Peut-être n’y a-t-il pas de pièges plus insensibles et néanmoins plus redoutables que ceux que nous tendent les mots. Grâce à eux, certes, nous nommons le monde et croyons le saisir, mais à vrai dire c’est tout un lot de représentations qui viennent l’obscurcir. Qu’on pense au mot montagne, s’impose immédiatement une forme, comme un modèle, efficace et naïf, planté là, sur le seuil d’une idée.
Peut-être n’y a-t-il pas de pièges plus insensibles et néanmoins plus redoutables que ceux que nous tendent les mots. Grâce à eux, certes, nous nommons le monde et croyons le saisir, mais à vrai dire c’est tout un lot de représentations qui viennent l’obscurcir. Qu’on pense au mot montagne, s’impose immédiatement une forme, comme un modèle, efficace et naïf, planté là, sur le seuil d’une idée. Qu’on le veuille ou non, avec lui surgit l’image mentale d’un sommet enlevé sur le vide, se dessinent des arêtes, des pentes, des crevasses, des éboulis, des vallons. Autant de choses qui, tout en la figurant, s’interposent entre nous et la réalité.
Grand est alors l’étonnement en découvrant les photographies d’Éric Bourret. Tout est là, en l’état, sans délai. Plis, failles, aplats et masses, reliefs de nuit froissée sous le soleil. Et pourtant. Est-ce vraiment une montagne ? Sans aucun doute. À ceci près qu’elle se trouve maintenant donnée à voir comme affranchie de son imagerie, rendue à l’évidence de sa brutale présence. Comme mise à nu, exposée en personne, si l’on ose dire, sans l’alibi d’une silhouette, au plus près de sa cause matérielle.
Oui, ces photos ont bel et bien été prises dans la montagne, et pas n’importe laquelle. Celle dont on aperçoit, de loin en loin dans la campagne aixoise, l’énigmatique profil. Celle que peignirent Granet, mais aussi Villevieille, Giraud, Ravaisou et quelques autres. Celle surtout qui reste associée au génie de Paul Cézanne, qui sut la voir comme jamais.
Voilà trente ans qu’Éric Bourret, autant marcheur que photographe, arpente le territoire de la Sainte-Victoire. Presque atelier sauvage dès le début, le site sera devenu au fil du temps son laboratoire à ciel ouvert. C’est en effet là que l’artiste a patiemment, obstinément inventé, énoncé, agencé les éléments de son vocabulaire esthétique et les règles de sa grammaire optique. Un véritable Work in progress. Ou comme il préfère le dire lui-même, un Walk in progress. Sur les photos du début des années 90, les toutes premières, la montagne est encore aisément reconnaissable. Familière, pour ainsi dire. D’énormes volumes rocheux, des flaques de lumière, des lignes d’ombre, quelques fûts maigres et de rares pans de ciel remplissent jusqu’à saturation le cadre. Les années passent, les marches succèdent aux marches, l’œil et le corps sont au travail. Dans les Alpes bien souvent, ou plus loin, sur les reliefs et les cimes de l’Himalaya. La marche est une école de sensibilité et de pensée. De sorte que, chemin faisant, c’est-à-dire fatalement, le regard change. L’attraction qu’exerce la Sainte-Victoire sur celui qui ne peut s’empêcher d’y revenir lui révèle à chacune de ses visites l’essentiel, à savoir la défaite sans appel du cliché au profit de l’immersion.
Lors d’une conversation avec Joachim Gasquet, Cézanne affirmait qu’à force d’observer, à force de se rendre « sur le motif », il avait fini par comprendre que cette montagne, croyez-le bien, « c’est la mer ». Avant d’ajouter qu’espérer pouvoir la peindre exigeait d’en « découvrir d’abord les assises géologiques ».
Face aux photographies les plus récentes d’Éric Bourret, celles des années 2010, émancipées de volonté représentative, tout se passe comme si la sidérante découverte de Cézanne nous était restituée dans la violence de sa vérité. Le peintre avait raison, la montagne Sainte-Victoire n’est pas autre chose qu’« une mer ». Mais une mer de souvenance dont la puissance, soumise à des poussées et des forces titanesques au cours des ères géologiques, se serait lentement endormie, aurait été gagnée par une muette ankylose, jusqu’à ne laisser paraître en pleine lumière que l’empreinte de sa mémoire pétrifiée.
