Eric BOURRET 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
Excuse me while I kiss the sky
Himalaya Ladakh
, 2010
 
 
Excuse me while I kiss the sky
Himalaya Zanskar
, 2010
 
 
Qui souhaite évoquer le vide tout autour de la Terre n'a guère d'embarras, ciel, le mot bref, sans relief, s'impose. Comme l'enfant remplissant le haut de sa page en bleu, chacun y retrouve l’étendue qui appelle le regard, pour peu qu'on lève la tête, histoire de contempler son immensité, donnée immédiatement.
 
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Au plus haut des ciels

Qui souhaite évoquer le vide tout autour de la Terre n'a guère d'embarras, ciel, le mot bref, sans relief, s'impose. Comme l'enfant remplissant le haut de sa page en bleu, chacun y retrouve l’étendue qui appelle le regard, pour peu qu'on lève la tête, histoire de contempler son immensité, donnée immédiatement. Mais il arrive parfois que la langue réserve des surprises. Si recourir au mot ciel relève d’une sorte d’évidence, glisser du côté de la pluralité en mentionnant des ciels, a fortiori des cieux, oriente la pensée sous d’autres horizons. De l’un vers le multiple, la conséquence n’est plus bonne. On sent qu’elle vient de bifurquer. Rien d'étonnant puisque, une fois délivrés du ciel, si l’on peut dire, les ciels peuvent adopter plus d’une allure. Ceux du météorologue ne recouvrent ni ne rencontrent les ciels des astrologues, pas plus que ceux des paysagistes n’enveloppent les cieux qu'invoquent les théologiens. Là comme toujours, le choix du mot, selon son inflexion, n'a rien d’anodin. Car tels qu’ils se disent et se pensent, les mots font advenir les variations des mondes. Si bien que le genre ou, comme ici, le nombre restituent peut-être moins la chose qu'on croit nommer qu'ils ne font surgir ce qui la soutient tacitement, par-delà toute vision. On peut alors se demander ce qu'on voit, et ce dont on parle en vérité.

Éric Bourret est photographe. Il fait depuis des années ce que suppose cette activité. Il pense et produit des images. Le motif de celles qu'il nous livre ici renvoie à ce qu'on pourrait nommer à juste titre le ciel puisqu'on reconnaît, rendue dans des formats considérables, stupéfiants de beauté, la somme de ses attributs : le vide, les nuées, complexes, laiteuses souvent, venant aléatoirement le combler, et en leur centre, énigmatique poinçon, la lumière focale d'un astre.
Mais Éric Bourret est aussi — sinon d'abord, sinon surtout — un marcheur, c'est-à-dire quelqu'un qui ne cesse d'aller ici et là, de se déplacer, de parcourir infatigablement des territoires, souvent lointains, l'œil grand ouvert. Et ce photographe est de surcroît, il faut le savoir, un marcheur d'altitude. Rien d'anecdotique ici, bien au contraire, car c'est sans doute sous le rapport de cette action particulière, la marche en haute montagne, très ancienne chez lui, qu'il nous faut aussi approcher, voir, regarder, contempler ses photographies. Vain est alors l'effort de distinguer ce qui, chez cet artiste, procède d'une recherche qu'on dirait seulement esthétique de ce qui relève d'une mémoire de l'expérience physique, celle qui engage la matérialité corporelle du sujet qu'il devient en traversant l'espace des hauteurs, planté sur ses deux jambes, coeur battant, respirant. Parce que nous n'avons pas affaire d'un côté à l'homme technicien muni de cette prothèse optique qu'est l'appareil photographique et de l'autre à un homme équipé et chaussé comme doit l'être l'arpenteur amateur des névés, des séracs, des landes brûlées par la gelée, des sommets. Non seulement tout est ici inextricablement associé, la vision comme la marche, tout reste corrélé, mais le spectateur ne tarde pas à saisir que ces deux dimensions, lesquelles attestent avant tout une manière d'être au monde, une quasi éthique, se nourrissent l'une l'autre, ne cessent de s'appeler mutuellement. En regardant ces photos nous devinons sans peine que ces modes d'action conspirent, que la puissance des images issues de ces courses solitaires et lointaines se réclame précisément de cette alliance vécue.

Compte-tenu de cette double singularité, celle d'une posture d'être comme celle des effets plastiques qu'elle autorise, l'objet dont ces images témoignent est-il finalement bien ce qu'on croit ? Lorsqu'en marchant il parcourt ces espaces, lorsqu'il dirige l'objectif vers là-haut, et que l'index déclenche, Éric Bourret photographie-t-il simplement le ciel, comme on a pensé pouvoir l'affirmer d'entrée de jeu ? Et s'il donnait justement à voir ce que le signifiant ciel peine à embrasser ? Si, au bout du compte, ses images exposaient autre chose que cette « chose » qui surplombe le marcheur ? Pour risquer une réponse, il faut patienter et commencer par regarder un peu mieux. C’est-à-dire un peu plus. Plus longtemps. En espérant que la contemplation convoquera peut-être, petit à petit, davantage qu'une réalité générique, celle du ciel, celle des ciels, voire même, en dépit de son lest théologique, celle des cieux. Pour éviter en tout cas de ranger les images sous ces catégories trop vagues, il faut aussi revenir à ce qui constitue l'expérience du marcheur-photographe, celle du « piéton d'altitude », ainsi que Bourret désigne l'humain si singulier qu'il devient plusieurs mois chaque année.
Ici, comptent avant tout les circonstances, les conditions, les causes pratiques de l'action. C’est-à-dire l'ensemble des déterminations empiriques de cette drôle d’aventure. Voudrait-on approcher le sens de cette démarche artistique, trois points méritent sans doute d'être rappelés. Il faut savoir pour commencer que ces photos ont été prises non seulement en montagne mais à très haute altitude, entre 4000 m et 5500 m, dans la région du Ladakh ou du Zanskar, non loin des régions frontalières de la Chine et du Pakistan. Images d'un ailleurs extrême, marqué par la raréfaction — celle de l'air, du vivant, de toutes ces choses inertes qui néanmoins font monde — et par une intense condensation — celle de la lumière, des grands aplats d'une matière silencieuse abrasée par le froid et le soleil, déchirée par des pics et des arêtes qui donnent le vertige. Photos venues du « Toit du monde », comme on dit. Quel que soit leur aspect, toutes les photos ont en outre été prises le matin ou bien l'après-midi. Malgré l'obscurité qui leur confère l’étonnante et paradoxale puissance de la nuit, il s'agit de ciels certes profonds et sombres mais diurnes chaque fois. Dernière précision, non la moindre, Éric Bourret insiste sur le fait que la prise de vue s'effectue toujours pendant la marche. Ce qui signifie, d'une part, que c'est bel et bien chemin faisant que le « motif' » se propose à lui, invite au cadre, à la saisie, toujours ici et maintenant, et, d'autre part, que l'image doit tout à la surprise d'un dehors s'exposant à un moment précis. Moment qu'il faut, pour en estimer la valeur, envisager comme un marqueur de la durée vécue d'une conscience en mouvement.

