Dans un moment très brut
Entretien mené par angela freres
Christophe Boursault : Le titre de ce tableau c’est genouillère trime.
Angela Freres : oui, il y a une image
CB : Dans celui-là, c’est vrai, il y a une obsession d’une certaine figuration, d’une certaine figure qui vient et après ça part dans des trucs abstraits ; c’est vrai sur ces dernières toiles il y a eu une volonté de revenir sur une idée de dessin, quelque chose de plus léger, plus furtif (à l’opposé de certaines toiles que j’ai faites avant qui étaient plus denses, plus fermées, je dirais plus terroir) où la peinture et le dessin se faisaient ensemble sans aucune préméditation... et j’ai eu envie un peu comme au début, aux Beaux Arts, quand je peignais sur des papiers, sur du blanc, je ne faisais jamais de fond et donc ça peu flotter ou pas mais là j’ai eu envie de faire un mélange sans tomber dans une grosse narration, voilà là l’histoire de genouillère ; on s’en fout ? non on s’en fout pas... si, j’aime bien ce côté genouillère car genouillère tu penses à prothèse, à se protéger, la peur, la fuite... d’ailleurs comme le titre de l’expo à Paris, La fuite des égos : j’aime bien ce côté jeu, pas dans un esprit pathos mais dans un esprit humour, la tentative vouée à l'échec de se débarrasser de son égo…
AF : Et celui-là il va être montré ?
CB : Ça, ça risque d’être montré, il est de 2012. Après, il faut bien avancer quelque part, ne pas se fermer, se sceller, et c’est vrai que j’ai fait une série de peintures plus... avec plus de repentir, un fond qui arrive, j’essaie de mélanger les deux, c’est de la gymnastique.
AF : Quand tu commences une peinture, tu as une idée avant ?
CB : Non, je n’ai pas d’idée, mais j’ai une sensation, une envie parfois un peu vague. Mais ce n’est pas nécessaire de commencer dans l’envie, l’importance c’est de la trouver en chemin, et ensuite au niveau formel je me demande : est-ce que tu as une envie d’aller dans un délire total abstrait, dans un éclatement du sens total ou est-ce que... de temps en temps pour me raccrocher... à ne pas être dans les multi-possibilités au bout d’un moment c’est... tu peux toujours tourner, aller partout...
AF : C’est un peu vertigineux...
CB : Oui, exactement, c’est vertigineux ! Et donc la figure, le corps le pied, le machin... enfin la figure, un peu esquissée, approchée... figurée, dans une double volonté contradictoire de la faire apparaître et de la détruire... qu’est-ce qui va rester à la fin, apparaître à la fin ? Est-ce que c’est cette image, est-ce que c’est le mot trime, il y a marqué « trime », là. Il se trouve que peut-être dans ce tableau j’ai trimé, j’ai eu un moment... euh...
Et donc de temps en temps j’arrive en liberté totale, comme dans cet autre tableau, vite ; c’est à dire que je me prends un coup de rouge je le balance, après je vois où ça arrive, après un trait... mais ce que j’aime dans cette peinture c’est un esprit libéré mais attention, esprit libéré ça peut aller vers la croûte aussi ! Donc il faut se méfier. Et celui-là n'est pas tout à fait fini...
AF : Pourquoi, il lui manque quoi ?
CB : Déjà de la lumière, c’est bien de la voir ; sinon j’aime bien le graphisme à droite.
AF : C’est drôle parce qu’avec les fonds gris ça part du coté du graffiti, alors que dès que tu es sur un fond clair comme là, ça évoque plus la peinture figurative, enfin toute l’histoire de la peinture, tandis que là, au bout du compte, tu as une manière de ne pas centrer... en plus ça pourrait être presque un montage de graffiti dans la rue, alors que celle-là est très composée, très centrée avec une certaine lutte dans l’image... c’est différent.
CB : Oui c’est vrai, c’est deux mondes, déjà par le rapport au temps passé sur une toile : quinze heures pour celle-là, une heure et quart pour celle-ci. Après dans la façon d’attaquer la toile... tu as raison, là dans cette toile sur fond blanc, il y a une envie de dessin, presque de délicatesse, mais en fait ce qu’il reste c’est quasiment rien : des traits, des bouts de craie noire... mais j’ai quand même gardé des choses de ce premier moment esquissé. D’abord dessin, puis après passer à la peinture, puis mêler tout à un moment. Tandis que celle-là elle est déjà faite dans un état de subconscience, j’étais dans un moment très brut, même si j’aimerais rajouter quelque chose je ne vais peut-être pas réussir, car je vais arriver face à cette toile le lendemain dans un autre état mental.