Pour percevoir ce genre de choses, il faut savoir se soustraire à la flatterie des images qui sont, on le sait, autant de leurres pour la vision. Il faut par conséquent retourner sans relâche « sur le motif », histoire d’épuiser l’intention, d’élargir l’intuition. Loin d’imiter le grand homme du lieu, il s’agit de reconnaître, en la prolongeant sous un autre rapport, l’intelligence de son geste. Le geste d’une maîtrise qui suppose l’abandon. C’est ce que ne cesse de faire Éric Bourret. Et soudain on se dit qu’en parcourant la Sainte-Victoire, il ne marche certes pas sur l’eau mais épouse, en l’éprouvant, le mouvement de naissance continuelle d’un « dehors » qui ne se laisse jamais approcher que pour mieux s’éloigner dans le temps.
Pierre Parlant, 2021
There may not be a trap more imperceptible, or insidious, than that of words. Granted, they allow us to name the world, and to believe we can get a handle on it; but in truth they constitute a set of representations that conceal it. One only has to think, for example, of the word “mountain”, and a form immediately stands out, like a model, efficacious and naive, on the threshold of an idea. Like it or not, the mental image of a summit looms up out of the void, with crests, slopes, landslides and valleys which, while limning reality, also interpose themselves between it and us.
Considerable, therefore, is the astonishment created by Eric Bourret’s photographs. Everything’s present, as such, instantaneously. Folds, fault lines, plateaux and masses: nocturnal reliefs crinkling under the sun. And yet: is this really a mountain? Well, there’s no doubting it. The only difference: it’s now perceived as being shorn of its imagery, given over to brutal obviousness. As though stripped bare, or exhibited – “in person”, so to speak – without the alibi of a silhouette, at one with its material cause.
Yes, these photos were taken in the vicinity of a mountain – and not just any mountain, but the one with the enigmatic profile that can be seen from around Aix-en-Provence. The one that was painted by Granet, Villevieille, Giraud and Ravaisou, among others, but which is associated, above all, with the genius of Paul Cézanne, who saw it as it had never previously been seen.
For thirty years, Eric Bourret (who’s a walker as much as a photographer) has been pacing round Sainte-Victoire, which he initially saw as a sort of field studio, but subsequently, gradually, as an open-air laboratory. It’s here that he patiently, persistently invented, set out and structured his aesthetic vocabulary, and the rules of his optical grammar. A veritable “work in progress”. Or, as he prefers to say, a “walk in progress”. In his first photographs, dating from the 1990s, the mountain’s instantly recognisable. Familiar, as it were. Huge rocky outcrops, pools of light, lines of shadow, spindly tree trunks and sparse swathes of sky fill the frame. Years go by. Steps follow steps. The eye and body are at work. In the Alps or, further afield, on the peaks of the Himalayas. Walking’s a school for sensibility and reflection. And along the way (inevitably), perception changes. The attraction of Sainte-Victoire for those who can’t resist returning to it reveals, each time, something essential: the dissolution of cliche in immersion.
Talking to Joachim Gasquet, Cézanne noted that through constant observation, and attention to “the subject”, he’d come to understand that in reality, this mountain was “a sea”. And he added that if you wanted to paint it, you first had to “take account of its geological fundamentals”.
Eric Bourret’s most recent photographs from the 2010s, untrammelled by any representative volition, are akin to a rediscovery of Cézanne, with all the violence of his truth. And the painter was right: Sainte-Victoire is “a sea” – but one of remembering. Its power, subject to titanic thrusts and forces over the span of geological eras, has undergone a dull rigidification, leaving no more than an imprint of petrified memory.
If you want to observe this kind of phenomenon, you have to resist the flattery of images, which, of course, mislead the eye. You have to keep coming back to “the subject”, so as to exhaust intentionality and enhance insight. Far from imitating the great man of the mountain, the point is to identify, from another perspective, the intelligence of control, denoting abandonment. Which is what Eric Bourret does, repeatedly. And suddenly you realise that with Sainte-Victoire, though he may not be walking on water, he’s embracing, directly, the continuous birth of an “outside” that allows itself to be approached only in order to achieve temporal distance.
Pierre Parlant, 2021
C’est décidé, il va y retourner. En vérité, bien plus qu’une décision, c’est un impératif. Quelque chose de l’ordre d’un commandement qui s’impose à lui et à quoi il ne peut se soustraire. Cela procède d’une forme de nécessité existentielle, comme il y va d’une respiration : un besoin de marcher qui gouverne sa vie et son œuvre.
