Dans la gueule de l'espace
Himalaya, Zanskar Paldar, 2010
Dans la gueule de l'espace
Zanskar, 2010
Dans la gueule de l'espace
Nepal, 2012
Dans la gueule de l'espace
Inde, Zanskar, 2010
Dans la gueule de l'espace
Népal, 2012
Dans la gueule de l'espace
Inde, Ladakh, 2011
Dans la gueule de l'espace
Nepal, 2012
Dans la gueule de l'espace
Lure, 2010
Dans la gueule de l'espace
Lure, 2010
Dans la gueule de l'espace
Mercantour, 2013
Ne devrait recevoir le nom d’artiste que celui dont les œuvres entraînent l’imagination dans un ailleurs, lui procurent des points d’appui, des points de rebroussement, des points d’élan, tout un itinéraire raffiné, inattendu. L’œuvre fonctionne alors comme un mandala, une matrice pour une contemplation qui est action.
Celui qui sait respirer l’atmosphère qui remplit mon œuvre sait que c’est une atmosphère des hauteurs, que l’air y est vif. Il faut être créé pour cette atmosphère, autrement l’on risque beaucoup de prendre froid. La glace est proche, la solitude est énorme – mais voyez avec quelle tranquillité tout repose dans la lumière ! Voyez comme l’on respire librement ! Que de choses on sent au-dessous de soi ! (Friedrich Nietzsche, Ecce homo – « Comme on devient ce qu’on est », 1888, § 3.)
Je me détachais du spectacle « restreint », la tête à nouveau perdue dans la gueule de l’espace immensément béant qui m’avalait, m’avalait plus avant.
(Henri Michaux, Le dépouillement par l’espace, 1964.)
Ne devrait recevoir le nom d’artiste que celui dont les œuvres entraînent l’imagination dans un ailleurs, lui procurent des points d’appui, des points de rebroussement, des points d’élan, tout un itinéraire raffiné, inattendu. L’œuvre fonctionne alors comme un mandala, une matrice pour une contemplation qui est action. Elle établit des circuits d’énergie à travers nos corps et la cartographie de chemins inédits dans un espace à la fois physique et spirituel.
Lorsque pareil guidage se produit, un trouble se déclare à même l’apparence, tandis qu’un décalage surgit entre la vision externe et l’impression interne. Le senti lui-même entre en lutte contre le sensible. La simplicité se montre trompeuse : elle est, au fond, tout sauf simple car elle se retourne contre elle-même. C’est que, comme l’enseigne une étymologie suggestive, elle n’est pas exempte de pli (sine plica) mais au contraire, pliée au moins une fois (semel plicata). À la fois exhibée et cachée, elle revient et se cherche, comme un serpent qui incline sa tête vers sa queue. Point d’essence stable, mais des apparences fugitives. Le moindre élément se défait et manifeste sa non-coïncidence avec so
Immergeons-nous par l’esprit dans l’atmosphère fine et glaciale des hauteurs : une tranquillité infinie nous gagne ; le monde sublunaire s’efface, progressivement gommé par un rayonnement silencieux. Se donne comme sublime ce par rapport à quoi tout le reste devient petit. Debout, devant une haute montagne, reconnaissons Zarathoustra pris dans son envol : il tient entre ses mains le globe terrestre, il en goûte et évalue la légèreté dans la grande balance cosmique et décide alors de donner la palme à la légèreté instantanément gagnée. Les véritables justes ne sont-ils pas les moins pesants, eux qui, dans tant de traditions, s’élèvent avec grâce et majesté vers le ciel ?
En rêve, dans le dernier rêve de l’aube, je me trouvais aujourd’hui debout sur un promontoire – au-delà du monde, je tenais une balance et pesais le monde. […]De quel regard assuré mon rêve dominait le monde fini ! D’un regard où il n’y avait ni désir du nouveau, ni regret du passé, ni crainte, ni prière1.
Il y a dans le sublime une sorte de jugement dernier. C’est l’apparition d’une nouvelle aune, d’une norme inédite, qui modifie de fond en comble notre rapport aux choses. L’imagination, devenue prodigieuse, s’érige en seule juge. Lorsqu’on se laisse emporter par son élan souverain, comment croire une seule seconde à la séparation du jugement esthétique et du jugement moral ? L’art répond à une injonction sacrée, bien plus forte que toutes les autres : peins-moi, photographie-moi, garde trace de moi ! Mais cela, non par curiosité ni par nostalgie, ni par peur, ni par souhait fugitif, mais par la sainte ardeur de répondre, de recevoir et de donner. De l’apparence et de l’impression, comment alors décider si l’une l’emporte ou non sur l’autre ? Un chemin se fraie : seul, soudain, dans l’infinité des possibles. Mais un chemin qui ouvrira peut-être d’autres chemins.
Lorsqu’on rencontre une œuvre d’Éric Bourret, il est difficile de ne pas se sentir happé dans un autre monde. Tout se passe comme si, brusquement, l’air des cimes enneigées envahissait les lieux et pulvérisait murs et toitures. On entre dans la gueule ouverte de l’espace et on se laisse dériver à son rythme, guidé, pris en charge par une puissance immense et délicate. Le dépouillement est intense : désengorgement organique, allègement musculaire…, tout notre corps réagit, avant même que nous lui ayons donné notre assentiment. Un air pur et glacé entre dans notre poitrine, intensifie la capacité de vibration, véhicule une nouvelle énergie. Un grand silence se fait.
Pourtant on est paradoxalement moins frappé par la massivité de la montagne ou par la puissance du ciel que par l’envers des choses, leur « désapparition », leur « fantômisation ». L’air perd son oxygène, les sens se réduisent, le blanc devient vorace et avale le monde. L’extrême de la présence se renverse dans l’extrême de l’absence ; et cette désubstantialisation, au lieu de bloquer l’essor de l’imagination, lui ouvre des voies précises, déclenche un onirisme accru et permet le retour à une forme de vision qui traverse, cette fois, l’apparence, la repétrit. Est-ce le même monde qui surgit, triomphant de l’épreuve et rayonnant d’une nouvelle lumière ? Ou bien est-ce l’envers des phénomènes, de troublants miroirs, des labyrinthes sans fin ? Pourquoi donc le sentiment d’évidement, de kénose, est-il si puissamment lié à la démultiplication des contours et des ombres ?
Essayons de comprendre le protocole de cet art singulier en analysant successivement les rôles joués par la marche à pied, par la surimpression des prises photographiques, par le choix des paysages du Toit du monde et d’un déluge de blancheur, avant d’étudier les modes d’entrée paradoxaux dans la montagne, qui en résultent. Éric Bourret refuse tout pittoresque et tout sensationnel et travaille, au contraire, à des gommages très concertés. L’homme disparaît-il entièrement ?
S’affichent sur les première et quatrième de couverture de notre livre une paume gauche ouverte et une polaire bleu ciel qui appartiennent d’évidence au corps de l’auteur échographié. La paume répond à travers l’histoire aux émouvantes mains que nos ancêtres de l’époque magdalénienne ont peintes au pochoir sur les parois de leurs grottes pour marquer jusqu’auprès de nous leur présence. Chez Éric Bourret, cette main et ce thorax affirment la volonté de ne pas se présenter à travers un seul nom propre mais de se montrer « dans » son corps et de renoncer à la figuration du visage au profit d’organes tout aussi centraux. La main aux doigts déployés indique l’ouverture au monde : c’est l’instrument du toucher, de la palpation, du faire par excellence ; à elle est réservée toute la « manipulation » de l’appareil photographique. Le thorax, quant à lui, est le boîtier du cœur, siège de l’intelligence dans la philosophie chinoise : l’appareil photographique en constitue l’extension.
Imaginons donc ce « piéton d’altitude », comme il aime à se qualifier, avançant sous la neige glacée qui saupoudre sa polaire et rend ses organes transparents. Pris dans la gueule de l’espace, il enchaîne, jour après jour, semaines durant, des pas à des clichés et des clichés à des pas. Qu’est-ce donc qui le meut ainsi ? Se vouer à l’espace, à ses altitudes, à ses immensités laiteuses, cristallines, nacrées, est-ce s’en laisser posséder, s’y abîmer, ou bien nouer des relations réciproques dans lesquelles le corps et l’espace échangent leurs valeurs, se compénètrent, s’accroissent mutuellement ?
Et pour nous, spectateurs entraînés par ces œuvres, transformés sous leur égide en acteurs esthétiques, sont-ce de nouvelles possibilités de rapport à l’espace qui se dessinent lorsque nos corps croient s’étendre, se souder abstraitement à l’air vivifiant et raréfié des cimes ? Après avoir contemplé les œuvres d’Éric Bourret deux demi-journées de suite dans son atelier de La Ciotat, je me souviens comme je respirais à poumons agrandis, me sentais davantage liée au sol et lancée dans l’univers. Cet agrandissement de l’être va au-delà d’un simple plaisir esthétique : nous approchons du foyer même de la vitalité. « L’homme authentique respire avec ses talons », écrit Tchouang-tseu, « l’homme ordinaire avec sa gorge2 ».
Un art de la marche
Marcher à pied n’est pas un pléonasme, car on peut marcher avec d’autres organes que les pieds : avec les genoux, les coudes ou les mains, sur la tête, sur le dos… Ce verbe signifie d’abord fouler, presser, pétrir3 et implique donc un certain rapport avec la matière ; et il prend ensuite le sens de « fonctionner » lorsqu’il concerne les machines. Qu’y a-t-il donc de si remarquable dans la marche à pied ? En apparence, rien. C’est la chose du monde la plus facile, l’acquisition la plus naturelle, la caractéristique la plus évidente de l’être humain. Pour marcher au sens ordinaire du terme, on n’a besoin que de ses jambes et de ses pieds.
Pourtant se dresser sur ses pieds en s’appuyant sur le sol, libérer ses bras de tout appui, lever la tête vers le ciel et avancer dans le vide, cela a d’abord été une véritable prouesse de l’être humain, chaque fois renouvelée par le petit d’homme, avec ivresse et fierté. Je me rappelle avec reconnaissance ce jour où Maman m’avait attendue, afin que ce soit vers moi que mon fils fasse ses premiers pas : il titubait et je reculais en tendant mes bras vers lui… Le monde commençait.
Se tenir verticalement et avancer à l’aide de ses seuls pieds a longtemps été porté à la gloire de l’homme ; car il est aisé d’oublier que nous partageons cette aptitude avec les singes et que nous sommes fort inférieurs aux oiseaux qui se libèrent de la pesanteur en déployant leurs ailes. Rappelons comment, après Homère et Platon, Ovide célèbre la verticalisation qui fait la sublimité de l’espèce humaine.