AF : Tu as le besoin de retrouver cet état-là pour repartir dans la peinture ?
CB : Le problème c’est que tu as un état de liberté dans certaines, mais de liberté contrôlée : c’est à dire que tu sens que tu as des gestes justes, des coups d’avance, tu as de l’avance, tu vois ce qui se passe, tu es en roue libre mais c’est pas une roue libre chaotique...
AF : C’est de l’improvisation, comme en musique...
CB : Exactement. Après tu peux bien la réattaquer cette toile, tenter de retrouver cet élan premier, ou au contraire la dépasser et contredire ta première version mais c'est souvent ardu.
AF : Tu te souviens de chacune ?
CB : Oui, de quasiment toutes.
AF : Je suis moins sensible à cette figuration qui vient de Velickovic
CB : C’est marrant que tu me parles de ça car je n’aime pas trop Velickovic, c’est un obsédé de l’anatomie du geste, du juste, et à des moments je trouve qu’il y a chez lui un vrai pathos.
AF : Chez toi aussi !
CB : Oui il y a de ça, sauf que moi... enfin, ce que j’essaie, attention... je me trouve plus proche, à travers tous ces masques, tous ces corps que je peins, du grotesque d’Ensor ou de la peinture de Macréau, Bazelitz, Basquiat, Twombly (ou Bacon si je devais aller plus dans la figuration), qui sont des artistes plus lâchés, qui transcendent leurs émotions beaucoup plus subtilement que Velickovic à mon avis.
AF : Il y a de Kooning aussi.
CB : Oui ! Ou Helen Frankenthaler c’est magnifique.
AF : Dans cette toile, ce qui me plaît, c’est du côté de ces tentatives-là : c’est que j’ai l'impression que c’est un fragment d’un plus grand ensemble, un vaste bordel dont tu aurais découpé un bout. Alors qu’en face c’est plus composé, ce sont plus des histoire de passages figuration-abstraction mais pour ma part elles vont ensemble, d’autant plus aujourd’hui, et d’autant plus que tu utilises le langage. Après c’est un jugement de valeur...
Moi je peux me dire que tu fais de la peinture de punk, et le punk, il y a ce qu’il génère, comme mouvement, attitude, et il y a le moment où le punk se recoiffe dans la glace...
CB : Moi j’ai jamais dit « je suis cela », « je pense cela » « je crois cela », donc je suis pas punk. J’ai fait un dessin je suis pas peintre, ou pas pire peintre. Par contre c’est vrai qu’au niveau de l’engagement j’ai un côté assez brut... et l’envie, le moteur est assez fort. Mais ce que je fais c’est pas que beugler, il y a de la douceur, de l’humour aussi ; par contre la façon de m’exprimer est vive.
AF : Finalement ce qui est compliqué quand on essaie de parler de ta peinture, c’est qu’elle ne peut pas être prise en dehors du reste de ton travail, enfin de mon point de vue en tout cas. Puisque dans le reste de ton travail la position de l’artiste, du peintre est beaucoup questionnée, donc le fait que tu fasses de la peinture participe de cela.
CB : Et crée de la confusion.
AF : Ça je ne suis pas sûre... je sais que pour toi, montrer les choses séparément n’est pas un problème, alors que de mon point de vue c’est comme si tu enlevais une partie d’un diptyque.
CB : Je pense que mes tableaux n’ont pas besoin de moi, ils ont droit au silence. Quand je les fais, c’est à l’opposé du mec - Tim Lagardere - qui braille dans les performances, qui parle qui divague qui s’éclate qui s’extirpe (quoiqu’il nous livre aussi beaucoup de moments de doutes, malgré son exposition médiatique !). Ma pratique de peinture est à l'opposé, mais l’opposé dans le silence, et surtout dans la logique moderniste : tableau/atelier/solitude. Autant je singe le peintre dans les vidéos, le succès l'ego, l'art expressionniste... mais quand je fais mes peintures je ne suis pas dans ces troisième ou quatrième degrés... je peux avoir à un moment un ou deux degrés de jeu mais généralement, si il y a trop de jeu, je ne fais plus de peinture.