C’est décidé, il va y retourner. En vérité, bien plus qu’une décision, c’est un impératif. Quelque chose de l’ordre d’un commandement qui s’impose à lui et à quoi il ne peut se soustraire. Cela procède d’une forme de nécessité existentielle, comme il y va d’une respiration : un besoin de marcher qui gouverne sa vie et son œuvre. Voire qui les embrasse dans une même entité. C’est donc décidé, pour la nième fois, Eric Bourret va aller arpenter les flancs de cette montagne Sainte-Victoire qu’il connaît par cœur depuis une trentaine d’années qu’il est venu s’installer à ses pieds. Il va emprunter les chemins qui la sillonnent jusqu’à son sommet - ou non - car la marche qu’il pratique ne relève d’aucune gageure. L’essentiel est ailleurs. Dans une quête intérieure qui fait écho à certaines des réflexions qui assaillent l’esprit de Pétrarque lors de sa fameuse ascension du mont Ventoux.
Le poète qui s’adresse à son père sur le mode épistolaire lui confie ses états d’âme. Dans la difficile entreprise qu’il a engagée en compagnie de son frère, il mesure que cette ascension est l’occasion d’un repli bénéfique sur soi-même : « Je réfléchis en silence au peu de sagesse des mortels qui, négligeant la plus noble partie d’eux-mêmes, se répandent partout et se perdent en vains spectacles, cherchant au dehors ce qu’ils pourraient trouver en eux.1 » A l’appui de Saint-Augustin dont il tient dans sa poche un exemplaire petit format des Confessions, Pétrarque cite un peu plus loin l’extrait suivant : « Les hommes vont admirer les cimes des montagnes, les vagues de la mer, le vaste cours des fleuves, les circuits de l’Océan, les révolutions des astres, et ils se délaissent eux-mêmes.2 » Le poète qui peine à gravir les pentes du mont Ventoux s’en prend finalement à lui-même : « J’étais irrité contre moi-même d’admirer maintenant encore les choses de la terre, quand depuis longtemps j’aurais dû apprendre à l’école même des philosophes des gentils qu’il n’y a d’admirable que l’âme pour qui, lorsqu’elle est grande, rien n’est grand. »
Se référer ici à l’ouvrage de Pétrarque est une invitation à le prendre à contre-pied au regard de ce qui anime Eric Bourret en son for intérieur. Du moins à observer qu’il est des « ascensions » qui sont motivées non par l’idée de grimper toujours plus haut mais par la recherche, sur le mode du « Connais-toi toi- même », à être pleinement au monde. Chez Bourret, l’exercice de la marche procède justement d’une quête de soi. Peut-être même d’une introspection au sens premier du mot quand il désigne cette capacité d’observation de la conscience individuelle par elle-même. Voilà déjà longtemps les peintres impressionnistes nous ont appris que, dans leur domaine, le paysage n’était plus un genre mais une manière d’être. Paradoxalement, dans l’immédiat et dans la durée d’une impression. « Le paysage se pense en moi et je suis sa conscience », disait en son temps Cézanne.
Cette relation osmotique au paysage est la composante primordiale de la démarche artistique d’Éric Bourret. La marche en est le mode opératoire privilégié. A l’instar de certains de ces prédécesseurs : qu’ils soient modernes, tel William Turner qui n’a eu de cesse de déambuler le long des côtes britanniques et normandes, captant à l’aquarelle l’instantané de son ressenti ; qu’ils soient contemporains, tels les artistes du land art et plus particulièrement Hamish Fulton qui se présente comme un « artiste marcheur » et dont les expositions sont faites des traces de ses artistic walks. S’il a tout d’abord considéré la montagne Sainte-Victoire comme son Annapurna, puis multiplié les marches dans les Alpes, Eric Bourret n’a pas tardé à partir à la découverte de terres plus éloignées, dans ces régions himalayennes où les paysages sont uniques au monde, pour la plupart encore immaculés.