Il a été déjà beaucoup dit de ce que permet la marche, de ce qu'elle provoque. Nous savons combien cet acte naturel, élémentaire, de l'animal bipède que nous sommes devenus agit parfois sur cet autre qui l'est bien moins en nous, l'acte de penser, singulièrement stimulé sous l'élan reconduit du marcheur résolu. Dans ce cas, le seul fait de marcher s’apparente à un exercice spirituel, lequel n'a, semble-t-il, pas d'autre fin que l'effet qu'il produit sur quiconque s'y consacre. Il va de soi qu'on songe alors à ce qu'ont écrit à ce sujet Rousseau, Nietzsche ou encore Thoreau. Plus près de nous, on se souvient aussi de la méditation du philosophe-alpiniste que fut Henri Maldiney sollicitant dans une de ses analyses la figure du « Wanderer » qu'est le Zarathoustra de Nietzsche : « Je suis un voyageur, un grimpeur de montagnes […] Quoi qu'il puisse encore m'arriver comme destin à vivre, il y aura toujours là-dedans un voyage et une ascension »1. En somme, si on s'en tenait là, il n'y aurait aucun obstacle au fait d'inscrire l'activité et le travail d'Éric Bourret dans cette filiation. On le ferait d'autant plus facilement qu'il reconnaît pour sienne l'ascèse qu'implique la marche en haute montagne en raison de la difficulté, sinon de l'âpreté de l'expérience. Pour autant, l'originalité de sa recherche que les photographies, l'une après l'autre organisées selon de subtiles lois sérielles, mettent au jour, invite à s'interroger davantage dans la mesure où, regardant ses images, une question inattendue se lève maintenant. Nativement frappée de mutisme, la photographie ne pose nulle part cette question. Rien n'interdit de penser toutefois que son énoncé pourrait pour ainsi dire rejoindre le bruit de fond de la marche. Elle deviendrait quelque chose comme la « basse continue » du photographe, porté sur le chemin par sa hantise. Alors essayons de la formuler, sans offusquer ni trahir l'intuition, avec précaution mais sans fausse honte. De façon presque naïve, en demandant : « Où commence le ciel ? »
S'il n'est pas exclu que cette question résume à sa manière un des enjeux du travail d'Éric Bourret, c'est qu'elle paraît traverser, comme en sous-main, chacune des images dont il est l'auteur. Comme si elle nous indiquait un des mobiles de son action. La question « où commence le ciel ? » est de celles en effet qui, pour trouver une réponse, ordonnent qu'on se lève sans tarder, qu'on aille y voir, qu'on se mette en route, qu'on emprunte parmi d'autres le chemin le plus abrupt, celui qui deviendra le vecteur d'une lente et patiente équipée. Provocatrice et cependant fondée depuis que pour nous la notion de ciel a déserté la « sphère des fixes », ainsi que la concevaient les Grecs, la question ouvre sur un vide. Son point d'appui, renouvelé et aussitôt nié, n'est autre que celui qu'occupe la surface dérisoire et pourtant décisive de la plante d’un pied. Sans crier gare, cette question se pose comme on ferait un pas.

On a dit qu'Éric Bourret est un photographe-marcheur — et réciproquement —, il faut maintenant préciser que lors de ses expéditions, chacune de ses journées lui impose de parcourir entre 20 et 30 kilomètres dans des conditions telles qu'on imagine sans mal combien son corps se trouve mis à l'épreuve. Marcher des jours durant produit vite des effets notables, surtout sur la façon de percevoir et de concevoir le réel. Le photographe ressent, connaît, recherche tout autrement. Il sait qu’il doit perdre ses repères et, paradoxalement, espère en tirer profit. Au fil du temps, l'effort physique, la fatigue, le manque d'oxygène deviennent les conditions propices à l'expérimentation d'un mode de penser non seulement inenvisageable dans un autre contexte mais étrangement fécond. De proche en proche, porté par ces transformations, progressant avec l'obstination de l'enquêteur, le marcheur-photographe cherche à rejoindre les zones de crêtes. Ces zones-là sont en effet celles où le rapport à la Terre s'avère le plus réduit et le moins rassurant. Elles circonscrivent le site où ce rapport cesse presque d'en être un. Une fois atteintes, voilà qu’on se met à imaginer le ciel à portée de main, pour ainsi dire. Comme si ce dernier se changeait enfin en une réalité à bout touchant, démentait justement le caractère intangible de ce que le mot désigne. D'une certaine façon, les photographies d'Éric Bourret témoignent tout à la fois de cette quête, de cette illusion qui consisterait à croire pouvoir approcher l'inapprochable et, dans le même temps, du renversement de ladite illusion. Car se demander « où commence le ciel ? » est en vérité une question aussi nécessaire que rhétorique. Elle n’est jamais l'antichambre d'une conviction. Car sauf à croire à l'existence des cieux, nul ne peut prétendre atteindre le ciel. Et sauf au nom d’une fausse innocence, revers d'une lubie consolatrice, chacun sait bien que nous n'y serons jamais, que le ciel ne commence nulle part, qu'il ne connaît ni prologue ni fin, qu’il est le non-lieu par excellence, puisqu'en lui ne s'expose qu’une démesure en acte. C’est ainsi que le ciel se donne pour ce qu'il est, une figure de l'infini.