Tandis que, tête basse, tous les autres animaux tiennent leurs yeux attachés sur la terre, le créateur a donné à l’homme une face sublime (os sublime) ; il a voulu lui permettre de contempler le ciel, d’élever ses regards et de les porter vers les astres4.
Si la marche atteste la vocation de l’homme au sublime, elle tend à constituer depuis quelque trois siècles un véritable acte de résistance contre une modernité trépidante dont nous voulons refuser certaines contraintes. Comment éviter d’être transformés en marionnettes, récuser une agitation mécanique et travailler à un contact plus vrai avec nous-même, avec le monde, avec autrui ?
La marche est d’abord et avant tout une affirmation d’autonomie ; aussi bien est-elle le fondement d’un art, d’une culture, d’une philosophie. Marcher, une philosophie, tel est le titre du beau livre de Frédéric Gros, qui s’ouvre sur la thèse essentielle selon laquelle « marcher n’est pas un sport » et qui analyse les multiples « libertés » bien concrètes que nous gagnons à pratiquer durablement cette activité ancestrale5. Nulles techniques pointues et difficiles à acquérir, nuls scores obsessionnellement surveillés, nulles joutes avec autruMais la prise de conscience des « illusions de l’indispensable », la libération du temps grâce au goût retrouvé de la lenteur, la découverte du « grand air » comme lieu primitif d’habitat, la quête ludique d’abris auxquels la nature fournit elle-même.
Tous les enfants recommencent l’histoire du monde dans quelque mesure, et aiment à rester au grand air, même lorsque le temps est humide et froid. Ils jouent à la maison comme ils jouent au cheval, par instinct. Qui de nous a oublié l’intérêt qu’il portait dans son enfance à des plateformes de rochers, à l’entrée d’une caverne ? C’était là l’aspiration naturelle de ce qui survit en nous de l’ancêtre primitif6.
Chacun d’entre nous aspire à revivre au fond de lui-même les commencements d’une histoire qui est celle de notre espèce. Mais le refus du personnage social, s’il est obstiné et durable, exige de sévères sacrifices. On ne consent pas impunément à l’inconfort, l’insécurité, l’isolement… Et les retrouvailles avec un mode de vie primitif ont beau enivrer, elles ne laissent pas de faire vaciller. De quoi témoigne le cri si troublant du marcheur :
La liberté, en marchant, c’est de n’être personne, parce que le corps qui marche n’a pas d’histoire, juste un courant de vie immémoriale. Ainsi sommes-nous une bête à deux pattes qui avance, juste une force pure au milieu des grands arbres, juste un crEt souvent en marchant, on crie pour dire sa présence animale recouvrée7.
Le propre du cri est d’établir une jonction entre l’animal et l’humain : c’est la naissance de l’expression comme telle, avec le déchirement qu’elle suppose. La présence de l’intimité y devient forcenée : elle tressaille et accouche. On songe au cri de la parturiente, où se mêlent la douleur et la joie de la délivrance, l’orgueil insensé de la mise au monde, l’ivresse de la mort conjurée... Être civilisé, c’est savoir reconnaître dans « le cri » le non plus ultra qu’il suppose ; c’est écouter son propre cri, tenter d’en penser la virulence.
Ce cri solitaire ne naît, assurément, que de la vraie marche, autrement dit d’une marche qui ne se confond pas avec la simple promenade, la flânerie, ou même le pèlerinage. Car la promenade satisfait au besoin d’hygiène, au désir de se montrer, à l’envie de rencontres humaines, dans un espace balisé (qui est souvent un parc ou un jardin), suivant un itinéraire largement prévisible. La flânerie, elle, suppose une foule citadine, dans un espace de captation : flâner, c’est glaner. Quant au pèlerinage, il subvertit le temps immémorial de la marche par l’impatience de l’arrivée au lieu tant désiré.
Pourquoi donc marcher ? Quelle est la finalité de cet acte, dès lors qu’il s’oppose au sport et qu’il refuse, à titre de fins, le divertissement de la promenade, la frivolité de la flânerie ou la volonté de salut du pèlerinage ? La fin de la marche serait-elle la marche elle-même ? Mais il ne suffit pas de dire que le corps est fait pour le mouvement. Notre corps n’est pas, non plus, un simple sac de peau qui nous tiendrait enfermés. Non, de même que notre esprit s’élance par-delà les frontières de l’espace, de même notre corps dépasse sans cesse les limites qui lui sont assignées. Notre admiration n’aide ni les arbres à pousser, ni le soleil à resplendir, comme l’écrit Thoreau avec autant d’humour que de profondeur.
Il est vrai que je n’ai jamais sérieusement aidé le soleil à se lever, mais, n’en doutez pas, ma seule présence était de la première importance.
Souvent en automne, et même en hiver, j’ai passé des journées hors de la ville, essayant d’écouter ce que disait le vent, pour l’emporter et le transmettre par express8.
Un étrange devoir émane de la nature, comme si elle insistait pour que nous allions à sa rencontre, que nous la regardions et l’écoutions, au lieu de glisser à côté de ses plus grands spectacles, dans l’indifférence, l’ingratitude et la morne stupidité. Ainsi, Éric Bourret, le marcheur, semble-t-il, lui aussi, répondre à un impératif né du paysage : « Regarde-moi, viens me contempler longuement, à toutes les heures, dans les lieux les plus élevés et les plus difficiles d’accès, n’épargne point ta peine ».
Dans l’art qui nous touche profondément, résonne une injonction éthique : il faut y aller, savoir prendre des risques, s’offrir à la gueule de l’inconnu. Et toute la difficulté, alors, c’est de savoir comment arrêter, retrouver notre petit moi, le défendre. Tout est trop immense, trop puissant. Nous nous sentons virevolter, trop vulnérables et bientôt entièrement « vulnérés ». « Je frotte mon corps au paysage », dit éloquemment Éric Bourret : tout fait corps dans un corps à corps généralisé. Et le problème est de ne pas se montrer indigne de ce qui surgit, de rester ouvert aux transformations, de s’attacher, sans doute, mais de maintenir les attaches fluides.
Métamorphose du marcheur en appareil photographique : six ou neuf prises pour une seule image
Est marcheur celui qui parvient à utiliser son corps comme un instrument pour transformer le proche en lointain et le lointain en proche, élever le bas et abaisser le haut, sentir les volumes et pas seulement les surfaces. Ainsi existe-t-il une connaissance intime du paysage que seule la marche à pied permet d’acquérir ; car ses instruments se trouvent dans le marcheur, dans son propre corps et s’adaptent donc très finement au paysage, dont ils permettent moins la représentation objective que la lente fréquentation. Comme l’écrit Giono :
La marche à pied ou, plutôt, le procédé de la marche à pied, c’est de se transformer en loupe ou en télescope. […] Le plus magique instrument de connaissance, c’est moi-même. Quand je veux connaître, c’est de moi-même que je me sers, c’est moi-même que j’applique, mètre par mètre, sur un morceau du monde, comme une grosse loupe. Je ne regarde pas le reflet de l’image : l’image est en moLe grossissement, c’est au milieu de mes nerfs, de mes muscles, de mes artères et de mes veines qu’il se développe. […] À ce moment-là, le monde extérieur est dans un mélange si intime avec mon corps qu’il m’est impossible de faire le départ entre ce qui m’appartient et ce qui lui appartient9.
On ne voit pas qu’avec les yeux, on ne voit pas qu’avec son simple appareil oculaire : on voit avec son corps tout entier. La photographie se prend et se développe d’elle-même à travers nos systèmes osseux, musculaire, nerveux et sanguin, qu’elle met à contribution pour former toutes sortes de lentilles, de diaphragmes, d’obturateurs et de déclencheurs, de pellicules même. Notre corps se laisse alors guider et écrire par le paysage : il se refaçonne à son contact. La distinction entre intérieur et extérieur s’efface : « je » entre dans le paysage et le paysage entre en moComme dans l’amitié, je ne sais plus ce qui est tien, ce qui est mien.
Sans doute faudrait-il alors devenir somnambule à l’instar de Victor Hugo qui se disait « somnambule de la mer ». Nous avons bien appris à distinguer entre « sommeil profond » et « sommeil paradoxal », tels que les a définis Michel Jouvet10 ; mais il importe tout autant de faire le départ entre la « veille paradoxale » qui élargit considérablement notre univers, et la veille habituelle, simple et restreinte, dans laquelle nous concentrons notre attention. Ce somnambulisme léger qui nous ouvre au monde est un état infiniment précieux, à condition, du moins, que nous sachions en sortir à temps et empêcher les effets qui menacent notre intégrité.
Comment rendre le mouvement très lent du paysage dont nous sommes enveloppés ? Immergé dans le paysage, Éric Bourret le laisse agir en lui et déclenche six ou neuf prises de vue sur le même négatif. Chacune des saisies subit à son tour une désintégration et ne se concrétise que partiellement sur la pellicule. Le résultat est une seule image : non plus un instantané, mais un feuilleté d’instantanés. De là un léger tremblé qui démultiplie les contours et une indétermination saisissante qui permet de sentir la nature profondément vibratoire des choses. Le temps s’intègre à l’espace et l’onde au corpuscule.
Tout se passe ensuite au laboratoire. Éric Bourret fait un choix drastique parmi les images issues de sa fréquentation du paysage et en retient à peine 2%. À la tension de la chair sentante qui permet la multiplicité des photographies et est en quelque sorte aveuglément artiste, succède la primauté de la vision qui prend le relais en imposant ses choix. De la veille paradoxale on passe à une veille limitée qui garde, certes, les suggestions de la marche mais opère des sélections : il faut trier, choisir, cadrer, modifier, tout en s’efforçant de réactiver le souvenir de l’appartenance à un paysage immémorial, où l’on n’avait plus accès à soi-même que comme à un être qui venait du fond des âges.
Regardons le visuel folio 83. Éric Bourret ne se contente pas de brouiller la ligne de démarcation entre montagne et ciel grâce à la coulée de blancheur qui les fusionne et aux ondulations gris perle dont on ne sait si elles appartiennent à l’ourlet des cimes ou au flottement de bas nuages ; il travaille également sur la limite du visible et réussit à rendre des degrés d’impermanence. Ainsi s’attache-t-il au « minime » et le démultiplie-t-il en le fondant dans le paysage ou en le faisant saillir. Le plus surprenant tient à deux brindilles qui, en bas et à gauche, entrent en conversation : ces minimes-là sont incroyablement grandes et visibles ; on comprend que l’immobile se laisse mieux photographier que le mobile. Les êtres humains, eux, ont beau investir le paysage : on les voit rétrécir et s’effacer, comme si leur marche les faisait « désapparaître », plus ou moins absorbés par la blancheur de l’air.