Envisageant la marche comme « une forme d’art de vivre », il se nourrit des paysages qu’il traverse et, les traversant, il apprend à se connaître. Rendre compte de ce qui anime le paysage et ce qui l’anime lui-même le conduit ainsi à pouvoir faire œuvre. « Je n’ai jamais pu dissocier l’acte photographique de celui de marcher », reconnaît le photographe, comme pour justifier la nature consubstantielle de son travail. « Je passe mon temps à ces arpentages. Je n’ai aucun problème à revenir sur les mêmes lieux cinq, dix ou vingt fois. Il y va d’une relation sensorielle, d’une nécessité à m’épuiser au paysage et d’épuiser le paysage. » Quand il sent être parvenu au bout de sa quête, il lui suffit alors de changer de territoire, se gardant toujours la possibilité d’y revenir si besoin se trouvait. Eric Bourret est quelqu’un de la sensation première, dans une façon d’empathie qui n’appelle aucun préalable.
« Quand je suis à marcher trois semaines ou plus dans le massif de l’Himalaya, mon corps, mon esprit sont immergés dans un espace qui m’offre un dépouillement autre qu’une marche dans les Alpes. Ce sont de toutes autres conditions de vie. Plus dures, plus âpres. J’ai besoin de cette âpreté. Cela me permet de me déconnecter de ce que je suis pour être au plus proche d’une relation énergétique avec le paysage. » L’expérience – car c’en est une, fondamentale et rare, que tous ceux qui sont allés dans ces régions connaissent bien – n’est pas si éloignée de celle qu’ont pu faire des créateurs comme Baudelaire et Michaux en usant d’autres moyens. A sa façon, la marche relève de l’addiction et c’est en quoi, du moins chez Bourret, il l’appréhende comme un impératif.
Il fut un temps où l’artiste quêtait après des sites chargés de mémoire, qu’ils fussent archéologiques, industriels ou maritimes. De son propre aveu, il y allait de la réalisation de vieux rêves que l’on a quand on est enfant d’aller à la découverte de terres inconnues, de territoires légendaires ou de monuments mystérieux. Autant de fantasmes que le photographe s’est donné les moyens de réaliser au début de sa carrière, le conduisant des bords de la Méditerranée, sur les chantiers navals ici et là, jusqu’aux confins du Proche-Orient, dans une façon de « Grand Tour » à l’ancienne sur les sites préislamiques du Proche-Orient. Autant d’occasions d’aborder la photographie de mille et une manières dans le même temps qu’il découvrait la pratique de la marche et ce rapport si singulier au paysage. Le choix qu’il fit de s’y consacrer exclusivement n’est certes pas étranger au fait qu’à l’usage et à la réflexion, si un grand pan de la photographie est inféodé au réel et au motif, elle offre à celui qui l’a choisie comme moyen d’expression la possibilité d’une exploration sans fin.
Eric Bourret a non seulement mesuré l’étendue des possibles s’offrant à lui mais il s’est surtout appliqué à rechercher la voie qui lui correspondrait au plus juste. Or celle-ci ne pouvait faire l’économie de ce qui l’anime au plus profond, de ses passions comme de ses goûts, de ses envies comme de ses besoins. Si la marche s’est imposée, son art se nourrit aussi à de nombreuses autres sources. Il en est ainsi de certains exemples d’artistes issus du champ des arts plastiques – tels Lee Ufan, dont il admire la façon si radicale et poétique qu’il a de transcrire le paysage, ou Roman Opalka, qui s’est dessaisi de toute considération du sujet pour accomplir une sublime œuvre picturale. Il en est encore de cultures tantôt livresque – comme le Chinois Tchouang-tseu, auteur d’un texte essentiel du taoïsme -, tantôt musicale - il écoute avec un égal bonheur telle pièce de Morton Feldman, telle autre de John Cage ou tel morceau de musique microtonale hindoue ou africaine. Il en est enfin de modèles photographiques, bien sûr, notamment ceux expérimentaux de Jules-Etienne Marey, de Laszlò Moholy-Nagy ou de Man Ray.
Aussi, à considérer son œuvre photographique, il n’échappe pas au regard comment celle-ci flirte avec toutes sortes d’éléments ou de qualités plastiques qui sont tour à tour ou tout en même temps du ressort ici de la peinture, de la gravure, voire de la sculpture ; là, de la musique, du son, de l’écho. Lumière, matière, densité, rythme, silence, répétition..., les photographies d’Éric Bourret ne cessent de composer avec tous ces paramètres. S’il a souhaité à un moment donné mettre un terme à la production d’un certain type d’images photographiques, c’était pour prendre de la distance par rapport à son motif et chercher en quelque sorte à le disloquer. La question du temps en est la cause fondamentale. Parce qu’elle le préoccupe de façon impérieuse, il s’est inventé de prendre son outil de prédilection – « cette machine photographique qui sert à capturer du temps », dit-il - à revers même de ce qui le constitue. Aussi, à l’inverse d’enregistrer un seul instantané de ce « regard pensif », cher à Régis Durand, il a choisi de compiler ses images, c’est-à-dire de mettre du temps sur le temps, et encore, indéfiniment, tout au cours de ses marches, interminables et variées. Il laisse faire, laisse les images s’accumuler pour qu’apparaisse au bout du compte ce qui veut bien apparaître.