Reste qu'il y a bel et bien quelque chose à voir, là, pile au-dessus de nos têtes. Ni un étant, à proprement parler, ni un néant, mais un vide positif, effrayant pensait Pascal, et cependant « plein d'attention », comme dit Rilke, car en lui « la terre raconte »2. De sorte que, sous cette dernière condition, ciel n’est plus le nom d'une chose mais celui d'une possible écoute. Voilà au bout du compte ce que les photographies d'Éric Bourret exposent. Elles le font magistralement et ne font que ça. La chromie délicate, pleinement assumée, des nébulosités, les étonnantes et discrètes valeurs d'ocre ou de bleu qui prêtent au noir sa précieuse densité, motif d'une vibration à la limite du perceptible, sont autant de preuves que le ciel en tant que tel n'existe pas, sauf à s’offrir comme l'image insistante de ce qui se fait et se défait, invite ainsi l'être à dépasser son ancrage statique, à se mettre en route, à se porter précisément là où rien ne l'appelle sinon l'appel lui-même. Procédant d'un désir d’abandon, le mot et son idée, tous les deux évasifs, orientent le regard de qui ose et va, corps et pensée promis à une forme de renaissance. Contrairement à ce qui nous saisit d'emblée, nous qui sommes toujours pressés de ne pas voir, sans doute faut-il maintenant convenir que du ciel, Éric Bourret n'a peut-être jamais rien photographié. Mais ce rien-là est consistant au point d'avoir exigé la mise au jour scrupuleuse d'une série indéfinie pour que s'anime en lui l’insolite jeu dialectique du singulier et du pluriel. Pour y parvenir, il a fallu que le marcheur se rende, encore et encore, infatigablement, en ce lieu qui n'en est pas vraiment un. Il a fallu qu’il se tienne sur cette limite incertaine de la Terre que dessine la crête, là où soudain on se retrouve au plus haut, là où sans un mot quelque chose « se raconte ».

Pierre Parlant, 2015

 

Up there in the skies

If you want to talk about the void that surrounds the Earth, you don't have a lot of choice. A short, unprepossessing word stands out: “sky”. Like the top of a page coloured blue by a child, this is a broad expanse that appeals to perception if one just raises one’s eyes for a moment to contemplate that immediate immensity. Language sometimes has surprises in store for us. The word “sky” may seem self-evident, but the transition to a plurality of “skies” directs thought towards other horizons. The shift from the singular to the plural is far from obvious. You sense a bifurcation. Still, there's nothing surprising about this: once delivered from the “sky”, so to speak, “skies” can adopt more than a single, exclusive aspect. Those of the meteorologist don't overlap with, or encounter, those of the astrologer, any more than those of the landscape painter encompass the heavens of the theologian. Here, as always, the choice of a word, according to its inflection, is far from neutral. Words, spoken or thought of, summon up variant worlds. And category, or, as in this case, number doesn’t necessarily denote the thing you assumed you were naming. Rather, it expresses the determinations that tacitly sustain it, beyond vision. And you have to wonder what you're seeing; and what, indeed, you're talking about.

Eric Bourret's a photographer, in that for years he's been doing what this implies. He conceives, and produces, images. The motif, in this case, makes reference to what might rightly be called “sky”, given that, in impressive, stupefyingly beautiful formats, the sum of its attributes can be recognised: emptiness, but also the complex, diaphanous clouds that randomly occupy it. And at their heart, there’s an enigmatic hallmark: the focal light of a star.
But Bourret is also, if not firstly, or essentially, a walker, in other words someone who moves unceasingly, open-eyed, indefatigably, over territories that are often distant. And what's more, he's a high-altitude walker. Which isn’t just incidental. Quite the contrary, it's in relation to this habitual activity – walking in the mountains – that we have to approach, see, look at, ponder on the photographs. It would be vain to try distinguishing between that which stems from research seen as solely aesthetic and that which has to do with a memory of physical experience; which involves the corporal materiality of the subject Bourret becomes, in the course of traversing the heights, sure-footed, heart thumping, breathing heavily. Or, to put it another way, we're not looking at, on the one hand, a “technicist” using an optical prosthesis – a camera – and, on the other, someone equipped with the paraphernalia proper to the amateur explorer of seracs, firn, frost-scorched uplands, summits. The seeing and the walking are inextricably linked. Everything's correlated. But we also realise, right from the start, that the two dimensions attest to a way of being in the world, a sort of ethos, and that they continuously echo each other. Looking at the photos, we understand that these modes of action operate jointly; that the power of the images resulting from solitary, remote voyages derives from, and is precisely affirmed by, this lived alliance.

Given the double singularity of a certain existential stance and the aesthetic effects it legitimises, is it the case that these images actually, finally, stand for what we think? As he strides out, lens tilted upward, finger on the shutter, is Eric Bourret simply photographing the sky, as might have been supposed at the outset? What if he were showing something that the banal signifier “sky”, by itself, cannot readily denote? What if, in the end, his images were showing something other than this “thing” that overshadows the walker? To hazard an answer means having to be patient, and to look a little more closely. A little more, in sum. A little longer, hoping that, gradually, contemplation may evoke something other than a generic reality: that of the sky, that of the skies; or, in spite of its theological connotation, that of the heavens. If we are to avoid forcing these images into excessively general categories, we need to revisit, for a moment, what characterises the experience of the photographer-walker, or the “altitude pedestrian”, as he describes the kind of singular human being he turns into for several months each year.
Here, the circumstances, the conditions and the material causes of action are what really count; and in this case, above all, the empirical components of the adventure itself. In order to grasp the sense of this artistic leaning, there are three salient points. To begin with, these photos were taken at between 4,000 and 6,500 metres above sea level, in Ladakh or Zanskar, not far from the Chinese and Pakistani borders – an extreme “elsewhere”, so to speak, marked by rarefaction (that of air, life, and all those inert things that nonetheless combine to make a world) and intense condensation (that of light, broad planes of silent matter abraded by cold and sun, lacerated by dizzying peaks and crests). They come from, in the time-honoured phrase, the “roof of the world”. Then there’s the fact that, whatever their immediate appearance, they were all taken either in the morning or the afternoon. In spite of the darkness that confers on them the strong, paradoxical power of night, these deep, sombre skies are diurnal. And, last but not least: Bourret insists on the fact that the images were taken while walking; so that on the one hand, it was in motion that the “motif” came to him, inviting framing and capture, always here and now; and on the other hand, if the value of the images is to be properly gauged, it must be recognised that they owe everything to the surprise of an exteriority revealed at a precise moment, perceived as a marker of experienced duration: consciousness in movement.