Une autre œuvre est quasiment abstraite : si l’on s’attache à la diagonale qui la coupe en deux, à faible distance des angles droits du cadre, on est surpris de son incroyable douceur. Elle provient du flottement de la pente qui perd sa raideur en se fondant dans le ciel, et du côté grumeleux de la neige qui emprunte à la terre son refus du lisse. La kénose, l’évidement, est intense, mais permet l’installation d’une sérénité qui se propage par lentes ondes. Nous touchons à une essence mobile du cosmos, incroyablement sensuelle, accessible aux vivants : le foyer des transformations.
Venons-en à un véritable manifeste (folio 63 ). Le tremblé des chaînes de montagnes et du premier plan est intense : nous avons beau saisir que les mêmes contours ont été six fois repris et que la gageure est de voir simultanément des images qui n’ont été appréhendées que successivement, le malaise nous gagne et notre vision se brouille : c’est tout notre corps qui participe à la « déconstitution » du paysage et nous comprenons de l’intérieur l’impossibilité de la stabilité visuelle. La montagne ne se laisse pas arraisonner, ses souffles entrent en action, détruisant sans cesse les faibles images que nous en gagnons. L’être humain se fond non seulement dans l’immensité du cosmos, mais dans sa vertigineuse temporalité qui s’étend sur des millions et des millions d’années. Et, encore une fois, nous sommes saisis par les silhouettes grises de nos congénères qui « désapparaissent » bien plus vite que les montagnes, absorbées par la voracité du blanc.
Le « Toit du monde » et l’explosion de la mer de Téthys
Non seulement Éric Bourret ne travaille qu’en marchant ; non seulement il utilise son appareil photographique comme un nouvel organe permettant des cumuls inédits de sensations ; mais il va chercher ses paysages très loin et très haut. Ainsi, depuis plus d’un quart de siècle arpente-t-il six à huit semaines par an les neiges éternelles de l’Himalaya à plus de 6 000 mètres d’altitude et chemine-t-il entre le Pakistan et le Tibet par les voies lentes et aléatoires ; ce qui ne l’empêche pas de maintenir sa ferveur pour sa terre d’adoption, les Alpilles, la Lure, la Sainte-Baume. Mais lorsqu’on converse avec lui, c’est à peine s’il évoque les conditions extrêmes de certaines de ses marches ou s’il mentionne, par exemple, les terribles glaciers du Ladakh ou du Zanskar qu’il a réussi à traverser entre la Chine et le Pakistan.
Il ne se veut ni explorateur, ni champion d’escalade. Ce qui l’attire sur le « Toit du monde » est tout autre chose qu’une découverte géographique ou un exploit inédit : la dilatation de l’espace et du temps, la plongée dans la cosmogénèse, l’accès au proto-espace, à la proto-temporalité. Notre petit microcosme semble soudain n’occuper qu’une place dérisoire face à la multiplicité des plurivers qui s’imposent à l’esprit.
L’espace euclidien et ptolémaïque devient insuffisant, faux, étriqué ; il importe de le quitter pour des univers plus conformes à ce qu’enseignent la révolution galiléo-copernicienne et la relativité généralisée. En témoigne un texte de Théophile Gautier qui évoque avec force le besoin de trouver, sinon une illustration, du moins un accord de notre vision du monde avec la nouvelle cosmologie :
Quand on habite les villes ou les plaines, il est facile d’oublier qu’on circule à travers l’insondable espace, emporté par une planète gravitant autour du soleil avec une prodigieuse vitesse. […] Les données, si précises pourtant, de l’astronomie semblent presque chimériques, et il vous prend des envies de revenir au système de Ptolémée, qui faisait de notre chétif habitacle le noyau même de l’univers. Les grandes montagnes aident à faire comprendre que la terre est bien réellement un corps céleste suspendu dans l’éther, ayant pris sa figure actuelle après mille révolutions cosmogoniques, une énorme boule de feu qu’enveloppe une mince pellicule solidifiée où peut-être la vie animée n’est qu’un accident temporaire, et l’homme qu’un parasite menacé de disparaître au moindre cataclysme neptunien ou plutonien. Une nutation d’axe, et les océans déplacés submergent la création ; une dilatation des gaz, et le ballon crève, répandant ses laves, avec leurs soulèvements et leurs abîmes. Les montagnes, qui ne sont cependant à la peau de la terre que ce que sont les rugosités à l’écorce d’une orange, ont fidèlement conservé l’image du chaos primitif ; elles représentent les convulsions figées du globe cherchant sa forme au milieu de son immense atmosphère d’acide carbonique, sillonnée d’orages terribles auprès desquels nos typhons et nos cyclones sont des brises printanières11.
La découverte de l’Himalaya est récente. Ni Hérodote, ni Ptolémée ne faisaient état de montagnes au Nord de l’Inde ; et les cartographes de la Renaissance s’intéressaient davantage aux contours des continents qu’à leur élévation. Il fallut attendre le XIXe siècle pour que l’intérêt grandissant pour les hautes cimes, en même temps que les vicissitudes de la lutte entre les Russes et les Britanniques pour étendre leur emprise sur le cœur du Tibet, suscitent des explorations de plus en plus systématiques. La première tentative d’ascension de l’Everest, le plus haut sommet de l’Himalaya, ne remonte qu’à 1924 ; George Mallory y trouva la mort. Celle de l’Annapurna par Maurice Herzog, dont plusieurs doigts furent gelés, date de 1950.
Mais ce qui nous concerne le plus, lorsque nous regardons les photographies d’Éric Bourret, tient à la texture géologique prodigieuse de ces hautes chaînes qui forment une muraille blanche et semblent refermer le triangle de l’Inde sur lui-même. Hima signifie « neige » en sanscrit, et alaya « demeure » : l’Himalaya ne se départit jamais de son épais manteau blanc.
Il y a quelque cent quatre-vingts millions d’années, l’Inde était séparée de l’Asie par une gigantesque fosse marine : la mer de Téthys. Mais les plaques tectoniques se rapprochèrent, jusqu’à entrer en une formidable collision. L’Inde se rua littéralement sur le Tibet, si bien que les fossiles et les sédiments marins qui s’accumulaient dans la mer de Thétys furent comprimés et volèrent en éclats, tantôt poussés dans les profondeurs, tantôt projetés jusqu’à des altitudes vertigineuses. Comme l’écrit Robert Macfarlane :
Le point le plus élevé de la surface terrestre se constitua donc dans l’un des abîmes les plus profonds de la terre. Dans la bande de roche jaune qui strie l’Everest juste en-dessous de son sommet, on trouve les corps fossilisés de créatures qui vivaient dans la mer de Téthys12.
De l’abîme le plus insondable surgit la montagne la plus élevée du globe. Le sublime ne surgit pas dans la seule dimension d’une hauteur acquise, mais se situe, au contraire, sur un axe de verticalité dans lequel l’extrême de la hauteur (hupsos) et l’extrême de la profondeur (bathos) se rejoignent. Mieux, même : l’abîme marin et la cime enneigée se confondent, au point que les rochers évoquent des monstres aquatiques et que les ondulations montagneuses rappellent les déchaînements des hautes vagues.
Il faut citer ici l’admirable début du Tchouang-tseu qui nous précipite dans un cosmos élargi et abandonne tout anthropocentrisme. Nous faisons d’emblée la rencontre de l’immense cachalot K’ouen qui s’ébat librement dans les flots (« free and easy wandering », comme traduit Burton Watson13). Mais le voilà bientôt qui s’extrait bruyamment de l’eau et s’envole très haut, au-dessus des nuages, métamorphosé en un immense phœnix, P’eng.
Le P’eng, dans un élan furieux, prend son essor, déployant des ailes plus vastes que les nuages qui flottent dans le firmament. Profitant de la marée, il s’élance pour migrer jusqu’aux confins de l’océan Méridional – l’Étang Céleste. […] Il fait gicler l’eau sur une aire de trois mille lieues. Poussé par un vent tourbillonnant, il s’élève en spirale jusqu’à une hauteur incommensurable. Il s’en va pour un voyage qui durera six mois. […] Si les couches d’air superposées n’étaient pas assez denses, elles n’auraient pas la force de porter des ailes aussi immenses que celles de l’oiseau P’eng. C’est la raison pour laquelle celui-ci doit s’élever à une altitude de plus de quatre-vingt-dix mille lieues pour trouver sous son ventre un courant porteur ; il prend alors appui sur le vent. […]
Une cigale et un étourneau qui avaient assisté à l’envol du P’eng en firent des gorges chaudes. […] Mais qu’est-ce que ces deux bestioles pouvaient comprendre au P’eng14 ?
D’emblée, Tchouang-tseu brise avec notre monde quotidien pour nous entraîner hors de notre cadre de pensée ordinaire : « il joue avec les limites du pouvoir de représentation, force l’esprit à suivre sans repères ni assurance l’histoire de cette transformation invraisemblable » ; car l’objet est de « penser hors de soi » et de « libérer la possibilité du grand geste vital », comme l’écrit Romain Graziani15. Ce à quoi les cigales et les étourneaux ne peuvent rien comprendre.
Il me semble que la démarche du plasticien Éric Bourret n’est pas sans analogie avec celle de l’auteur du Tchouang-tseu. De même que celui-ci introduit des fictions apparemment improbables et gratuites et refuse de satisfaire à notre goût du vraisemblable, de l’édifiant et de l’utile, de même Éric Bourret nous montre des images impossibles, des images invisibles et déçoit notre goût du pittoresque et du sensationnel. Mais, guidés par un sens profond du « grand geste vital », ils nous conduisent tous deux au cœur de la vie et nous permettent de fréquenter, fût-ce un bref instant, le cachalot-phœnix et l’Himalaya, l’être le plus splendidement vivant et le site le plus fabuleux du monde terrestre.
Restons encore dans le Tchouang-tseu pour étudier son sens aigu du cosmos invisible situé sous le cosmos et des transformations incessantes et spontanées qui le traversent. Non seulement la baleine se métamorphose en oiseau-phœnix ; mais l’homme, s’il se laisse guider par la nature, se montre, lui aussi, capable de quitter l’élément aérien pour se jouer, avec une agilité inouïe, des eaux les plus dangereuses :
Confucius admirait les chutes de Lü-leang. L’eau tombait d’une hauteur de trois cents pieds et dévalait ensuite en écumant sur quarante lieues. Ni tortues ni crocodiles ne pouvaient se maintenir à cet endroit, mais Confucius aperçut un homme qui nageait là. Il crut que c’était un malheureux qui cherchait la mort et dit à ses disciples de longer la rive pour se porter à son secours. Mais quelques centaines de pas plus loin, l’homme sortit de l’eau et, les cheveux épars, se mit à se promener sur la berge en chantant16.