De leur état naturellement gazeux, Eric Bourret réussit ainsi à nous donner des cieux qu’il photographie le long de la ligne de crête de la chaîne himalayenne des images puissamment matérielles. Perché entre 4000 et 7000 mètres d’altitude, au Zanskar au Paldar ou au Changtang, l’artiste marche entre ciel et terre. Il n’est jamais allé si haut et le ciel ne s’est jamais trouvé si bas. « Les nuages... les nuages qui passent... là-bas... là-bas... les merveilleux nuages ! », chante le poète. Ces nuages, ils sont là comme à portée de main et le sentiment est de pouvoir les toucher du doigt. Eric Bourret marche, il les photographie avec sa « machine à capturer le temps. » Il en résulte d’étranges vues de matières en fusion, comme si l’on était penché sur des bassins de métaux en pleine ébullition. La lumière sourd de l’intérieur, comme d’un caisson lumineux. Les cieux d’Éric Bourret s’offrent à voir dans une relation proprement cosmique à l’espace. Tout y est de l’ordre d’un corps solide originel, d’une forme magmatique qui vient du fond des âges. Qui n’a pas d’âge. Mémoire d’un temps du monde d’avant le monde. Présence d’un corps stellaire aussi vieux que n’importe quelle photographie d’étoile dont on sait qu’au moment de la prise de vue, elle est vieille de plusieurs centaines, voire milliers d’années. Mais est-ce vraiment une photographie ? Plutôt une sculpture comme l’accréditent la mise en diasec de l’image et un encadrement à fleur qui lui confère un poids mental.
Des hauteurs himalayennes, voilà Eric Bourret redescendu jusqu’au bord de la lagune. Du ciel non pas sur terre mais sur l’eau. A Venise. Dans cette « ville-nénuphar », comme la nommait Paul Morand3 et dont Cassiodore notait pour sa part, en 537, que ses premiers habitants avaient su « se faire de l’eau une patrie ». Autre lieu, autre élément. Venise... Photographier Venise... Une rude gageure. Comment pouvait-il s’y prendre ? Il allait penser à la naissance de cette ville improbable, bâtie sur l’eau, ancrée viscéralement en ses profondeurs par le biais de tout un lot de plots en bois. Comment rendre compte alors de ce qui fait la matrice de Venise ? La navigation devait se substituer ici à la marche et le photographe devait se laisser aller au fil de l’eau. Parce que la lumière y est complètement étale, il fit le choix d’y venir l’hiver ; de plus, comme l’eau, la ville est au calme, rendue à elle-même. La Sérénissime retrouve sa sérénité. Tout y est en suspens et l’eau qui est, selon Claudel, « l’appareil à regarder le temps », s’offre à Eric Bourret comme une parfaite métaphore. Les deux séries d’images qu’il en déduit sont aux antipodes l’une de l’autre. Ici, le temps étiré sur l’infini de l’horizon, simplement ponctué du signe étrangement anthropomorphe des plots en bois, dans une lumière immaculée ; là, le temps accumulé en façades sombres, quasi aveugles, de palais anonymes dont les reflets s’abiment en strates dans la noirceur de l’eau. Le temps qui passe semble toujours à l’arrêt. Jour et nuit sans cesse recommencés.
D’une extrémité à l’autre de la péninsule, Eric Bourret embrasse l’espace à pas de géants. L’Etna est l’occasion d’une série d’une toute autre nature qui balance entre images fantomatiques et vues davantage naturalistes du vieux volcan. Si la figure humaine y trouve place, elle n’y est que suggérée, simplement évoquée comme un élément naturel inclus dans l’ensemble du paysage. Il est en fait question de matières différentes et l’artiste se plaît à jouer de contrepoints entre le dense et l’immatériel, le massif et le léger, le lumineux et le sombre. Présentées dans la multiplicité du mode sériel, superposées par rangées de trois, ces photographies de l’Etna jouent de frontalité en même temps qu’elles déterminent un déroulement vertical qui leur confère une dimension architecturée inattendue. L’artiste a pris soin de les disposer dans un jeu de variations qui créent un certain trouble visuel et contribue à excéder la part d’énigme que contient chacune des images.