Much has been said about what the act of walking engenders, and what it initiates. We know how this natural, and, so to speak, “elementary” act, performed by the bipedal animals we are, sometimes has effects on another act that’s much less present in us, namely cognition, as induced by the tread of the resolute walker. It suggests a spiritual exercise with no aim other than the effect it produces on itself, i.e. on the walker who practises it. This naturally brings to mind Rousseau, or Nietzsche, or again, Thoreau. And closer to our own day, we might recall a meditation by the alpinist-philosopher Henri Maldiney on Nietzsche's Zarathustra: “I am a wanderer and mountain-climber […] And whatever may still overtake me as fate and experience – a wandering will be therein, and an ascension”1. And even if one were to go no further than that, it would be easy to situate Eric Bourret's activity and work within this lineage; the more so as he himself identifies with the spiritual ascesis implied by walking in the mountains for the sake of the difficulty itself, if not the harshness. But the originality of the research revealed by his photographs, one after another, arranged according to subtle serial laws, invites us to go deeper, given that an unexpected question arises, though in fact it’s never explicitly asked. Photography’s essentially mute. One can’t help seeing the question as a “basso continuo” of a photographer carried along by dread. We might attempt to formulate it without offending or betraying the insight, and cautiously, but without false shame, asking, almost naively: “Where does the sky start?”

It may be that this question summarises, in its way, one of the issues involved in Bourret's work, in that it seems, however surreptitiously, to traverse each of his images. As though it indicated one of the motivations of his action. And the question “Where does the sky start?” is one which, if it’s to be answered, demands that we instantly take, among others, the steepest path, which will become the vector of a slow, patient escapade. Provocative, but well-founded since the point where the idea of “sky” became detached from what the Greeks saw as the “sphere of fixed things”, this question opens onto a void. Its fixed point, no sooner renewed than denied, is a derisory yet decisive surface – the sole of a foot. Without warning, this type of query arises, in the same way that a step might be taken.

It has been said that Eric Bourret is a walker-photographer. And vice versa. It should be pointed out that during his expeditions he covers between 20 and 30 kilometres a day, in conditions whose severity can readily be imagined. This produces profound effects, and especially with regard to one's perception, and conception, of reality. Bourret feels, knows, seeks in a different way, aware that he has to lose his bearings, while hoping, paradoxically, that he can turn this to his advantage. Physical effort, fatigue and lack of oxygen become, over time, favourable to a mode of thinking that wouldn’t just be unimaginable in any other context but is also highly productive. Here and there, carried along by these transformations, and advancing with the obstinacy of an investigator, the walker-photographer lays claim to mountainous ridges. In such zones, one's relationship to the Earth is at its most restricted, its least reassuring; where this relationship almost ceases, in fact, to exist. The sky appears, as it were, close at hand, as though turning into a reachable reality, were it not for the eternally intangible character of “sky”. In a way, Bourret's photographs bear witness to this quest, this illusion that implies believing oneself capable of approaching the unapproachable. And at the same time, it dissipates illusion. The question “Where does the sky start?” is, in truth, as necessary as it is rhetorical, never the threshold of a conviction. Unless you believe in the existence of skies, you can't hope to reach the sky. And except in the name of false innocence, as the obverse of a consoling caprice, you're aware you'll never get there. The sky starts nowhere. It has neither prologue nor end. It’s the quintessential non-place, tantamount only to active excess. The sky yields itself up for what it is – a figure of the infinite.

It remains the case that there's something to be seen, right above our heads. Neither a “being”, strictly speaking, nor a “nothingness”, but a positive void. For Pascal, it was fearful. For Rilke, it was “full of attention”, because within it “the earth recounts”2. And on this condition, “sky” is no longer the name of any specific thing, but that of possible attentiveness; which, in the end, is what Eric Bourret's photographs manifest, in magisterial fashion. That’s exactly what they do. The clearly-proclaimed chromatic delicacy of the nebulosities and the surprising, discreet values of ochre and blue give the blackness a precious density, along with the motif of a vibration that verges on the imperceptible. These are elements of evidence that the “sky” doesn't exist as such, except as an enduring image of what is made and unmade, exhorting existence to transcend stasis, to finally begin moving, and to go, precisely, to where nothing summons it, other than the summons itself. Proceeding from a desire for abandonment, the fact is that words and ideas, in their evasiveness, orientate the eyes of those who dare, with bodies and minds that set out towards a possible renaissance. Notwithstanding what strikes us at the outset, given our habitual reluctance to see, it may now, perhaps, be agreed that Eric Bourret has never photographed anything at all of the “sky”. But this “never” is consistent in requiring the scrupulous updating of an indefinite series that allows the singular and the plural to form an internal dialectic. Which means returning, again and again, to a place that's not really a place, standing on an uncertain boundary of the Earth marked by a ridge, suddenly, “up there in the sky”; where, without a word, something, finally, is “told”.

Pierre Parlant, 2015

 
 
 
Eric Bourret est un artiste romantique, au sens historique du terme. Ses œuvres récentes, les ciels, en sont un exemple patent. On pourrait arguer que le romantisme relève d’un autre temps, où la photographie n’existait pas, mais ce serait faire abstraction de la fonction mémorielle1 des cieux eux-mêmes, qui relient entre eux les époques et les lieux.
 