On songe à une Sainte-Victoire liquéfiée d’Éric Bourret17 qui évoque la mer de Téthys s’accrochant à la paroi de l’Everest18 : de ces eaux de cataracte, vides de tout poisson, vides même de tortues et de crocodiles, pourrait émerger un natif solitaire et chantant, sous les yeux inquiets, perplexes et finalement émerveillés d’un maître et de ses disciples. La blancheur gicle, irréelle : est-ce de l’écume, du sable, de la craie ? L’eau dévale en cascade et ondule à l’horizontale. Des traînées de matière se propagent, comme pour encadrer un escalier liquide. Des effondrements s’enchaînent, la nature entière s’émeut, se chahute, se liquéfie. Quel remue-ménage ! Imaginez là le natif de Lü-leang, prodigieusement à l’aise au sein de ce monde invivable. Soudain son esprit vous semble supérieur au vôtre ; et vous comprenez ce que signifie « penser hors de soi ».
Les poissons deviennent oiseaux ; et les rochers se mettent à glisser sur le sol enneigé ; les cavités se transforment en montagnes bossues et les étendues liquides en plans éternellement glacés. L’abîme d’en bas et l’abîme d’en haut se rejoignent. Parfois on croit voir surgir l’estran sur les cimes, tant le sol est chargé de débris granuleux ou poudreux (folio 33 et 93).
Comment savoir s’il s’agit de terre enneigée ou de mer écumeuse ? Dans une œuvre qui évoque l’origine (folio 7), un rocher d’un noir luisant s’ouvre en éventail, blanchi de quelques éclaboussures, au centre d’un paysage où le ciel et la terre-mer rivalisent d’éclat. La rectitude de la ligne d’horizon fait songer à une perspective marine : les lourds mouvements longitudinaux semblent provenir des déferlantes, cependant que les petites rides brillantes évoquent l’avancement incessant des vaguelettes. Mais le côté onctueux de la blancheur, son aspect de crème fraîche, faussement comestible, renvoie au revêtement neigeux. À la place des épaves, nous voyons alors l’affleurement de la masse rocheuse ; et les traces des congères font oublier les serpentins d’écume.
De fait, à plusieurs reprises, Éric Bourret donne aux minéraux l’allure des habitants des mers. Comparons les sept rochers nageant dans la montagne (folio 35) avec de simples pierres insulaires (folio 89). Dans le premier cas, nous sentons l’air des cimes ; et les formes noires ont beau se démultiplier, leur appartenance à la montagne ne fait aucun doute : les rochers semblent des émergences archaïques qui descendent tranquillement en flottant, tandis qu’à droite, une foule de personnages gravit la montagne à contre-courant. La ligne de côte se démultiplie doucement au sommet, du même gris clair que les ascensionnistes. Au contraire, les pierres insulaires, qui s’écaillent comme de grosses huîtres, ont un effet inquiétant : elles ont perdu leur luisance de granit et semblent refuser tout contour qui les délimiterait. L’espace devient inhabitable.
L’œuvre d’Éric Bourret est hanté non seulement par des roches peu rassurantes, mais par de véritables bouches d’ombre (folio 19). La verticalisation sous un ciel agressif donne à la première un aspect fantastique d’œil mis à nu, tandis que la seconde garde le caractère paisible d’un petit lac fantomatique dans le brouillard. Dans les deux cas, on est saisi par la vitalité du gouffre qui remonte et signale sa présence obsédante par ce qui pourrait n’être qu’une flaque sombre mais qui, dans l’énigme de sa sombre déformation, renvoie à l’ancestrale mer de Téthys, toujours en éruption sur les flancs enneigés.
Une blancheur mystique et impénétrable
La blancheur envahit l’espace sous des aspects divers et parfois contradictoires : sensuelle et idéale, chaude et glacée, joyeuse et terrifiante. Dans la photographie très sensuelle (folio 13) ne pourrait-on reconnaître les ondulations douces et nacrées d’un corps féminin, voire l’harmonieux renflement des cuisses, le léger creusement du ventre ? Nous nous étonnons dans la sculpture de ce que le marbre puisse prendre une aussi profonde charge érotique malgré sa froideur et sa dureté. De même, nous sommes saisis de ce que la neige photographiée puisse, malgré son côté glacial et coupant, évoquer la finesse attirante d’un derme chaud et vivant. C’est que l’œuvre prête existence à ce qui n’est qu’en tant que soustrait. Nous croyons pouvoir nous immerger dans une chair tendre et accueillante alors que celle-ci reste à distance, baignée d’une belle lumière d’aube et d’impossible.
Qu’est-ce donc que la blancheur ? Est-ce une couleur ou ce qui dissimule toute couleur ? Mais la couleur elle-même est ambiguë et appartient moins à la chose qu’à son interface avec le monde, ainsi que nous le suggère l’étymologie qui fait dériver color de celare qui signifie couvrir, cacher. Si la lumière blanche est hétérogène, comme l’a montré Newton en décomposant les sept couleurs de son prisme, faudrait-il soutenir que, source de toutes les couleurs, la blancheur serait incolore et viendrait à révéler les autres couleurs comme de simples illusions ?
La blancheur est-elle vraiment un symbole de pureté et engendre-t-elle une « joie juvénile », comme le pense Kandinsky qui la rattache à un « silence vivant », aux limbes, à une « immatérialisation » générale du monde ?
Ce silence n’est pas mort, il regorge de possibilités vivantes. Le blanc sonne comme un silence qui subitement pourrait être compris. C’est un " rien " plein de joie juvénile ou, pour mieux dire, un " rien " d’avant toute naissance, avant tout commencement. Ainsi, peut-être, a résonné la terre, blanche et froide, aux jours de l’époque glaciaire19.
Kandinsky oppose les effets du blanc et du noir : sur fond blanc, les couleurs « brouillent leur sonorité et quelques-unes même se décomposent », alors que, sur fond noir, elles acquièrent « une sonorité plus nette et une force accrue ». Mais il n’en tire pas les conséquences qui pourraient remettre en cause sa théorie. Si, en effet le noir sert de faire-valoir aux couleurs, il est bien facteur d’intensification de vie, alors que le blanc qui éteint les couleurs, deviendrait, au contraire, facteur de mort.
Une critique radicale de la confusion du blanc avec une pureté porteuse d’allégresse se trouve chez Melville, frappé de constater que Moby Dick le terrifie moins par sa stature gigantesque, par son front ridé et par sa mâchoire de travers que par son épouvantable blancheur. Bien des efforts ont été tentés pour décrire la monstrueuse baleine ; mais, avoue le narrateur :
Il y avait une autre pensée ou plutôt une horreur vague, sans nom, qui la concernait et qui parfois par son intensité, dépassait complètement tout le reste ; quelque chose de si mystique, voire d’ineffable, que je désespère quasiment de lui donner une forme compréhensible. Par-dessus tout, c’est la blancheur de la baleine qui m’épouvantait20.
Les signes mystiques de blancheur s’accumulent autour de Moby Dick : le baldaquin de vapeur qui la surmonte, parfois magnifié d’un arc-en-ciel, ou encore la prodigieuse crinière d’écume dont elle se pare, quand elle brèche.
Voir la blancheur, c’est alors passer de l’autre côté du miroir, avoir la révélation du dessous ignoré des choses, de ce qui constitue leur démonisme :
Bien que nous ne sachions pas où se trouvent les choses sans nom dont le signe mystique donne le soupçon, ces choses doivent exister quelque part. Et bien que, par maints de ses aspects, le monde visible semble formé dans l’amour, les sphères invisibles sont formées dans la peur.
Sans doute Moby Dick n’est-elle que le masque en carton d’autre chose, mais de quoi ? Comment connaître l’inconnu avec lequel l’homme a vraiment affaire, comment franchir la muraille dont nous sommes cernés ? Le visible n’est qu’un résidu, à travers lequel passent des forces, dont nous ne savons rien :
Pour ceux qui manquent d’imagination, il n’y a rien de terrible dans les apparences. Mais pour d’autres esprits, les apparences suffisent quand, examinées sous toutes les formes, elles sont universellement et mystérieusement terribles21.
Le surgissement de Moby Dick dans sa blancheur impénétrable, on peut s’en souvenir en regardant une photographie du Ladakh (folio 65). Sur des sommets désertiques et sous un ciel d’orage, une énorme coulée de lave blanche progresse lentement vers le bas, bombant les cercles concentriques de sa robe de nacre et mirant dans le ciel ses rayons descendants. Elle semble pousser vers l’avant une langue de glacier avec laquelle elle joue comme si c’était une simple boule : n’est-ce pas la baleine blanche, informe et omniforme, elle dont le squelette ne permet même pas aux savants de reconstituer l’aspect ? Voici même son corps recouvert de mystérieuses écritures, incisées à la pointe sèche, de manière à former des creux bordés de bourrelets ou de barbes qui lui donnent une singularité irréductible.
Ces tailles ne semblent pas être imprimées sur la surface genre colle de poisson […], elles semblent être vues à travers elle, comme si elles étaient gravées sur le corps même. Et ce n’est pas tout. Dans certains cas, à l’œil attentif de l’observateur, ces tailles linéaires, comme dans de véritables gravures, servent seulement de champ de fond à de nombreux autres dessins, de vrais hiéroglyphes22.
Les écritures prolifèrent, comme les contours sextuplés ou nonuplés des montagnes, des roches, des marcheurs… La transparence s’accroît, l’immobile se fait mobile.
Je songe au corps mystérieusement inscrit d’une autre œuvre d’Éric Bourret, que j’aime à nommer Lascaux (folio 71) : « En un sens la première peinture allait jusqu’au fond de l’avenir », disait Merleau-Ponty23. Il s’agit d’une montagne animalisée, couverte d’incisions, d’une texture semblable à celle des parois rocailleuses de la préhistoire qui suggéraient aux premiers artistes de l’humanité des dessins d’animaux fabuleux. Ne dirait-on pas un de ces bisons au front obstiné et puissant qui surgissent de profil dans la nuit des grottes ornées ?
Pourtant, en aucun cas, on ne croirait avoir affaire à une photographie. Un graveur très habile nous semble bien plutôt avoir utilisé les anfractuosités du rocher pour isoler le haut de la tête, approfondir l’œil, cerner le mufle et l’encolure. Il a croisé les tailles, créé au brunissoir des ombres profondes, gravé de douces ondulations, fait frémir toute une vie qui sort de la roche. On est dérouté, se demandant ce qui peut procurer pareille impression de gravité, de densité, et même de nuance.
