Des sommets montagneux aux plateaux rocailleux, des sommets glacés aux miroirs d’eau, il marche. Matériel photographique chevillé au dos, Eric Bourret avance d’un terrain de jeu à l’autre. Tous les cent mètres plus ou moins, il jette les cailloux de ses vues et son dévolu sur le lointain ou le proche paysage. Il saisit les éclats de la pierre et de l’eau. Il saupoudre nos champs décalcifiés avec ce qui lui vient de l’univers, de la poussière d’étoiles. Le paysage, il le laisse agir sur lui. Puis il agit sur le négatif. Plein de fois sur le même ouvrage il remet son image. A son tour il intervient sur le paysage. C’est dans ce processus immersif que nous entrons. Il pourrait jouer au Lego avec le Chaos et en recomposer un ordre bien à lui, dans lequel il forgerait une place au vivant de chair, dans le vivant élémentaire : minéral, aquatique, volcanique, vent. Photographier en marchant de multiples fois. Ne pas arrêter le temps, le démultiplier. Inscrire sur le négatif un feuilleté temporel tous les 100 mètres ou davantage jusqu’à 500 mètres. Sorte de photographie cinétique, de saisies photographiques, de surimpression sur le même négatif, ça marche.
PHOTOGRAPHIER AVEC LES MAINS
Ses photographies ne sont pas le produit d’une esthétique de consommation d’images. Eric Bourret dégraisse le trop plein d’informations. Il sélectionne l’essentiel de ce qu’il donne à voir, ce que son œil retient dans une intention minimaliste qui refuse les bavardages. De un à trois mois ça peut durer. Sur la piste des éléments, il rassemble ses matériaux.
Il repeint le paysage. Alors les surfaces rocheuses d’une Sainte-Victoire seraient comparables à des déchainements de dripping, dans l’action gestuelle d’un peintre d’aujourd’hui, revisitant un pan de l’abstraction. Les limites entre photographie et peinture sont souvent gommées. Auxquelles s’ajoute la poésie avec ses exigences et ses radicalités. Transfiguré, le paysage se lit autrement, ailleurs de la figuration. Eric Bourret s’invente des espaces comme s’il pouvait dompter les volcans et toucher du doigt le ciel. Ils se lisent comme des gravures à l’érosion millénaire. Sous les attaques des forces telluriques, la main semble trembler : la roche semble velours, les parois cartographies, l’eau nappe pour le ciel et les rares humains sapins. On chancelle. On se dit non ce n’est pas la Terre que je connais, ni celle des peintres paysagistes classiques avec les natures mortes. Vibrato qui ne relève pas des vacillements de l’hésitation, de la peur ou du doute. Ce qui vibre ce sont les instants du temps et son impossible décompte. Ce sont les mouvements de la marche et du corps aux prises avec un souffle sans cesse à domestiquer. Traces des pas dans la respiration. On entend les bougés du silence. Des calques superposés couvrent notre rétine.
Il faudrait des fois que notre œil déambule dans l’espace photographié et reconditionné. Qu’il y fasse quelques repérages. Des bordures comme à la mine de plomb ou au fusain, puis d’un angle qu’on croyait perdu au centre, il se passe toujours quelque chose d’inattendu. Le détail d’un détail. Chaque photographie contiendrait toutes les photographies, avec des moments qui trahiraient des scènes aux tonalités différentes.
DIRE UN POÈME AVEC UNE PHOTOGRAPHIE
Des mots-clés parsèment le vocabulaire du photographe et seraient des sésames comme autant de pistes pour aborder son travail. Des mots pour la passe des vents et des codes d’accès à la lumière savamment distillée.
Arpenter. Marcher. Silence. Corps. Répétitions. Obsessions en séries. Processus. Méthode. Concept. Vibrations. Tremblements. Feuilleté. Strates. Temps. Traverser. Des mots comme autant de jalons qui annoncent un arrêt puis un retour sur image. Vers un autre départ.