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Eric Bourret, le romantique

Eric Bourret (né en 1964) est un artiste romantique, au sens historique du terme. Ses œuvres récentes, les ciels, en sont un exemple patent. On pourrait arguer que le romantisme relève d’un autre temps, où la photographie n’existait pas, mais ce serait faire abstraction de la fonction mémorielle1 des cieux eux-mêmes, qui relient entre eux les époques et les lieux. À cela s’ajoute l’action même du photographe-marcheur, qui gravit les sommets pour réaliser ses œuvres. Dès lors Le Voyageur contemplant une mer de nuages de Caspar David Friedrich (1818), et avec lui toute la littérature romantique, s’imposent comme références.
Pour l’artiste romantique, la vie est un voyage semé d’embuches au cours duquel l’homme apprend à se connaître. Il fait partie intégrante de la nature, et les cieux sont le miroir de ses émotions et de ses sentiments, autant que de l’instabilité du monde. De même que les écrivains voyageurs comme Chateaubriand, Lamartine, Sand, ou Nerval composent un récit de voyage qui se focalise souvent sur l’infini du ciel, marqué autant par les souvenirs que par les rêves, Eric Bourret marche depuis vingt-cinq ans vers les sommets, photographiant non pas les traces de son passage (comme Richard Long ou plus récemment Francis Alÿs2), mais simplement les éléments qui l’entourent, la terre et les nuages. Ce rapprochement avec la littérature est dès lors d’autant plus juste que pour lui la marche est « un acte philosophique et une expérience spirituelle. »3 Il explique même que si l’on marche pendant plusieurs jours, « les distorsions entre soi et le paysage s’amenuisent. La photographie retranscrit les flux qui animent le paysage comme ceux qui animent notre propre corps.»4 Chez lui l’homme ne fait plus qu’un avec le paysage, comme chez Caspar David Friedrich ou Chateaubriand, et à grâce à lui, le regardeur en fait autant : le grand format des photographies propulse littéralement le spectateur dans l’image, faisant ainsi sienne l’expérience quasi mystique de l’artiste.
Si l’histoire de la peinture regorge de représentations du ciel, la photographie n’est pas en reste, qui regroupe autant les images scientifiques qu’artistiques : des photographies astronomiques de Jules Janssen (1824-1907), aux ciels étoilés de Thomas Ruff (né en 1956) en passant par les Equivalents d’Alfred Stieglitz (1864-1946), le ciel, les étoiles, la lune, le soleil ou les nuages font l’objet d’études innombrables et constituent une source d’inspiration infinie, du poétique au mystique. Chez Stieglitz, comme chez les peintres romantiques, les nuages sont le reflet de son intériorité. Dans le parc de sa propriété familiale de Lake George, il entame une série de prises de vues de nuages qu'il nomme Equivalents (1925-1931) car il désire montrer "un équivalent extérieur de ce qui a déjà pris forme en moi". Comme lui, Eric Bourret choisit un centre lumineux, dont on ne sait s’il s’agit du soleil ou de la lune, laissant ainsi subsister un doute sur la prise de vue : est-elle diurne ou nocturne ? Les contrastes fond/forme et noir/blanc créent une tension rappelant le gouffre d’un côté (le spleen de Baudelaire5) et les hauteurs célestes de l’autre (le romantisme flamboyant de Victor Hugo). Certaines images captent en effet l’aspect dynamique d’une traînée nuageuse qui se dilate vers le haut, tel « le roulis gigantesque des cieux »6. Cette forme ascensionnelle et le sentiment d’infini qui en découle appellent à l’émancipation de l’âme hors de la matière et de la pesanteur (comme en témoigne la poésie de Victor Hugo7). C’est précisément ce qu’explique Eric Bourret lorsqu’il évoque « les matières des espaces traversés… l’épaisseur des éléments et leur fugacité… la métamorphose de la matière ». Et c’est bien de métamorphose dont il s’agit quand les nuages se transforment en écume bouillonnante. Un renversement est opéré, qui génère une confusion des repères. La verticalité entraîne aussi bien l’envol que la chute, rappelant le mythe d’Icare et le rêve de transmutation de l’homme en ange, conte romantique s’il en est.
Eric Bourret, parce qu’il est un « artiste marcheur » qui communie avec la nature au point de ressentir son rythme au plus profond de son être, mais aussi parce qu’il cherche à se rapprocher au plus près de la « lumière » afin de « surplomber le brouillard de la connaissance », est un peu le Voyageur contemplant une mer de nuages du XXIème Siècle…

Emmanuelle de l'Ecotais, 2014

 

Eric Bourret, the Romantic

Eric Bourret (b. 1964) is a Romantic, in the historical sense of the term. And his recent works, in which skies loom large, provide a clear example of this. One might identify Romanticism with an age when photography did not yet exist; but that would mean ignoring the memorial function of skies in connecting up times and places1. Bourret is also a walker-photographer who climbs summits in order to produce his works. In this respect, Caspar David Friedrich's Wanderer above the Sea of Fog, 1818, and Romantic literature in general, are obvious references.
For the Romantics, our lives are journeys strewn with pitfalls, during which we learn to know ourselves. And we are an integral part of nature. The skies are mirrors of our emotions and feelings, and of the world's instability. In the same way that writer-travellers like Chateaubriand, Lamartine, Sand and Nerval talked about the infinity of the sky in terms of memories or dreams, Bourret has been striding ever higher for twenty-five years, not recording traces of his passage as such (unlike Richard Long, or, more recently, Francis Alÿs2), but simply photographing the surrounding elements: earth and clouds. And the parallel with literature is all the more apt in that he sees walking as "a philosophical act and a spiritual experience"3. He says, in fact, that after walking for some days, "distinctions between the self and the landscape begin to fade. Photography transcribes the flows that animate the landscape, like those that animate our bodies."4 For Bourret, the human being is one with the landscape, as in the case of Friedrich or Chateaubriand; and he transmits this to the viewer, who is projected into the large formats of his images, thereby sharing his quasi-mystical experience.
The history of painting abounds in representations of the sky. And photography, for its part, comprises as many scientific as artistic images. From the astronomical photographs of Jules Janssen (1824-1907) to the starry skies of Thomas Ruff (b. 1956), via Alfred Stieglitz (1864-1946), sky, stars, moon, sun and clouds have been the objects of innumerable studies, and a source of inspiration, both poetical and mystical. For Stieglitz, clouds were a reflection of inner life, as they were for the Romantic painters. His Equivalents (1925-1932), which he created in the grounds of the family home at Lake George, were views of clouds that he saw as "external equivalents to what had already taken shape within me". Like him, Eric Bourret has chosen a luminous centre of which there is no knowing whether it is the sun or the moon, so that a lingering doubt remains. Is it diurnal or nocturnal? The form-content and black-white contrasts may suggest yawning chasms (Baudelaire's "spleen"5) or celestial heights (Victor Hugo's flamboyant romanticism). There are images that capture the dynamic aspect of a nebulous trail that dilates as it rises, like "the gigantic swell of the skies"6. These rising forms, and the resulting sense of infinitude, call out for an emancipation of the soul from matter and mass (as in Victor Hugo's poetry7); which is what Bourret means when he talks about "the materials of the spaces traversed… the depths of the elements, and their transience… the metamorphosis of matter." This is the metamorphosis that turns clouds into boiling foam. An inversion takes place, with a confusion of references. Verticality can signify soaring, but also plummeting. It recalls the myth of Icarus, and the dream of humans transformed into angels – an archetypal Romantic yearning.
Eric Bourret is an "artist walker"8 who feels the rhythms of nature in the depths of his being. He gets as close as possible to "the light", so as to "look out over the mist of knowledge". In a sense, he is a 21st-century wanderer above a sea of clouds…

Emmanuelle de l'Ecotais, 2014

 
 
 
Chaque fois c’est la même chose : un éclat de lumière au centre, entouré d’une nébulosité qui peu à peu s’estompe à mesure qu’on s’en éloigne, jusqu’à sombrer dans l’obscurité. Mais une fois qu’on a dit cela, une fois posé le principe de ce repère pour ainsi dire cartésien qui structure les images et leur donne leur sens de lecture, du centre à la périphérie, on n’a pas dit grand chose et tout ou presque reste à regarder.
 
