulain, il fonde et dirige en 2011 le Team Lagardere Thug life ®, une structure professionnelle privée pour les clients artistes à qui l’on apprend à la fois les bases du premium artistique, la performance à son plus haut niveau, jusqu’à « l’art total extraordinaire ».
On est privilégié, dans cette école, grâce entres autres au cahier des charges life time value3 permettant une assurance-qualité de l’actualisation de la valeur client sur le marché international de l’art et ainsi une promesse d’absence de pointage à pôle emploi. Néanmoins il arrive parfois à Tim le directeur de se chamailler avec son exceptionnel artiste quant celui-ci désobéit aux règles de bonnes conduites en cédant à exposer dans la région de « Pathosland » ou lorsque au moment « de signer une vente il se met à vriller ». Mais il persiste à maintenir Boursault dans son écurie car il a la fermeté du gagnant, lui. Il donne des conférences (Leurre Live, 2012 ; Rart Game, 2015) dans des lieux dédiés à l’art contemporain - rien de plus normal puisqu’il est expert - à Bourges, Strasbourg, Marseille, et récemment à Vaison-la-romaine, sur le travail de Boursault, toujours en lieu et place de sa personne puisque évidemment et systématiquement, pour des raisons personnelles, celui-ci n’a pu se déplacer. Elles prennent le format d’un show illustré des vidéos et peintures du protégé prodige que l’agent chevronné expose par une harangue claquée d’un rythme issu du slam, du hip hop, du karaoké art, ou par l’organisation de combats de boxes propulsant le sérieux de l’exposé en un spectacle anti-héroïque, ruiné de conformité linéaire.
Tim l’impressario, coach et mentor de Boursault, (à moins que ce ne soit l’inverse tant l’un semble possédé par l’autre), renvoie au mythe de Pygmalion revisité, le peintre créateur donnant vie à une créature avec qui il fait corps, dans laquelle il se confond et se dissout et dont la peinture Portrait du collectionneur Tim Lagardere tentant d'atteindre son artiste (2014) fait fortement allusion.

À travers les performances de ce double et les mises en abîme succinctes des réciprocités de présences habitées par la figure démultipliée du peintre, de l’agent public ou artistique, du commercial, du politique, du rappeur, du marseillais, du collectionneur, de la castaphiore, du guide touristique etc., ce qui semble d’avantage compter c’est la réinvention du langage qu’offre la somme de ces inéquations singulières. Se concentrer au cumul de comportements archétypaux et inconstants dans l’épaisseur d’une parole unifiée laisse effectivement place aux dérèglements de la langue et à une forme de poésie façonnée par l’articulation de mots d’esprit, phonèmes bégayés, ruptures de ton, lapsus et autres trouvailles instantanées mues au gré d’une progression associative inhérente aux ressources de l’improvisation.

Graphein mania4

À l’extériorité surchargée d’une gestualité et d’une logorrhée véhiculée par son corps, se conjugue une intériorité tout aussi paroxystique, dont la peinture se fait support. Si singer des attitudes et comportements dans l’atelier ou ailleurs renvoie à des formes de rituels passagers, en revanche peindre participe d’une activité permanente : elle constitue le canevas, l’essence immuable de la pratique de Christophe Boursault. Et contrairement à ce que le peintre supplicié laisserait entendre dans ses vidéos, sa peinture est repérée, portée par des galeries, circule dans le circuit privé et public de l’art. De toute évidence c’est une peinture de tradition lyrique, néo-expressionniste, spontanée, kinésique, qui se situe aux confins de la Bad Painting, de l’Art Brut, de la peinture Cobra, dans une filiation proche de Dubuffet, Werner Büttner, André Butzer… Elle émerge à contre-emploi de toute méthode programmatique pour une appartenance primitive et archaïque : le primat de l’énergie et de la pulsion qui la soutient semble aller de pair avec la tentative d’abandon complet du sens au profit d’une dynamique quelque peu épileptique. Au même titre qu’il incarne des flux versatiles et volubiles dans ses personnages, il s’agit également au travers de la surface de la toile de saisir sans médiation la vitesse et le rythme de phénomènes de dérégulation, et d’inscrire le vif passage des intensités qu’elles contiennent aux fins de retranscrire la polymorphie énergétique qui en découle. Le cadre de la toile configure ainsi un autre espace dialogique du débordement. Elle isole et circonscrit l’étendue de l’altérité dans une autre composante mimique, celle d’une pantomime et d'un mimodrame pictural, pourrait-on dire, ou chacun des pantins revêtus par l’artiste dans ses vidéos seraient ici inventoriés et rejoués au pinceau, selon une formule duelle : la figure et sa nature. Dans ce Cheptel (2009), les sujets convoqués à l’examen du portrait ont tous un caractère d’hypertrophiés : ils apparaissent dilatés, mutilés, désarticulés, monstrueusement humains. Certains semblent manifester d’une dissidence animalisée (RAS, 2015), d’autres ont l’allure de fourbes, comme en atteste la figure prégnante du nez allongé à l’instar de La traque ; Le souffle ; La pause (2015). Serait-ce une métonymie de Pinocchio le banquier, le groupe Lagardere ratiboisé en figurine, somme toute, un attribut estropié de l’appareil du capital ?