L’art d’Éric Bourret est volontiers requis par le trouble et l’énigme, le brouillage et l’indicible. Ce sont des facteurs récurrents de sa manière de capturer le temps. Les différentes séries qu’il a réalisées au cours de ses marches en montagne, que ce soit dans le Mercantour, dans le massif du Cap-Sicié en bordure maritime des Monts toulonnais, en Ecosse, en Irlande ou encore sur les crêtes himalayennes, en témoignent. Pour l’artiste, elles sont l’expression de cette « relation poétique, moléculaire, biologique au monde » qu’il recherche à toutes les altitudes et en tous les points du globe. L’image photographie qui advient est à l’écho de sa mobilité de piéton et de la durée qui est la sienne face à la mobilité et au flux qui animent le paysage. Etonnante conjonction temporelle entre une nature vieille de plusieurs millions d’années et un humain qui ne vit qu’un moment abrégé.
Esthétiquement parlant, la question que se pose Eric Bourret est de savoir comment transcrire cette conjonction, d’autant plus avec une machine dont la fonction est d’arrêter précisément le temps. « Alors que les présocratiques, les bouddhistes et les astronomes ne disent que cela, que tout est mouvement, n’est-ce pas un paradoxe majeur que d’escompter fixer le temps ? », s’interroge l’artiste. La réponse qu’il s’est donné est somme toute d’une grande simplicité. Il marche et, tout en marchant, il photographie le même motif sans faire avancer le film dans son appareil. Il compose avec les accidents du relief, de la prise de vue, assumant l’indéterminé qui en résulte : « Je sais ce que je vois, dit-il. Je sais que je photographie un flux. Ce n’est plus la rétine et la boîte sensible de mon cerveau qui photographient. C’est mon corps marchant dans un paysage qui est lui-même mouvant. » S’il assume le trouble, s’il prend en compte les écueils, il sait que ne reste plus dans l’image que ce qui veut bien résister. A savoir, l’essence même de sa quête, les strates du temps.
Debout, face à son tableau, pinceau en main, Roman Opalka alignait à l’infini les nombres entiers en blanc sur fond blanc. Il disait non seulement que son travail consistait en une sorte de promenade mais qu’il sculptait le temps. A sa manière, Eric Bourret fait de même.
Philippe Piguet, 2015
Eric Bourret – strata of time
That's it, he's off again. But in point of fact, it's not so much a decision as an imperative. Something of the order of a command he cannot but obey. It springs from a kind of existential necessity, like breathing: a need to walk, which governs his life and work. Or which, indeed, incorporates the two into one and the same entity. So, that's it: for the nth time, Eric Bourret's setting out across the flanks of the Montagne Sainte-Victoire, which he's known like the back of his hand for the last thirty years, ever since he came to live at its foot. He follows one of the paths that wind their way up to its summit; or not, indeed; because his form of walking is in no way a self-imposed challenge. The essence is elsewhere – in an inner quest that echoes some of Petrarch's reflections during his famous ascent of Mont Ventoux.
The poet used an epistolary mode to confide in his father. He saw this arduous undertaking, which he embarked on along with his brother, as an opportunity for a salutary inward gaze: "I thought in silence of the lack of good counsel in us mortals, who neglect what is noblest in ourselves, scatter our energies in all directions, and waste ourselves in a vain show, because we look about us for what is to be found only within."1 Further on, Petrarch quotes Saint Augustine, a copy of whose Confessions accompanied him on his journey: "And men go about to wonder at the heights of the mountains, and the mighty waves of the sea, and the wide sweep of rivers, and the circuit of the ocean, and the revolution of the stars, but themselves they consider not."2 Toiling up the slopes of Mont Ventoux, the poet also finds fault with his own attitude, saying he is "angry with myself that I should still be admiring earthly things, who might long ago have learned from even the pagan philosophers that nothing is wonderful but the soul, which, when great itself, finds nothing great outside itself."