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L’ivresse des sommets

Chaque fois c’est la même chose : un éclat de lumière au centre, entouré d’une nébulosité qui peu à peu s’estompe à mesure qu’on s’en éloigne, jusqu’à sombrer dans l’obscurité. Mais une fois qu’on a dit cela, une fois posé le principe de ce repère pour ainsi dire cartésien qui structure les images et leur donne leur sens de lecture, du centre à la périphérie, on n’a pas dit grand chose et tout ou presque reste à regarder. Ce sont alors mille détails qui s’offrent à l’œil. C’est une effloraison de formes qui, d’ailleurs, à proprement parler, ne sont pas tout à fait des formes, avec tout ce que le mot implique d’épure – de simple, donc, et de reconnaissable –, mais un entre-deux, plutôt, entre la forme et l’informe – cet absolu qui n’existe pas, sinon comme une vue de l’esprit, ou mieux de l’intellect, dernier acte possible pour lui, et quasi de démission, face à la complexité du réel –, un entre-deux, dis-je, où la prolifération des formes déjoue, précisément, notre capacité à les reconnaître comme telles – des formes –, et peut-être aussi, par conséquent, notre capacité elle-même de connaissance possible, au sens du moins d’une connaissance d’entendement. Forcé d’abandonner celle-ci, en même temps que d’abandonner le moindre souci d’utilité, ce souci qui toujours la hante, reste à s’absorber alors dans une contemplation gratuite, à s’y laisser mener, toujours, d’étonnement en étonnement.

C’est cette préoccupation pour la complexité du réel, cet émerveillement face à la richesse inépuisable des formes nouvelles que sans cesse il engendre, par-delà le répertoire des quelques formes simples et reconnaissables, toujours identiques, où nous avons trop vite tendance à l’enfermer, à nous enfermer, c’est cela, je crois, qui caractérise le mieux l’œuvre d’Éric Bourret.

On connaît ses photographies de montagnes, tantôt couvertes de neige, tantôt purement et simplement minérales (Montagne au carré, 2002-2006 ; Hun-Tun, 2005-2008 ; Lure, 2009-2010), ses photographies de végétations (Mù, 2005-2009) ou bien encore de sols (Cradle Of Humankind, 2009). Tout cela, nonobstant cette rapide tentative de classement, se mélangeant chez lui le plus souvent.

Sans qu’il faille l’y réduire, le fait est qu’il y a, dans l’œuvre d’Éric Bourret, une récurrence, une prédominance même, des photographies d’éléments naturels. La série qu’il propose ici, des photographies de ciels – ou faut-il dire de cieux ? –, n’y déroge pas.
Dans un article publié en 1987 dans le volume 43, numéro 2, de la revue Laval philosophique et théologique, consacré à la question de savoir si la conception du ciel chez Aristote est encore influencée ou non d’éléments issus des mythes grecs, Richard Bodéüs souligne, en introduction, combien il est frappant de constater que le mot ciel, jadis d’usage fréquent dans l’une et l’autre, a complètement disparu du vocabulaire de la science et de la philosophie. Tandis qu’elles lui préfèrent désormais celui d’espace – ce changement dans les termes étant bien sûr aussi un changement dans la manière de penser –, le mot ciel, note encore Richard Bodéüs, ne demeure plus guère aujourd’hui que l’apanage des dévots, « fidèles à la lettre des vieilles Écritures », de l’homme de la rue, « dont les façons de parler échappent à toutes les réformes », ou du poète.

C’est ce dernier point de vue, celui du poète, qu’adopte en effet Éric Bourret lorsqu’il décide, non pas en l’occurrence de parler du ciel, mais de le photographier. Un acte qui vaut bien l’autre, à vrai dire, au niveau de la prise de risque : on s’expose au moins autant, ce faisant, à passer pour un ringard ou un naïf à l’aune des progrès de la science et de la philosophie qu’il est convenu d’appeler contemporaines. Pourtant, ce n’est certes pas avec naïveté ni avec ringardise qu’Éric Bourret pointe, quant à lui, l’objectif de l’appareil dans cette direction. Tout au contraire : comme c’était déjà le cas tout à l’heure, lorsqu’il s’occupait de montagnes, de végétations ou de sols, c’est en tant qu’il est mû par une certaine idée de la nature, de l’ordre tout à la fois de l’intuition et de la réflexion, qu’il décide ici de photographier le ciel. Que cette idée de la nature le décale par rapport à la science et à la philosophie contemporaines, au monde d’objets et de représentations d’objets qu’elles déterminent, il en a, du reste, pleine et entière conscience. Bien mieux, c’est, en un sens, l’effet recherché : il s’agit justement, pour lui, de voir, ou de revoir, ce que, dans ce cadre, on ne voit plus. Ou pour mieux dire : il s’agit justement de le ressentir et, par le moyen de ses photographies, de le faire ressentir.

Quelques précisions s’imposent, dès lors, sur ce moyen lui-même : sur les protocoles exacts qu’il met en place au cours des prises de vues, ainsi que sur l’esthétique des résultats qu’il obtient.

Les photographies d’Éric Bourret sont le fruit d’une véritable ascèse, au sens grec de l’askesis : elles sont le fruit d’un exercice. Il a fallu, pour les prendre, se mettre dans des conditions particulières, extraordinaires en ce que, stricto sensu, elles sortent de l’ordinaire. C’est en montagne qu’il a l’habitude de travailler. Autrement dit : dans un certain éloignement vis-à-vis du monde, du quotidien, et, si possible aussi, en altitude. Ce qui implique bien sûr que, pour y parvenir, et pour s’y déplacer, il faille longtemps marcher. Dans un tel contexte, c’est peu dire que les points de repère ne sont donc plus les mêmes : points de repère culturels aussi bien que physiques. On est forcé de voir, de sentir différemment.