Disons que le motif est perdu, que l’apparence est disloquée. Mais tout se passe alors comme si la déperdition de la perception extéroceptive permettait le surgissement d’un autre type de sensation et d’action. L’exercice de la vision bien circonscrite est, certes, des plus utiles dans la vie quotidienne mais le problème est qu’il puisse conduire, sans l’entraver, à ce véritable travail esthétique dans lequel il s’agit en dernier ressort d’exposer une altérité à une autre et d’essayer de sentir ce qui résulte de cette opération malgré le décalage entre la vision externe et l’impression interne. La première fois que j’ai vraiment pris conscience de ce gouffre entre vision et impression fut lorsque je ne réussis pas à reconnaître une toile de Vieira da Silva que j’avais pourtant vue la veille dans les mêmes conditions et sous le même éclairage : il a fallu que je fasse un énorme effort pour « recomprendre » le mode d’investissement qui avait été le mien et qui m’était resté d’abord inaccessible.
Pareille désinféodation du modèle est particulièrement sensible dans la montagne hallucinée (folio 45) qu’Éric Bourret photographia après avoir passé la nuit sous une tente sur le glacier du Ladakh à -20°. La forme centrale évoque vaguement un chalet au toit glissant, mais ce ne sont qu’écroulements, rafales de neige, gouffres, avec tout juste un surprenant mince parapet. Nous perdons nos points de repères et sommes captivés par le ciel qui semble s’étendre à l’infinCe que nous voyons compte moins que la puissance d’appel d’une blancheur très douce. Nous sommes happés, mais sans violence. Point d’hypnose. Nous allons et venons dans la gueule de l’espace. Et l’opposition du noir au blanc semble symboliser nos dernières résistances.
Comparons cette œuvre avec celle que j’ai d’abord eu envie d’appeler profil torve aux cils inégaux (folio 79). Ce profil n’apparaît qu’à certains moments, au début surtout, lorsque nous nous concentrons sur les ombres noires et sur les bancs de neige. Mais les mouvements de la blancheur nous entraînent loin de tout motif. Le mystère prime, sans racontars. Que devient alors la présence humaine ?
Les ombres humaines
On a tendance à croire que la peinture occidentale a toujours peint le montagnard non seulement sans visage et de dos, mais de surcroît solitaire, orgueilleusement campé au centre d’un paysage panoramique et brumeux. Cette formule de la « Rückenfigur » fut, de fait, inventée par Caspar David Friedrich et connut une gloire immédiate, mais sombra presque aussitôt dans l’oublSi le peintre fut bien reconnu comme le promoteur d’une véritable « révolution » picturale que dénoncèrent les tenants du paysage classique, il fut assez vite négligé de son vivant même. Et c’est seulement au début du XXe siècle qu’il commença à être réhabilité principalement grâce au norvégien Andreas Aubert24.
En fait, c’est la singularité du Promeneur au-dessus de la mer de nuages (1818) qui frappe historiquement : occupant la place du point de fuite, il semble garder une frontière ou plutôt matérialiser la jonction mystérieuse entre deux mondes dénués de commune mesure. Il constitue un seuil paradoxalement infranchissable et mobile. D’un côté, je ne saurais passer à travers le corps du promeneur pour voir ce qu’il me cache ; de l’autre, le promeneur tend à entrer dans le paysage, à s’y réifier, à intégrer le monde des choses et s’y fondre, comme si l’espace pictural pouvait s’ouvrir à l’être humain et l’absorber en lui, ainsi que le rapportent maintes anecdotes chinoises. Le sublime naît du malaise qu’il me faut surmonter : ce qui me rapproche me sépare ; ce qui ouvre mon regard l’obture. L’interface avec l’Ailleurs reste problématique : le personnage de dos me dissimule le paysage qu’il s’approprie. La face réfléchissante du miroir n’est pas tournée vers moi : l’essentiel m’échappe et se déroule entre le paysage et la figure de dos. Il y a bien réflexivité mais ma réflexivité est seconde par rapport à une réflexivité initiale25.
Que se passe-t-il donc avec la naissance de la photographie de haute montagne ? « On voit beaucoup de monde et personne en particulier », note Michel Jullien. Comment expliquer cette désindividuation ? Le photographe rend spectaculaire ce qui n’est pas fait pour le spectacle et jette ainsi un trouble dans notre esprit. Autant, en effet, un funambule organise en spectacle sa confrontation au vide, autant un alpiniste, lui, est pris dans un corps à corps avec la montagne et ne saurait agir pour la simple montre. Or, quand on regarde les images d’alpinistes, leurs corps apparaissent bizarrement trop sombres, trop présents ; parfois, le goût de l’épate ou la volonté pédagogique entravent l’identification. Mais une inquiétude se fait également jour : le marcheur de haute montagne ne devrait-il pas rester invu et anonyme, tel le monstre innommable créé et abandonné par Frankenstein, qui est le premier personnage romanesque à survivre dans la mer de glace en y dissimulant son visage ?
La fable de Mary Shelley […] préfigure l’histoire de la photographie de montagne, du moins jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. […] Comme si cacher son propre visage aux autres et à soi-même, annihiler son identité, revenait à accomplir les conditions psychologiques de l’ascension26.
Forme de sagesse ou simple superstition ? Si la liberté dans la marche et dans l’escalade, c’est de n’être personne en particulier mais un corps qui marche ou qui grimpe, on comprend la nécessité de gommer des traits trop particuliers. À la limite même, plus grand serait l’amour de la montagne, plus nécessaire aussi l’effacement du visage de celui qui l’éprouve.
Rapportant de façon poignante la disparition d’un jeune homme solitaire qui aurait dû devenir son oncle, les recherches conduites par un père et un frère obstinés, la découverte du corps un an plus tard, la photographie de la bière sur un brancard, Claude Reichler s’étonne d’un fait :
Si je ne recherchais des traces que dans ma seule mémoire sans recourir au portrait, je retrouverais difficilement son visage, qui n’a pas pris corps pour moÀ ma connaissance, personne dans la famille n’a rassemblé les vestiges de cette vie coupée. Il y a là un symptôme remarquable : toute cette mémoire si lourde, et derrière elle un grand vide27.
La légende s’est fabriquée avec le paysage, avec les vivants, autour du cercueil. Elle n’a pas fait revivre le mort : elle l’a fondu à jamais dans le Vanil Noir qui en avait pourtant restitué le corps après l’avoir dissimulé dans une faille.
Sur les photographies d’Éric Bourret, les hommes sont dénués de visages et avancent sans grâce, la tête baissée : ce sont des ombres d’un gris léger et de faible dimension ; et leur immixtion évoque à la fois la solitude et la foule, du fait que les taches que forme chacune d’entre elles dans le paysage sont sextuplées ou nonuplées. Pour cette double raison, nous tendons à oublier les circonstances de la photographie et le fait même qu’il y eut photographie. Après tout, ces pâles personnages auraient tout aussi bien pu jaillir de l’inspiration d’un graveur, d’un dessinateur ou d’un peintre, soucieux de rendre un paysage inscrit dans leur seul cœur.
Devant pareilles œuvres, le terme « tableau » vient souvent à l’esprit, malgré son inadéquation. Dans l’œuvre, folio 15 , nous sommes frappés par la juste distance entre les marcheurs solitaires et démultipliés : l’avant-garde et l’arrière-garde sont dans un rapport identique d’éloignement aux deux personnages-groupes centraux. Le tremblé de tempête de neige où semble prise la montagne, donne l’impression que le chemin tourne vers nous juste en bas. Pareille position des personnages m’a évoqué celle des fidèles dans le Paysage avec les aveugles de Jéricho de Philippe de Champaigne, à San Diego : le cortège va de droite à gauche, puis vire au-devant de la scène de gauche à droite, pour redescendre ; mais l’espace clair et onirique des hauteurs et de la droite contraste avec l’espace sombre et matérialisé du bas et de la gauche. Rien de tel dans les œuvres d’Éric Bourret, où une même blancheur aérienne, à la fois compacte et légère, envahit tout l’espace.
Même dans les ombres en perspective (folio 9), où une déclivité de terre noire équilibre et prolonge la file des marcheurs, dessinée selon la perspective à projection centrale, le noir ne cesse d’être utilisé comme un faire-valoir de la blancheur. Pareil parti pris est encore plus sensible dans marche vers un ciel noir (folio 91). Deux ou trois personnages, démultipliés sous forme d’ombres, montent vers la droite, cependant que le ciel creuse un gouffre noir, dont le bord inférieur se décompose en myriades de filaments et de poussières : la blancheur des nuages et celle du sol s’unissent pour marginaliser cette apparition de noirceur qui semble alors provisoire et comblable.
Pourquoi ne pense-t-on pas aux œuvres d’Éric Bourret comme à des photographies ? On est frappé par la savante construction de l’image, par l’usage très fin du dessin, par l’effacement des limites, par la démultiplication de l’horizon et des figures. La fonction indicielle de l’image n’entre pas en lutte avec sa fonction iconique ; on ne se soucie guère de l’exigence d’authentification qu’on fait parfois abusivement porter par la photographie, en demandant à l’indice de nous dire non seulement que quelque chose s’est passé mais ce qui s’est passé.
Curieusement, il n’y a aucun photographe auquel je sois tentée de comparer ses œuvres, alors que je songe souvent à un graveur peintre, Maurice Maillard28, qui, parti de l’abstraction, déploie des paysages minéraux selon une palette de noirs et de gris d’une grande intensité, et à un dessinateur, Albert Palma29, qui multiplie inlassablement de très minces traits de plume pour développer des réseaux, tracer toute une hodologie. Ces trois artistes font de leurs œuvres les matrices de rêves qui se poursuivent à travers toutes sortes de connexions aussi précises que mystérieuses.
Mais de ces trois artistes, Éric Bourret est le seul à peindre des personnages. Chez Maurice Maillard et chez Albert Palma, nulle ombre, nulle démultiplication d’ombres. L’humain a disparu. Aucun animal, aucun végétal. Nous avons atteint le comble du dépouillement.
Que se passe-t-il donc de spécifique, en liaison avec la trace de l’homme, avec son ombre qui se sextuple ou se nonuple ? Je voudrais, pour essayer de le comprendre, analyser trois images dans lesquelles les ombres occupent le centre exact d’un paysage chaque fois très horizontal.
Un homme seul surgit, comme en radioscopie, arrêté au croisement de plusieurs voies plus ou moins larges ou étroites : il se donne comme une ombre unique. Les traînées gris bleuté sur la neige semblent de même nature que les nuées du ciel. Et on songerait au Moine au bord de la mer de Friedrich, n’était le fait qu’un immense réseau de traces, inimaginable sur la mer, assurait au sol une présence obsédante.