This reference to Petrarch is an illustration of what most profoundly animates Eric Bourret, at least in the sense that there are "ascents" which can be motivated, not by the idea of climbing ever higher, but by an aspiration to "know yourself", and by the idea of fully existing in the world. With Bourret, the exercise of walking derives precisely from a striving toward the self. Or perhaps from introspection, in its primary sense: that of the individual consciousness engaging in self-scrutiny. For the Impressionists, a landscape was not an instantiation of a genre, but a manner of being – paradoxically, immediately, and in the duration of an impression. As Cézanne said, "The landscape thinks in me, and I am its consciousness."
This osmotic relationship to landscape is the primary component of Eric Bourret's artistic approach. Walking is his modus operandi, as it was for a number of his predecessors, whether modern, for example JMW Turner, wandering the coasts of Britain and Normandy, expressing his immediate feelings in watercolours, or contemporary, such as the practitioners of land art, notably Hamish Fulton, a "walking artist" whose works consist of traces generated by his "artistic walks". To begin with, Bourret saw Sainte-Victoire as his Annapurna, and went on numerous walks in the Alps. But he soon turned his attention to more distant lands, including the Himalayas, whose landscapes are unique, and still, for the most part, unsullied.
Seeing walking as an "art of living", Bourret is inspired by the scenes he traverses. And, traversing them, he gets to know himself better. His work is enriched by his recognition of what gives life to landscape, and to himself. "I've never been able to separate the photographic act from that of walking", he admits, as though to elucidate the consubstantial nature of his work. "I pass my time pacing. And I have no hesitation in returning to the same place five, ten, twenty times. It's a sensorial relationship that necessitates wearing myself out on the landscape – and wearing out the landscape." When he feels he's got to the end of his route, all he has to do is change territory, while retaining the possibility of going back over his steps if necessary. He's a person of primary feeling, with the kind of empathy that's free of preconditions.
"When I go off walking for three or more weeks in the Himalayas, my body and mind are immersed in a space that gives me a sense of spareness unlike that of walking in the Alps. The conditions of life there are something else. Harder. Harsher. And I need that harshness. It allows me to disconnect from what I am, and to get closer to an energised relationship with the landscape." The experience – fundamental and rare as it may be, but well known to all who have visited such regions – is different. There again, it's not so far removed from that of creative spirits such as Baudelaire or Michaux. For Bourret, walking is of the order of addiction, and this is the sense in which he sees it as an imperative.
There was a time when Eric Bourret sought out sites charged with memory, whether archaeological, industrial or maritime. On his own admission, he was thereby fulfilling childhood dreams of unknown, legendary lands, or mysterious monuments. These were fantasies he acted out at the start of his career, from shipyards on the Mediterranean to the Near East, including a sort of old-style "grand tour" of pre-Islamic sites that provided him with a thousand possible ways of doing photography, while also discovering the exercise of walking, and its distinctive relationship to landscape. The choice of devoting himself exclusively to it was not, of course, alien to the fact that although, both in theory and in practice, a large segment of photography is subject to the real, and to the motif, as a means of expression it nonetheless offers the possibility of endless exploration.
Eric Bourret hasn't just probed the range of possibilities available to him, but has also, and especially, selected those he finds most appropriate, and which are inseparable from his deepest urges – his passions and tastes, desires and needs. Walking is paramount, but his art also draws on many other sources. There are figures from the art world, such as Lee Ufan, with his radical, poetic way of transcribing landscapes, or again Roman Opalka, who abandoned any consideration of subject in his accomplishment of a sublime pictorial oeuvre. There are also cultures, whether literary, as with Zhuangzi, the author of an essential Taoist text, or musical; Bourret listens with equal pleasure to Morton Feldman, John Cage, Hindu and African microtonal music. Then of course, there are the photographic influences, notably the experimentations of Jules-Etienne Marey, Laszlò Moholy-Nagy and Man Ray.
And so, looking at Bourret's work, one cannot be insensitive to its successive or simultaneous affinities with all sorts of formal elements and qualities in the domain of painting, engraving and sculpture; or again, music, sound and echoes. Light, matter, density, rhythm, silence, repetition: Bourret runs the gamut of these parameters. And the fact that at a given point in time he decided to stop producing a certain type of photographic image was in order to distance himself from its motif, or, in a sense, to deconstruct it. The question of time was the fundamental reason for this. It has always preoccupied him, and he set about using his instrument of predilection – "this photographic machine that serves to capture time" – in a way that was diametrically opposed to its constitutive mode of operation. Rather than recording instances of what Régis Durand has called the "pensive gaze", he now compiles images in which time is placed upon time, indefinitely, in the course of his interminable, variegated walks. He allows things to happen, and images to accumulate, so that, in the end, whatever cares to appear can simply do so.