Pour la seconde fois, le lecteur aura remarqué que je glisse, sémantiquement, de voir à ressentir : de fait, l’expérience à laquelle se soumet Éric Bourret, l’expérience qu’il vit, ne relève pas seulement de la vision : c’est une expérience qui l’engage totalement. Et c’est une expérience totale, aussi, qu’il entend transmettre au récepteur de ses photographies.
C’est la raison pour laquelle, je crois, il apporte tant de soin à l’élaboration esthétique de celles-ci : les tirages sont toujours de grands formats (ils font ici 150 par 180), que l’utilisation d’un boîtier 6 x 7 lui permet d’obtenir sans perdre pour autant en qualité de résolution. Or on comprend aisément l’intérêt que présentent pour lui de telles dimensions : elles permettent une double lecture des photographies. Une fois passé le premier contact qu’on a avec elles dans la distance, et qui n’est un contact que visuel, demeure encore la possibilité, lorsqu’on s’en approche, d’être absorbé par elles, en elles, et cette fois c’est avec tout le corps, dans la contemplation de leurs détails, tous points de repère abolis. Mais à ce jeu qu’induisent toujours chez lui le grand format et la qualité de résolution s’ajoutent encore, dans la présente série, l’effet de matière, densité et volatilité, ainsi que l’effet de profondeur d’image si particuliers liés au choix du support diasec. J’ai parlé, pour commencer, d’éclats de lumière et de nébulosité. J’ai ensuite parlé de ciels. Mais à vrai dire, à bien regarder ces photographies, de plus près, on ne sait plus trop de quoi il s’agit. Sont-ce vraiment des ciels ? Ne s’agit-il pas plutôt de reflets dans l’eau ? Et ces éclats, qu’on remarquait tout à l’heure au milieu, sont-ce ceux du soleil ou ceux de la lune ? Mais qu’importe au fond tout cela ? Ce dont il s’agit ici, n’est-ce pas, plutôt que ces termes qui appartiennent trop encore au registre classique du paysage, de ce que j’appelais tout à l’heure du nom volontiers plus indistinct d’éléments naturels ? Ne s’agit-il pas de se laisser aller à l’infinité et à l’indéfinité des formes complexes, et inconnues, par-delà les formes simples et connues ? Ne s’agit-il pas de se hisser, ou de descendre – la hiérarchie se perd –, à ce degré de l’être où les substances ne sont plus substances, mais se dissolvent et passent les unes dans les autres ? N’est-ce pas cela, surtout, cette incertitude, cette mouvance incessante, cette instabilité, mais aussi du même du coup cette richesse de la nature, de l’être, qu’Éric Bourret cherche à capter et à restituer dans ses photographies ?

Il n’y a peut-être pas de hasard, j’y songe maintenant, à ce qu’Éric Bourret confesse une prédilection pour l’Asie comme terrain de recherche. Bien sûr, il y a, à cela, des raisons qu’on pourrait qualifier de techniques. Les chaînes de l’Himalaya lui offrent à merveille les conditions qu’il réclame : l’éloignement vis-à-vis du monde ainsi que l’altitude, sans qu’il lui faille pour autant délaisser la marche au profit de l’escalade. Mais s’y ajoutent peut-être d’autres raisons, tout aussi déterminantes, encore que moins pondérables : quelque chose de l’ordre d’une affinité en matière de philosophie. Sans s’aventurer ici dans une théorie des climats, il n’est peut-être pas indifférent en effet que ce soient ces mêmes lieux, jadis, qui aient vu naître la philosophie bouddhiste. Ou que ce soit en Asie toujours, même si c’est à l’autre bout, en Ionie, que les premiers physiciens, comme le notait déjà Proclus, aient fait leur apparition : Thalès, Anaximandre ou Héraclite. Deux écoles, bouddhiste et ionienne, qui placent la mutabilité de l’être, la transmutation de la matière au coeur de leur recherche et dans la proximité desquelles résonne singulièrement, harmoniquement pour ainsi dire, l’œuvre d’Éric Bourret. De sorte qu’il n’est guère surprenant, au fond, qu’il se sente chez lui là où elles sont nées et se sont développées.

À parler ici d’Héraclite, ce penseur par excellence de la mutabilité de l’être, me vient, alors qu’il serait temps de conclure, une ultime comparaison, à prolonger encore un peu le jeu des parentés. Comparaison avec un autre marcheur, de l’aveu même de qui Héraclite était ce qui lui ressemblait le plus « au milieu de tout ce qui a jamais été pensé » : je veux parler de Nietzsche. Tout comme les textes de Nietzsche nous y exhortent, l’œuvre d’Éric Bourret, en effet, ne nous invite-t-elle pas surtout, par-delà les formes du déjà vu et du prévu, à essayer de voir, ou plutôt de ressentir la vie, fût-ce pour un instant seulement, dans l’ivresse dionysiaque des sommets, qui est aussi celle des abîmes : en esprits libres ?

François Coadou, 2011

 

The intoxication of the summits

Each time it is the same thing : a flash of light in the centre, surrounded by a nebula that gradually dissipates as one moves away until it fades into the obscurity. But once that has been said, once the principle of this rather Cartesian reference has been established, one which structures the images, how they can be studied, from the centre to the periphery, not much has been said and everything or almost everything remains to be seen. It is then that thousands of details become visible. An outburst of forms which, strictly speaking by the way, in themselves, are not quite forms, with everything that the word implies to draw out – to be simple, thus, recognizable -, but more in an in-betweenness, between the form and the non-form – that absolute which does not exist, if only as a perception of the spirit, or better of the intellect, the final act possible for it, and almost in resignation, faced with the complexity of reality – an in-betweenness, I say, where the proliferation of forms lessens our ability to recognize them as such – forms-, and perhaps also, as a consequence, our very ability to know, or at least as far as our ability to perceive and consider may lead us. Forced to abandon this, at the same time as abandoning all attempts to perceive some form of utility, a desire that always haunts these, all that remains is for us absorb ourselves in a carefree contemplation, to allow ourselves to be led from amazement to amazement.

It is this preoccupation with the complexity of reality, this astonishment when facing the inexhaustible richness of new forms which it unceasingly generates, beyond the repertoire of a few simple and recognizable forms, always identical, within which we tend so quickly to restrict it, to restrict ourselves, it is this, I believe, which best characterizes the work of Éric Bourret.