Dans une autre œuvre, l’ombre est au moins nonuplée. Le blanc a sans doute absorbé certaines figures et on ignore le nombre exact des personnages. Les traces, cette fois, ondulent ; et il est impossible de bien distinguer la ligne d’horizon. Une blancheur lisse, laiteuse, homogène, envahit tout le paysage.
Dans une troisième œuvre qui s’éloigne de ce quasi-monochrome, un paysage très contrasté forme le cadre d’un groupe d’ombres réunies autour d’une prêtresse, ou du moins autour de ce personnage que sa haute taille, son bras tendu et son vêtement pourraient désigner comme telle (folio 75). Ici, l’être humain trouve sa place à la jonction du ciel et de la terre. Sa verticale s’impose : la montagne en mouvement, c’est luDe là la grande sérénité qui émane des œuvres d’Éric Bourret : le « paysageur » ne fait pas seulement partie du paysage, le paysage fait partie de luL’intérieur devient extérieur et l’extérieur intérieur.
Finalement ces œuvres ne comblent pas notre désir de voir mais le déçoivent plutôt : fallait-il vraiment aller si loin, si haut, pour les réaliser ? Un dispositif plus accessible n’aurait-il pas suffi ? Force est pourtant de constater que notre besoin de sentir et d’imaginer s’y trouve prodigieusement soutenu et relancé. Il nous faut des écrans peu encombrés, des points d’appui, des lieux d’accueil, des rampes d’élancement… Mais il nous faut aussi des sensations qui ne soient pas des hallucinations, qui nous raccrochent au monde et nous empêchent de plonger dans un délire impartageable, purement autistique. Nous voulons du vide, mais du vide ceinturé, balisé, cantonné : un vide devenu contemplable.
Aussi bien les ombres humaines démultipliées prennent-elles valeurs de pictogrammes ; et elles emblématisent nos différents modes d’apparition et de « désapparition »30. Il ne s’agit guère d’une pure et simple disparition, d’un évanouissement intégral de l’homme dans le paysage, mais d’une « désapparition » conçue comme le corollaire de l’apparition. La difficulté tient alors au fait que les différents profils du phénomène, ses esquisses (Abschattungen) ne se complètent pas dans un quelconque espace absolu mais coexistent dans la simultanéité. Le temps se met à rétrécir et à se compliquer par suite de ces raccords virtuels qui prolifèrent. La démultiplication est condensation.
Pour conclure :
Un nouvel idéal : devenir espace, s’espacifier
Prendre non seulement de la distance, mais de la hauteur ; ne pas seulement marcher sur le sol, mais se sentir enveloppé d’espace, pénétré d’espace, dedans et dehors à la fois ; laisser l’air se déployer dans sa gorge, sa poitrine, ses artères, son corps entier ; ne pas seulement grandir et s’élever, mais se dilater, se confondre… Ce pourrait être un idéal de vie. « Ceinturés de vent », ainsi appelait-on dans la tradition brahmanique les renonçants (samny?sin) qui quittaient rituellement la vie familiale et sédentaire pour errer dans le grand air. Légers, aspirés par l’espace. Nous ne sommes pas les uns à côté des autres, partes extra partes, condamnés à l’extraposition ; mais nous ne cessons de mêler nos souffles et nos énergies, de les emprunter, de les refondre dans une fabrique qui nous dépasse.
Juchons-nous donc imaginairement sur la hauteur et parcourons avec Éric Bourret le « Toit du monde ». Un nouveau désir surgit, non de conquête obsessionnelle et de rivalité avec nos congénères, non de surhumanité – Éric Bourret n’est pas en ce sens nietzschéen – mais de dilatation et d’ouverture à un espace indissociablement physique et moral. Ne pas se cantonner à soi mais sentir pleinement, sentir au risque du vertige, suivre le parcours du sensible qui se replie ou se circularise, voilà ce qui donne au voyage sa vraie saveur et le transforme en véritable exercice, en exercice périlleux. Nous réalisons alors notre appartenance à deux mondes radicalement incompatibles. Si nous avons un pied ici-bas, où dominent les relations de cause et d’effet et où nous sommes soumis à une temporalité irréversible – celle de « la flèche du temps » d’Eddington –, nous avons un autre pied ailleurs, là où la chronologie n’a plus de prise et où les transformations dont nous sommes le champ s’effectuent au-dessus de nous.
Faut-il encore tenter de maîtriser ce qui nous maîtrise ou bien nous résoudre à larguer notre moi ? Nous sommes dans la gueule de l’espace et séjournons comme Jonas dans le ventre du Léviathan. N’espérons pas stérilement un ailleurs où nous serions un jour recrachés comme le fut Jonas : explorons tranquillement notre habitat originaire ; vaguons, voguons, vaquons31 à notre guise, sans savoir où nous finissons, ni où l’autre commence. Rapprochons-nous du foyer des mutations.
Baldine Saint Girons, 2015
D’abord, il y a la montagne de Lure, masse rocheuse à l’intersection des Alpes et de la Provence, située, comme on peut s’en douter, au sud-ouest des Alpes-de-Haute-Provence, et qui culmine à 1826 mètres. Ce n’est qu’une montagne parmi toutes celles qu’Eric Bourret a parcouru, non pour les figer définitivement mais, au contraire, pour les mettre en mouvement.
D’abord, il y a la montagne de Lure, masse rocheuse à l’intersection des Alpes et de la Provence, située, comme on peut s’en douter, au sud-ouest des Alpes-de-Haute-Provence, et qui culmine à 1826 mètres. Ce n’est qu’une montagne parmi toutes celles qu’Eric Bourret a parcouru, non pour les figer définitivement mais, au contraire, pour les mettre en mouvement. Le contraire du truisme photographique, en somme. C’est sans doute pour cela qu’il affirme faire de l’art, contemporain si possible, avant que de faire de la photographie. Affirmation paradoxale puisque son travail ne peut exister que par le médium photographique, sa vision borgne, ses imperfections, la chimie de son tirage.
Son travail de décalage de l’image, de superpositions, de recherche pédestre du point de vue comme objet unique, n’est sans doute pas la photographie. Peut-être seulement une photographie qui serait toujours complexe, aux confins de plusieurs zones, de plusieurs idées, et de certaines facultés de comportement ou de création. Pour entrer dans le vif du sujet, quelle donc est cette démarche proche de l’art contemporain et totalement ancrée dans la photo, qu’on pourrait définir comme (à cause de ses côtés ludiques, manipulatoires et surtout analytiques) l’antichambre de la perception ? Cette démarche où se superposent une image première lisible à priori et une image seconde suffisamment surprenante et énigmatique pour obliger le spectateur à analyser la proposition qui lui est faite et à en chercher les sources et les aboutissants.
On pourrait imaginer cette photographie comme un immense « memento mori », un lacis inextricable de traces fragiles vouées à l’oubli, un massif de mémoires tremblantes, de lignes bougées, un cénotaphe vide consacré à l’infime durée des choses de ce monde. En auquel cas, toute photographie (et surtout celles d’Eric Bourret) serait une vanité, cette horreur de l’éphémère, le point de basculement entre l’existence et l’effacement, presque la frontière métaphysique de toutes choses. Pouvoir saisir l’apparence de l’objet réel, sa peau seule, son enveloppe matérielle, aurait été l’offre d’un démon nommé Daguerre à l’humanité inconsciente. Il n’était plus besoin de la lenteur du dessin et du recouvrement laborieux de la peinture pour fixer tout ce qui est digne de rester, à l’aune de l’individu et non de l’histoire. Un simple clic et le tour est joué. Car il s’agit bien d’un tour, de magie ou de passe-passe. L’intangible prend corps, l’anodin devient image. Cette vision aurait des liens serrés et quasi généalogiques avec l’art éphémère de l’extrême fin de vingtième siècle et du début encor vagissant du siècle suivant, une causalité sans faille avec « le presque rien et le je-ne-sais-quoi ». Dans cette proposition, l’œuvre d’Eric Bourret aurait une place de choix, ses liens avec la concrétion, l’effacement programmé, mais aussi avec le monument tumulaire, tutélaire, étant très fortement marqués, insistants même. Avec la capacité de transformer l’image lisible en son contraire, de faire du paysage une œuvre de Land Art transformable à sa volonté. Et cela en redoublant le clic initial afin qu’une partie de l’image se désintègre sur la pellicule avant de se concrétiser.
On pourrait également imaginer la photographie telle que la pratique Eric Bourret comme la somme totale de toutes les mémoires de l’œil, car il ne peut exister de mémoires sans oubli. Une plaque sensible sans limites, qui serait le réceptacle de chaque couche de forme et de sens. Une superposition sans fin de toutes les réalités pour parvenir à une seule image. Peut-être serait-elle blanche, peut-être serait-elle noire, c’est selon. Elle entretiendrait avec les superposeurs de tout acabit, avec les voileurs de pellicules et les bougeurs de caméras, les photographes sans appareil et les bricoleurs de chambres, des relations troubles et attirantes qui sonneraient le glas des formes réelles, des contours identifiables et des masses reconnaissables. Un feuilletage de la réalité imagée qui tiendrait peu de place et pourrait se glisser dans la mince couche de gélatine de la photographie. Or les images d’Eric Bourret sont toutes remplies de ces superpositions infimes, semblables à un brouillage mais nourrissant abondamment le regard de leur complexité. Une complexité de construction qui n’exclue pas une grande simplicité de lecture, où l’émotion affleure comme un souvenir qui peine à réapparaître tout en laissant deviner qu’il est là, latent, prêt à émerger. Mais cette superposition ne doit rien au hasard ou au bougé, elle s’engendre par la mise en place d’une procédure qui peut se répéter d’image en image, qui se réédite de procédure en procédure afin de comprendre (pour le spectateur comme pour l’artiste) ce qu’il peut advenir de différent au sein du même. Il n’est pas besoin de chercher bien loin dans l’histoire de la photographie pour retrouver des images de montagnes. Elles font même partie d’un genre extrêmement prisé au dix-neuvième siècle. Parce qu’elles sont une sorte de climax du paysage romantique. Ce n’est pas la préoccupation d’Eric Bourret, pas plus que celle d’un Richard Long ou d’un Hamish Fulton, par exemple. La montagne est là pour sa morphologie plus que pour sa symbolique, pour la raréfaction (de présences, de formes, de nuances) qu’elle entraîne plus que pour sa photogénie. On remarquera d’ailleurs que dans la série ici présenter, quelques présences humaines identifiables apparaissent en petit nombre, en contradiction légère avec les règles tacites édictées il y a longtemps.