Le surgissement de toutes ces figures apparaît dans un embrouillamini de couleurs, de traits, de coulures superposées, souvent accompagnées de slogans apparents ou au contraire d’une graphie au message dissimulé, évoquant la phonographie de la transcription d’un son. C’est une peinture gueularde, qui communique à la gestuelle le relief d’une parole rompue, disloquée, échouant sans cesse à se faire comprendre des autres et qui témoigne de la nature sauvage de l’infra-humain.

Quant aux séries de dessins, ils se réalisent également dans le mouvement d’une vitesse propre au jaillissement, le stylo transcrivant l’immédiateté de fulgurances sans presque se décoller de la surface. Ils rassemblent le cirque de l’Autre sous forme de paginations en évacuant la physicalité du corps au profit d’une texture graphique dont certains, à la façon d’un Mallarmé ou d’un Apollinaire, ont l’aspect de poèmes graphiques, de calligrammes lyriques, d’une typographie expressive. Les vocables se dilatent parfois au point de se faire l’architecture des corps représentés et agencent la figuralité de l’écriture aux traits d’esprit des personnages dessinés. Comme une vue synoptique, la gamme de ses avatars se décline sous la forme d’une décomposition de la mécanique de l’automate (First, 2014), d’une défiguration du genre héroïco-commercial (entre autres Be first, C’est très décevant, 2008 ; Be yourself, Pro, 2015) et d’une réalité manifeste des doutes existentialistes de l’artiste (Sale temps pour un égo, 2007 ; Le réveil du peintre, 2008 ; Les fausses idées ; Artiste happy gros chèque, 2009). Mais tous résultent d’une oralité lacérée, témoignant par là d’une impossible ouverture vers le commun, et font entendre ce qui excède la parole.

« Il y a un tas de mots, un tas de corps, il y a la peur aussi », nous confiait l’artiste dans son atelier. Nous étions tenté de lui répondre par un chant : « Les timides, ça se tortille, ça s’entortille, ça sautille, ça se recroqueville, ça se met en vrille, ça rêve d’être un lapin… »5.

 

 

1. Expression définie selon le glossaire du marketing comme : « un contrat passé entre un fournisseur fabricant ou prestataire de service et un distributeur ou une enseigne. »
2. Jean-Yves Jouannais : L’idiotie, art, vie, politique – méthode, Éditions Beaux-Arts Magazine, 2003.
3. Expression définie selon le glossaire du marketing comme : « le terme anglais utilisé pour désigner la valeur vie client. La lifetime value est donc la somme des profits actualisés attendus sur la durée de vie d’un client. »
4. « Quand il veut désigner à la fois le dessin et l'écriture, Jacques Derrida parle de graphein. Ce mot grec, qui signifie "écrire" mais aussi "peindre", désigne l'archi-écriture, cet effacement du propre qui ouvre la possibilité du langage. » Pierre Delain : Les mots de Jacques Derrida, Éditions Galga, 2004.
5 Jacques Brel : Les timides, 1964

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