We know his photographs of mountains, sometimes covered in snow, sometimes just purely and simply barren (Montagne au carré, 2002-2006 ; Hun-Tun, 2005-2008 ; Lure, 2009-2010), his photographs of plant life (Mù, 2005-2009) and even those of the earth (Cradle Of Humankind, 2009). Notwithstanding this rapid attempt to classify, all his work tends to blend one into the other.

Not that it is necessary to restrict it simply to this, the fact is that there is, in the work of Éric Bourret, a recurrence, a predominance even, of photographs of the natural elements. The series that he is showing here, photographs of skies – or should one say of the heavens ? - is no exception to this.

In an article published in 1987 in volume 43, number 2, of the magazine Laval philosophique et théologique, devoted to the question of understanding whether the notion of sky for Aristotle is or is not still influenced by elements from Greek mythology, Richard Bodéüs underlines in the introduction, how striking it is to note that the word 'sky', previously frequently used by both, has completely vanished from scientific and philosophical vocabulary. As they now prefer to use that of 'space' – this change in terms is of course also a change in the way of thinking -, of the word sky, Richard Bodéüs once again remarks, remains barely more than the prerogative of those pious ones, "faithful to the writing of Ancient Literature", or the man in the street, "whose way of speaking avoids all manner of reforms", and of the poet.

It is the last point of view, that of the poet in fact, which Éric Bourret adopts when he decided, in such circumstances not to speak of the sky, but to photograph it. An act that is worth as much as the other, it is true to say, as far as risk involved in doing this is concerned : one risks at least as much, in doing this, as being seen as a has-been or as being naive on the eve of such progress in science and philosophy that is commonly considered contemporary. However it is certainly neither with naivety nor as a has-been that Éric Bourret points, as for himself, the lens of his camera in this direction. Quite to the contrary : as was already the case earlier, when he worked with mountains, plant life or even the ground, it is while he is driven by a particular way of perceiving nature, a way that is both intuitive and well thought out, that he decided to photograph the sky. That this way of perceiving nature draws him away from contemporary science and philosophy, from the world of objects and the representation of objects that they determine, he is, of this account, fully aware. Even better, it is, in a sense, the result desired : it is for him exactly this, to see or to see again, that which here, one no longer sees. Or better said : it is precisely a question of feeling it, and through his photographs, of making it felt.

A few details are required at this point, on the technique itself : on the exact protocols that he establishes when taking the photos, as well as the aesthetics of the results he obtains.

Éric Bourret's photographs are the result of a true asceticism, in the Greek sense of the work askesis : they are the result of experience. To take them it was necessary to place oneself in specific conditions, conditions extraordinary in that, strictu sensu, they are out of the ordinary. It is in the mountains where he has the habit of working. In other words : at a certain distance from the world, from everyday life and, if possible, at a high altitude. This obviously implies, to get there and to move about there, means walking for a very long time. In such a context, it goes without saying that the points of reference are no longer the same : points as cultural as they are physical. One is obliged to see, to feel in a different manner.

For the second time, the reader will notice that I have glided, semantically speaking, from seeing to feeling : in fact the experience to which Éric Bourret subjects himself, the experience he lives through, is not just a question of vision : it is an experience into which he is completely encompassed. It is a total experience too, that he wishes to transmit to those viewing his photographs.

This is the reason, I believe, for which he takes such great care with the aesthetics of his work : the prints are always large in the size that the use of a 6 x 7 camera enables him to obtain (150 x 180 cm) without losing the high quality of definition. So it is easy for us understand why he is so interested in these dimensions : they enable the photographs to be read in two ways. Once the first contact with them is made from a distance, a contact that is purely visual, there lies another possibility, when moving closer, which is to be absorbed by them, into them, and this time with one's entire soul, drawn into the contemplation of the details, all points of reference abolished. But to this particular interplay that the large size and high quality of definition always create in his work, another aspect is added in the present series, the very particular effects of the material, density and volatility, as well as that of the depth of field linked to the use of a Diasec mount. In the first place I spoke of the flashes of light and the nebulosity. I then spoke of the skies. But to tell the truth, when taking another look at these photographs, from closer up, one no longer really understands what they are about. Are they really skies ? Are they not really reflections in water ? And these flashes, that we noticed earlier in the middle, are they created by the sun or the moon ? But what does it really matter in the end ? What matters here is not that those terms still refer too much to a traditional reading of landscape, but that which I had earlier identified with the rather more purposeful, more indistinct term, natural elements. Is it not rather more a question of letting oneself be absorbed by the infinite and the “de-finite” aspect of forms, complex and unknown, beyond simple and known forms ? Is it not a question of drawing oneself up to, or moving down – the hierarchy loses itself -, to that degree of being where substances are no longer substances, dissolving into and moving through each other ? Is It not, above all, this uncertainty, this never-ending movement, this instability, yet at the same time this richness of nature, of the being, that Éric Bourret seeks to capture and restore in his photographs.

It is perhaps not by chance, I now wonder, that Éric Bourret confesses his preference for Asia as the area where he conducts his research. Of course, there are here reasons that one could qualify as being purely technical. The Himalayan chain of mountains offers him the perfect conditions he seeks : far removed from the world of humans as well as with altitude, without obliging him to stop walking and benefit from climbing instead. But perhaps other reasons exist, reasons that are as important as these, yet maybe less thought out : something of the nature of an affinity with a certain form of philosophy. Without going into a theory on climates, it is perhaps not to be ignored that it is a fact that these very places, long ago, saw the birth of Buddhism. Wherever one is in Asia, even if one is at the very far side, in Ionia, where, as Proclus already observed, the physicists Thales, Anaximander and Heraclitus first made their appearance. Two schools, Buddhist and Ionian, which placed the mutability of the being, the transmutation of matter at the heart of their research and the proximity of which the work of Éric Bourret resonates in a very singular manner, harmonically so to speak. In such a manner that in the end, it is hardly surprising that he feels so at home there where they were born and developed.

To speak here of Heraclitus, the philosopher so well-renowned for his thoughts on the mutability of the being, it comes to me, when it is high time to conclude, an ultimate comparison, to prolong just a little further the reflection on kinship. The comparison with another walker, one who confessed that Heraclitus was the person who resembled him the most " among all that which had never been thought" : I want to speak of Neitzsche. Just as the texts by Neitzsche urge us to, does not the work of Éric Bourret invite us above all, beyond the forms already seen and foreseen, to try to see, or rather to feel life, be it only for a brief moment, in that Dionysian intoxication of the summits, which is also that of the abysses : as free spirits ?

François Coadou, 2011

 
 
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