On nous dit depuis déjà longtemps que la photographie n’est plus fiable, en tant que technique et en tant que représentation. Loin de l’inébranlable des solutions chimiques du dix-neuvième siècle, les procédés commerciaux de notre temps s’effaceraient, s’effaceront, en dix ans, en trois ans, voire moins en ce qui concerne le Polaroïd ou l’imprimante de salon (bien que nous arrivent des processus pharamineux et dès durées d’un siècle à tout le moins. La boulimie d’images des amateurs et des professionnels est comme remise en cause avant que la photo soit faite. Cette précarité inscrite comme un destin inéluctable donne à la prise de réalité photographique une instabilité tragique. Un destin la marque qui est celui de la révélation. L’instant d’avant, il n’y avait rien, l’instant d’après ne reste que la marque brûlante d’un fait dont ne jurerait pas de l’existence. C’est aussi ce qui entache de fragilité la photo de reportage et le scoop. Ne jamais savoir si cela représente le bon moment, celui que décrit le texte et que le photogramme tente de cerner tant que faire ce peut, sans jamais indiquer si le point culminant est celui qui se lit. Chez Eric Bourret, ce tragique est à l’œuvre mais dans une autre figuration. Dans son obstination à construire du transitoire, du peu ou du presque, à relier les gestes qui sont ceux du bricoleur (mais au sens où le développe Claude Lévi-Strauss dans « La pensée sauvage », celui de l’invention et de la survie, celui du faire avec l’entourage immédiat pour trouver une solution viable) à ceux du sculpteur, les gestes de l’artisan d’autrefois à ceux de l’artiste d’aujourd’hui. Ce tragique-là gît dans la profondeur de l’image obtenue, nourrie de ses contradictions et de sa polyvalence. Si une représentation est polysémique, c’est bien celle-là, qui ne se laisse pas réduire à son sujet. D’ailleurs qui sait si le sujet est à montagne de Lure ou le redoublement de l’image ?
On a assez dit, jusqu’à en faire un stéréotype que l’objectif photographique était un piège à image. L’immatérialité de l’image est aussi rattrapée, ici, par l’immatérialité des choses de la cosmologie et de la météorologie, le vent, les nuages, le brouillard, les reflets, le mutable. Par la présence, et l’interaction sur l’image, de plusieurs clichés identiques légèrement décalés, même la roche peut devenir liquide, comme l’eau peut se durcir et se fossiliser. Quelles manœuvres de coercition, quelles tactiques d’approche doivent-elles êtres développés devant tant d’insaisissable ?Les procédures mises en jeu par ces pérégrinations argentiques permettent de voir le contraire de ce qui se montre en même temps que celui-ci. Certains photographes, comme Georges Rousse se disent essentiellement peintre, et d’autres pourraient prétendre à la fonction de sculpteurs. Dans le travail d’Eric Bourret, chaque œuvre superpose, en même temps que des prises de vue, le photographe, le peintre et le sculpteur, sans que l’un soit plus présent que ses alter ego : si un jour l’un se met à prédominer, il n’y aura plus d’image.
Sans entrer dans le monde infini des paradoxes, le parcours d’Eric Bourret se veut une démarche. Mais comprise entre ce qui se fait intentionnellement et toutes les barbes du temps et de l’à peu près. Entre ce qui construit l’image et ce qui s’insinue en elle sans que l’appareil y prenne garde. Entre la conscience du photographe et l’inconscient de la photographie. Alors, autant que d’une démarche, qui le situe d’autorité dans le camp des plasticiens, il pourrait bien s’agir aussi de l’élaboration d’une méthode, si l’on en croit le « Petit Larousse ». Méthode n.f. (latin Methodus) manière de dire, de faire, d’enseigner une chose, suivant certains principes et avec un certain ordre: procéder avec méthode. // Démarche ordonnée, raisonnée; technique employée pour obtenir un résultat: procéder avec méthode, une méthode de lecture. // Ouvrage groupant logiquement les éléments d’une science, d’un enseignement. // Philos. Ensemble des règles et des procédés permettant de parvenir à la vérité. Méthode expérimentale, procédure qui consiste à observer les phénomènes, à en tirer des hypothèses et à vérifier les conséquences de ces hypothèses dans une expérimentation scientifique. Une vérité scientifique malaxée par le hasard, l’instant fatidique et la poésie.
La citation est un peu longue, mais éclaire comment et pourquoi une méthode en art ou en photographie, et aussi comment y parvenir. Les sentiers qu’emprunte notre photographe sont en effet méthodiques, obsessionnels, prudents mais inventifs. Quelque chose du dernier moment possible pour saisir un réel en dilution oblige aux grands moyens : employer autant de rigueur que de souplesse, autant de méthode que de démarche.
Ayant défini l’œuvre et la méthode comme se démarquant volontairement de celles qui sont admises par le genre et le médium, il est difficile de dresser un arbre généalogique construit, logique et évident. Comme pour ses sources ou ses matériaux, le cadre de ses pères ou de ses pairs est composite et multiple. Non pas qu’il s’agisse d’autant d’objets trouvés que dans les autres domaines édifiant son œuvre, mais il n’est pas possible de ranger Eric Bourret dans un groupe cohérent qui le définirait autant qu’il en ferait partie. Sa position est trop flottante, son comportement trop sensible, son parcours trop individualisé pour le nommer d’une seule étiquette, d’une seule définition. Le fait que l’époque soit au refus, dans les faits plutôt que dans les mots, des mouvements revendiqués surligne cette position. Sans doute par peur de sombrer dans la masse des conformismes, les avant-gardes (les historiques comme celles des années mille neuf cent soixante) et les archipels de groupes qui en étaient issus, avaient tablé sur une lisibilité faite de déclarations, de manifestations et de proclamations écrites. Depuis vingt ans, il n’est plus question de regroupements idéologiques ou formalistes. Chaque œuvre est une aventure qui ne tente pas de surpasser ou de défaire les aventures qui précèdent ou coexistent. On n’inscrira donc pas Eric Bourret dans un arbre, fut-il généalogique. Mais sa proximité avec les artistes nomades de tout profil qui se sont mis en quête de l’immensité du monde ses dernières années, n’est sans doute pas pour lui déplaire.
Pour en finir, il y a encore la montagne de Lure. C’est là qu’il voit pour la première fois ses semblables dans son viseur. C’est là que les valeurs de ses images s’inversent. Lourdes, noires et minérales, elles deviennent blanches, légères et gazeuses. Elles succèdent à des formats panoramiques, elles seront donc carrées. Leur poids venait de leurs représentations, c’est dans le cadre que, maintenant, il se niche. Elles n’hésitent plus à se confronter à elles-mêmes, elles peuvent être grandes et petites en même temps. Et leur exposition peut réserver des surprises qu’on ne dévoilera pas. Sacrée montagne de Lure.
François Bazzoli, 2010
On Lure mountain
To begin with, there’s the rocky mass of Lure mountain, rising to a height of 1,826 metres in the south-west of the Alpes-de-Haute-Provence department – at the intersection of the Alps and Provence, in fact. It’s one of the many mountains over which Eric Bourret has tramped, not to immobilise them but, on the contrary, to set them in motion. The opposite of a photographic truism, in sum. And this is doubtless why he says he does art, contemporary if possible, prior to doing photography – a paradoxical statement, given that his work can exist only through the photographic medium, with its one-eyed vision, its imperfections and the chemistry of its printing process.
Bourret’s shiftings of the image, his superimpositions and searches for viewpoints as unique objects may not exactly constitute photography – or if so, it’s a complex type of photography, on the boundaries of several zones, several ideas, several faculties of behaviour and creation. In the final analysis, what is his approach? It’s close to that of contemporary art, and yet totally rooted in photography; it could be defined (given its playful, manipulative and, especially, analytical aspects) as an antechamber of perception, in which a primary, immediately legible image is combined with another, whose surprising, enigmatic character requires the viewer to analyse the submitted proposal, to seek out its sources and objectives.
This kind of photography might be seen as an immense memento mori, an inextricable interweaving of fragile traces doomed to oblivion, a mass of trembling memories and side-shifted lines; an empty cenotaph dedicated to the evanescence of worldly things. In which case every photograph (and in particular the kind that Bourret creates) is a vanitas representing a horror of the ephemeral, a tipping point between existence and elimination; notionally, the metaphysical frontier of all things. And it was an opportunity to seize the appearance of the real object, its surface, its material envelope, that was being offered by the demon Daguerre to unsuspecting humanity. There was henceforth no need for the slowness of drawing, or the laborious application of paint, to stabilise that which was deemed worthy of conservation – and on the scale of the individual, not that of history. A simple click now does the trick; because it is a trick, either of magic or legerdemain. The intangible becomes solid, the anodyne becomes image. This vision has close, almost genetic connections with the transient art of the late 20th century and the still wailing start of the following one, in a flawless form of causality based on the almost-nothing and the who-knows-what, in which Bourret’s work occupies a place of choice. His links with concretion and programmed obliteration, but also with the tumular, tutelary monument, are strongly marked; insistent, even; and capable of turning a comprehensible image into its opposite, or a landscape into a work of Land Art, subjugated, with a doubling of the initial click that makes a part of the image disintegrate on the film before taking concrete form.
Photography as Bourret practises it might easily be seen as the sum total of the eye’s memories, because there can be no memory without forgetfulness. A sensitive plate without limits; a receptacle of shape and sense in every stratum; a ceaseless superimposition of all realities in order to end up with a single image. It might be white, it might be black; depending… With its superimposers of every stripe, veilers of film and shifters of apparatus, photographers without cameras and improvisers of casings, it maintains obscure, attractive relations that sound the knell of real forms, identifiable contours and recognisable masses. This leafing of imaged reality takes up little space, and might be inserted into the photograph’s thin layer of gelatin. But Bourret’s images all feature infinitesimal blurred superimpositions, while abundantly nourishing the eye with their complexity – a complexity of construction that does not preclude simplicity of interpretation, in which emotion is a memory that has trouble breaking through, while still allowing one to suppose that it is there, latent, ready to emerge. And the superimposition owes nothing to chance, or to movement; it is generated by the implementation of a procedure that can be repeated from image to image, from procedure to procedure, so that the emergence of difference within sameness may be apprehended (both by the viewer and the artist). One does not have to go far in the history of photography to find images of mountains – this was a favourite 19th-century genre, a sort of climax of the romantic landscape. But it’s not Bourret’s main preoccupation, any more than that of, for example, Richard Long or Hamish Fulton. The mountain is there for its morphology rather than its symbolism; and for the rarefaction (of entities, forms, nuances) that it implies, rather than its photogenics. It might also be noted that in the series discussed here, in a violation of tacit rules formulated ages ago, there is a scattering of identifiable human figures.