Starting with their naturally gaseous state, Bourret turns the skies along the crests of the Himalayas into powerfully material images. At an altitude of anything from 4,000 to 7,000 metres, in Zanshar, Paldar or Changtang, he walks between sky and earth. He'd never before gone so high, and the sky had never seemed so low. In Baudelaire's words: "I love the clouds… the passing clouds… there… there… the wonderful clouds!" It's as though the clouds were within touching distance. And Bourret, walking, photographs them with his device for capturing time. The results are strange views of matter in a state of fusion, like metal basins in ebullition. Rays stream outward, as from a lightbox. These skies display a truly cosmic relationship to space, like a primal solid body, a magmatic form drawn from the dawn of the ages. But ageless. A memory of world time from before the world. The presence of a stellar body as old as any photograph of a star which, at the instant of taking the picture, is known to be hundreds of years old, if not thousands. But are they really photographs? Sculptures, rather, as demonstrated by the Diasec transfers and the flush framing, which confer on them a mental mass.
From the Himalayan heights, Bourret descends to a lagoon. Sky, not on earth this time, but on water. Venice. What Paul Morand called a "water-lily city"3, whose first inhabitants, as noted by Cassiodorus in 537 AD, "turned water into a nation". Another place, another element. Venice. To photograph Venice – a tough task. How to go about it? Bourret reflected on the origins of this improbable city, built on water, viscerally anchored on wooden piles. How, then, to say what constitutes the matrix of Venice? Navigation, here, was supposed to take the place of walking, and he simply let himself go with the flow. He went there in winter, the light being completely flat. The city, like the water, was calm, turned in upon itself. La Serenissima, serene once more. Everything in suspension. And the water (which Claudel saw as an "apparatus for looking at time") supplied him with a perfect metaphor. The two sets of images he took back from there are poles apart. In one, time stretches out over the infinity of the horizon, punctuated by the oddly anthropomorphic wooden piles in the flawless light. In the other, it accumulates in dark, almost blank facades, anonymous palaces whose reflections drift down into layers in the blackness of water. Passing time always seems static. Day and night continually recommence.
From one end of the peninsula to the other, Bourret then bestrides space with giant steps, to Etna, which provides an opportunity for a sequence of another sort, oscillating between spectral images and more naturalistic views of the ancient volcano. The human figure finds a place there, but simply as a suggestion, a natural feature of the landscape. There are different substances, and Bourret plays on counterpoints between the dense and the immaterial, the massive and the ethereal, the luminous and the sombre. Presented in serial mode, in rows of three, the photographs of Etna are frontal, with a vertical ordering that gives them an unexpectedly architectural dimension. They are arranged in sets of variations that create a certain visual disturbance, a further increase in the enigmatic character of the images.
Disturbance and enigma, uncertainty and ineffability are deliberately instilled into Eric Bourret's art. They are recurrent factors in his way of seizing time, as borne out by the different series derived from his mountain walks across the Mercantour, the Cap-Sicié range, the seaward side of the Monts Toulonnais, Scotland, Ireland and the Himalayas. They embody the "poetic, molecular, biological relationship to the world" that he seeks at every longitude and latitude – and altitude. The resulting photographic images resonate with his mobility, his duration with regard to the motion and flow that breathe life into the landscape. It's an amazing temporal conjunction between immemorial nature and momentary human life.
Aesthetically, Bourret probes this conjunction, and specifically with an apparatus whose precise function is to stop time in its tracks. As he says: "Given that the pre-Socratics, Buddhists and astronomers talk about the permanence of movement, is it not a major paradox to imagine halting time?" In the end, the solution he proposes is one of great simplicity. He walks; and, walking, he photographs the same motif repeatedly without winding the film forward. He takes the relief, and the image, as he finds them, along with the resulting indeterminacy. "I know what I see," he says. "I know I'm photographing flux. It's not my retina or my sensorial brain that's taking the photograph. It's my body, walking through a landscape, in movement." Accepting unpredictability, he factors in potential hazards, aware that the image contains nothing other than that which resists. In other words, the very essence of his quest: strata of time.
Standing before the canvas, brush in hand, Roman Opalka projected numbers out towards infinity, in white, on a white background. But as he said, his work wasn't just an idle stroll. He was sculpting time. And Eric Bourret, in his way, does likewise.