AF : Des fois, quand tu peins, cela déclenche une vidéo ?
CB : Parfois. Ce sont souvent des moments où ma peinture me dégoûte, ou au contraire des moments d’euphorie en peinture, qui m’amènent à passer d'un medium à l'autre avec gourmandise, la tête trop pleine de mots. C'est assez jouissif de passer du statut de peintre au statut du regardeur - du procureur - du commercial - du galériste - du type lambda, de soi-même en fait.
Je m’amuse beaucoup avec les titres, j’ai fait beaucoup de tableaux aux titres un peu décalés avec des préfixes communs, et souvent des noms de marques (restes de mon BTS action commerciale) : PRO ; LA PROCURE ; PRO PAS JE PROPOS FENT ; JUST PRO ; TRUE PRO ; FRA FRAM FRAGANCE FAR FRAME FRAC ; TI ; TEMPS TIRE ; THIERRY. Pareil pour les titres d’exposition : PATTERN PAINTER ; PEINTRE PATENT PARÉ ; PAR PART PATHOS... Récemment j’ai fait un tableau ONET car cette marque qui emploie des vigiles et du personnel de nettoyage a un nom très poétiquement correct...
Explications ? il n’y a pas d’explications, ce sont des choix, dans notre bordel on fait tous des choix, dans le chaos dans nos obsessions on fait tous des choix.
AF : Les mots ce sont un petit peu un visage, pour faire un portrait c'est un point de départ
CB : Oui peut-être, tu les accumules, tu les mélanges, tu les tords, tu dis un truc qui n’est pas déterminé... C'est pour cela que, pour rejoindre ce que tu disais, mes tableaux les plus réussis sont peut-être ceux qui ne sont pas trop détermines, où il y a eu des directions, une liberté...
AF : Bram Van Velde disait « faites n’importe quoi », mais c'est pas donné de faire n'importe quoi. Dans cette toile il y a une histoire de lutte, celle-ci est un peu plus apprêtée.
CB : Oui l'urgence est disséminée dans celle-là.
AF : Voilà c'est exactement ça ! La nécessité de l'urgence dans ton travail : la peinture fait ce qu'elle peut pour trouver une place, quand même, malgré tout.
Dans ton travail, tout élan a sa place ; c'est vraiment une lutte permanente et finalement j'ai l'impression que dans certains tableaux, tu te prends davantage pour un peintre, et que c'est quand tu y crois le moins que cela fonctionne, ou en tout cas que je peux le regarder.
CB : Oui on en revient à mon dessin PAS PEINTRE. Je pense que dans mon cas il faut s’oublier, ne surtout pas trop jouer au peintre et son métier, pour ne pas être périmé !
AF : C’est une contradiction, dans le fond : « ce n'est pas moi », « moi c’est ça », un travail sur la valse des identités... (possibles identités, 2008)
CB : Évidemment que c'est à l'endroit de la contradiction, - enfin en terme d'Histoire cela ne peut qu’arriver à cet endroit-là, dans le sens où après avoir eu pendant un siècle tous les jeux de positions à défendre (la figure, l'abstraction, à croire que vraiment il y en avait une qui était meilleure que l’autre...), nous on hérite d'un moment où on s'est rendu compte que ça ne pouvait plus se négocier sur ce terrain-là pour les artistes aujourd’hui... et que justement ils essaient d’œuvrer dans la tension que crée cette contradiction-là, et de la manière dont cela crée des bobines de fil complètement emmêlés. Et ton travail est particulièrement à cet endroit-là, car en choisissant d'être celui qui commente la peinture et celui qui la fait, tu es toujours dans cette tension. Donc quand tu dis « c’est une chose » mais « c’est aussi le contraire », en fait ta position c'est de changer tout le temps de position, et c’est l’endroit où tu te situes.
AF : Et puis une manière de faire de l'humour puisque dans l'Histoire, la Peinture s'est pas trop penchée sur la question : qu'est-ce que pourrait faire la blague potache dans la peinture ?
CB : Oui sans faire de la croûte... d’ailleurs j'ai fait coté croûte, en 2008, que j’aime beaucoup, en fait. Je vais dans le délicat ou dans le sale, comme les rappeurs qui parlent de rap conscient par opposition au rap sale.
AF : Oui il y a un côté remuer la merde
CB : C’est vrai… mais surtout dans l’espoir d’en extraire quelques pépites… |