We have long been told that photography is no longer reliable, either as a technique or as a form of representation. Unlike the unalterable chemical solutions of the 19th century, those that are currently available fade out in ten years, or three years, or even less in the case of Polaroids or home printing (though there are also some that should apparently last a century). The thirst for images – on the part of both amateurs and professionals – may thus be called into question even before a photograph is produced. This precariousness, seen as ineluctable destiny, gives photographic reality a tragic instability which is equally that of revelation. The previous instant, there was nothing; the following instant there will only be the searing mark of a fact whose existence could not have been sworn to. This is also what lends fragility to the reportage photo and the scoop. There’s no knowing if it’s the “right” time, in other words the one described in the text, the one the photogram attempts to encompass, as far as possible, without ever indicating whether the culminating point is the one that can actually be perceived. The tragic is at work here, but in another kind of figuration, in Bourret’s obstinate resolve to construct the transitory, however slightly or approximately, and to articulate the activity of the “bricoleur” (as developed by Lévi-Strauss in The Savage Mind, i.e. that of invention and survival, and of elaborating viable ideas along with one’s immediate entourage) onto that of the sculptor, or the activity of yesterday’s artisan onto that of today’s artist. This tragic problematic lies in the depth of the image obtained, with all its contradictions and polyvalence. And if any representation is polysemic, this must surely be it, irreducible as it is to its subject. In any case, who knows whether the subject is Lure mountain or the doubling of its image?
It has been said often enough (to the point of stereotyping, indeed) that the photographic object is an image trap. Here, the immateriality of the image is mirrored in the immateriality of cosmology and meteorology: wind, clouds, fog, reflections, changeability. Through the presence and interaction of identical but slightly out-of-sync images, rock becomes liquid, and water hardens, fossilises. What coercive manoeuvres or tactics can be deployed, in the face of such evasiveness? The procedures used in these silver-gelatin peregrinations make it possible to see both what is shown and its opposite. Some photographers, such as Georges Rousse, consider themselves, essentially, to be painters; others might claim to be sculptors. With Bourret, each work syncretises, besides images, the activity of the photographer, the painter and the sculptor, though without preeminence. If one of them were to gain the upper hand, there would be no possibility of an image.
Without entering into the infinite world of paradoxes, Bourret’s path is an “approach”. But it is intercalated between what takes place intentionally and the rough edges of time and imprecision; between what constructs the image and what slides into it unbeknown to the camera; between the photographer’s consciousness and the photograph’s subconscious. And so, rather than representing a volition placed under the authority of the artist, it might just as easily involve the elaboration of a method, if one were to go by the Petit Larousse: “Method (Latin methodus): a manner of saying, doing or teaching something, according to certain principles and in a certain order; to proceed with method. // An ordered, reasoned approach; a technique used to obtain a result; a reading method. // A work that logically brings together the elements of a science; a teaching method. // Philos. A set of rules and procedures that make it possible to establish truth. An experimental method or procedure that consists of observing phenomena, deriving hypotheses and verifying their consequences in scientific experimentation.” A scientific truth subjected to chance; the fateful instant; poetry.
This somewhat lengthy definition elucidates the whys and wherefores of method in art (or photography), and also how to achieve it. The pathways taken by Bourret are in effect methodical, obsessional and cautious, but inventive. Something of the last possible moment for seizing reality in a state of dilution makes it necessary to pull out all the stops: to call on rigour as well as flexibility, “method” as well as “approach”.
Having defined Bourret’s work and method as deliberately standing apart from what is generally admitted by the genre and the medium, it is difficult to present a constructive, logical, obvious genealogy for him. As with his sources and materials, the identity parade of his predecessors and peers is composite and multiple. Which is not to say that it is a question of found objects, in this instance, as in other areas of Bourret’s work, but that he cannot be identified with a specific group, any more than he truly belongs to one. His position is too labile, his behaviour too sensitive, his career too individualistic to be characterised by a single label or formula. This is an age of refusal, in terms of facts rather than words, as regards movements that people identify with. Undoubtedly fearful of sinking into a morass of conformisms, the avant-gardes (the historical ones, as well as those of the 1960s) and the archipelagos of groups they engender rely on the transparency of statements, demonstrations and proclamations. For the last twenty years, there has been no question of ideological or formalistic groupings. Each work is an adventure, without any attempt to outdo, or undo, preceding or current adventures. Bourret cannot be “attached” – not even to a family tree – though he presumably wouldn’t mind being likened to those nomadic artists of every profile who, over the last few years, have begun exploring the immensity of the world.
To sum up: there’s still Lure mountain. This was where, for the first time, Eric Bourret saw fellow creatures in his viewfinder. This was where the values of his images became inverted. Formerly heavy, black, mineral, they are now light, white, gauzy. Formerly panoramic formats, they are now more recognisably rectangular. Their density comes from their representations (and the photographer is currently in the frame). They no longer hesitate to confront themselves; they can be simultaneously large and small. And exhibiting them gives rise to surprises that we won’t, or can’t, reveal. Some mountain, Lure!
François Bazzoli, 2010
Translated by John Doherty
Le paysage flou, affolé.
Le paysage pour soi seul.
Le paysage est ce qui nous dépasse, de tous côtés ;
dans toutes les dimensions.
Le paysage est ce qui nous déplace
et bouscule nos perceptions.
Le paysage flou, affolé.
Le paysage pour soi seul.
Le paysage est ce qui nous dépasse, de tous côtés ;
dans toutes les dimensions.
Le paysage est ce qui nous déplace
et bouscule nos perceptions.
[(Ému par ce que vous voyez, ou
émoussé par une trop longue marche, ou
exacerbé par un surcroît d’attention, vous
percevez soudain autre chose) ;
vision du paysage que modifie
le séisme interne :
« voir » n’est pas dupe, et
– est dupe – à la fois.]
Densité, immensité, ébranlent la vision.
Le paysage vibrionne, intensément.
Le bougé est une tentative un chemin pour :
Entrez dans la danse. Entrez dans le dense.
Atteindre, et si possible, étreindre le réel.
Le bougé est une façon de se défaire
de la représentation. De pousser son avantage.
De parer au plus dressé. De toucher
au plus cru, plus brut et plus juste.
La montagne nous laisse seul,
face à nous-mêmes. Étrangers au spectacle
de la nature (« le cœur des pierres est moins lisible
que celui des hommes » — dit un proverbe ciotaden).
À moins de marcher sur. Et, une fois parvenu,
d’avancer encore. D’user son regard dessus.
De faire de la montagne son motif ;
puis, de faire de ce motif une idée fixe :
« pas de désert, que du désir » ;
« pas de répit, que du défi ».
Pourtant, pas d’autre matériel qu’un 6x6 ;
de simples prises de vue, avec ou sans pied ;
et rien qui ne puisse être atteint, sac à dos,
et à pinces. Le paysage exige cet état de piéton.
Que vous soyez piéton. Que vous ayez de la piété
pour ce qui s'offre. Piéton avant tout,
intraitable sur le sujet, « acharné sur le motif » ;
intrépide, si cela s’avère nécessaire :
l’expérience est à ces conditions.
Flou, le paysage affole nos repères ;
permet de se dégager de tout ce qui truque
et pollue la vision ; et de voir autrement :
rochers, dévers, rivières de neige et de pierre,
masses courroucées. Ces formes incrustées
dans la forme — fossiles, tactiles ; ce ravalement
de notre morgue, quant à lui.
Le paysage-fouilles, en vrac,
viscères du minéral à l’air,
dévoile son antériorité
— dans le Temps, l’Espace.
Voir demande effort, observation scrupuleuse,
et questions, et visées,
et surplaces, et déplacements
dans, au sein de ce qui est regardé.
Voir requiert excès d’attention ;
et, sans doute, de savoir épuiser son regard.
[entrée en matière]
Nous ne savons rien du paysage. Une somme de gris et de noirs, terre et pierre, roc et glace. Et puis, des lignes, des veines, des traits qui tranchent ; pleins et déliés, creux et bosses. Rien. Une somme de gris et de noirs, à l’exclusion de toute autre.
C’est devant : la masse vous défie, le motif vous déborde. C’est devant, et presque toujours après une longue marche, après le froid et le poids du sac, après l’ascension. C’est toujours devant, au fur et à mesure que l’on monte. Devant, dressé des heures durant devant soi, en amont, à droite, à gauche, ou dans un coin du cadre. C’est devant et ça se mérite ! (Et ça nécessite d’y monter !)
Et c’est encore devant lorsqu’on arrive, souffle coupé, jambes en coton, et qu’on met du temps à reprendre esprits et souffle. Une somme, un sommet — brusquement exhibés, et sans commune mesure avec ce que l’on connaît. Ce que l’on connaissait. C’est devant, et ça dépasse de beaucoup tout ce que l’on a vu ou cru voir ! Ça excède tout ce qu’on pense ! Ça impose sa puissance, vous pénètre et saisit ; vous ferait presque chanceler sur vos appuis. C’est devant, et ça semble impavide, immarcescible. Et puis, au bout d’un moment, à force d’observer, de détailler, de fatiguer son regard : ça accélère, oui. Ou plutôt, ça « accélère immobile » ! Oui, c’est cela ! L’impression que ça fait mouvement vers vous, alors même que c’est, à cet instant, terrifiant de fixité. Mais ça se précipite. Ça fond sur vous et vous tombe dessus. Et c’est comme : un précipité de hauteurs et de dépressions, de cimes vertigineuses et d’à-pic profonds.
Neige et nuages à l’aplomb, la matière tourne. Vrille le regard. Neige et rocs, nuages et glaces, ça tourne, ça tournoie tout autour, sans pourtant bouger d’un pouce. Ça vous ébranle et tout tremble, par sa seule présence ; la seule puissance de sa masse rocheuse, érigée, hérissée et revêche. Par l’altitude et l’air un peu plus rare (l’altitude qui dicte votre attitude : « la montagne rend humble »). Et peut-être aussi, par l’harassement d’avoir ainsi grimpé, avec tout le barda, et l’appareil à ressortir et à re-rentrer à chaque fois que.
Seul, comme ça, depuis des heures, à ne songer à rien d’autre qu’à la photo espérée. À marcher silencieusement, le corps en avant, avec cette battue du pas et ce ballant des bras ; à chercher son rythme ; à piocher devant soi, pour avancer et se hisser un peu plus haut, là où ça s’ouvre. Où l’on sait pouvoir trouver ce qu’on cherche. Seul, dans cette affaire, ce face à face reconduit plusieurs fois par an, et ce, depuis vingt-cinq ans. Seul, dans cette affaire (la sienne propre et pas une autre) cette affaire qui ne peut se régler que seul.