Il y a des données qui sonnent comme les notes d’un carnet pour écrire un long poème de voyage, d’un seul immense voyage qui parlerait de l’immensité avec derrière la tête en arrière-plan, le poème d’Ungaretti1, le plus court qui soit, en deux vers, pas si hermétique qu’il y paraît : M’illumino d’immenso (qui se traduit par Philippe Jacottet : Je m’éblouis / d’infini). Des données d’itinéraires avec les saisons : Traversée hivernale du Svalbard, Traversée de printemps sur l’océan Atlantique, Marche hivernale dans les Massifs du Vercors et Belledone, dans les forêts primaires, dans les îles de Tenerife et la Gomera. Traversée de printemps sur l’océan Atlantique, Traversée d’été sur la mer Egée, Marche hivernale sur l’Etna… le Mercantour, le Ladakh, l’Islande… Un inventaire de destinations où le photographe s’aventure seul, marche seul, immensément fragile, réceptacle des forces en présence.
Il y a des titres qui forment un centon, cette forme littéraire ou musicale constituée des morceaux choisis d’une œuvre que l’on aime et que l’on réarrange, pour créer une autre œuvre :
Carnet de marche,
Cradle of Humankind,
Primary Forest, Ocean,
Venise-Envies, Zéro l’infini,
Etna, Sainte Victoire, Dans la gueule de l’espace,
Layering Time, Border, Hun-Tun,
Perpetuum Mobile,
Archeology In Middle East.
Excuse Me, While I Kiss The Sky… c’est le titre d’une photographie, prise dans l’Himalaya, du soleil centré dans l’image, dissimulé derrière les nuages comme un œil qui nous aspire et nous brûle en nous tirant vers le ciel.
NO MAN’S LANDS DES ALTITUDES
Marches et traversées, voilà de quel bois est fait Eric Bourret : « Je suis constitué des paysages que je traverse et qui me traversent. Pour moi, l’image photographique est un réceptacle de formes, d’énergie et de sens ». D’un côté les strates géologiques qui étirent le temps, de l’autre la présence de l’humain fragile et éphémère qui le restreint. Exacerbation des sens et des perceptions comme dans un état second que provoquerait l’hyper oxygénation. Des visions aux vues, il n’y a plus qu’un pas. Là, le mot liberté a champ libre. Nous pouvons avec lui l’habiter. Dans ces grimpées comme sur l’eau, il n’y cherche pas les humains, tout porté qu’il est par une rencontre avec pierres et nuages, tout à sa rencontre de l’humain éclairé en lui-même.
Lorsqu’il y a des personnages ils ne sont pas des personnes. Ils tremblent. Ils bougent. Avec arbres ou buissons ils se confondent. Puis fondent. C’est qu’ils disparaissent. A moins qu’ils n’apparaissent furtivement et que notre imagination, dans certaines régions du monde hors du monde, nous fabrique des déroutes hallucinatoires avec les transparences de quelques ectoplasmes.
Si on devine des formes anthropomorphiques dans le lointain, ramassées, rassemblées ou étirées, elles s’apparentent souvent aux formes des lavis de Henri Michaux : « Il y faut le trouble. Au moins le trouble. Je trouble d’abord le papier. Puis, autre trouble, un je ne sais quoi dont je ne tiens pas à prendre conscience ni en mots, ni en pensées, ni en vagues souvenirs…Papier troublé, visages en sortent, sans savoir ce qu’ils viennent faire là, sans que moi je le sache. Ils se sont exprimés avant moi, rendu d’une impression que je ne reconnais pas, dont je ne saurai jamais si j’en ai été précédemment traversé. Ce sont les plus vrais ».
Et signes gris courbés dans l’infini des blancs. Des vagues sur la neige. La morsure du froid. Les dents de la nuit qui croquent la glace. Les dégradés des gris. Les noirs estompés. Les formes humaines comme les signes à l’encre de Chine de Michaux, proches d’idéogrammes inconnus. On voudrait les voir partir, mais vers nous ils descendent, lentement : « Signes revenus, pas les mêmes, plus du tout ce que je voulais faire et pas non plus en vue d’une langue — sortant tous du type homme, où jambes ou bras et buste peuvent manquer, mais homme par sa dynamique intérieure, tordu, explosé, que je soumets à des torsions et des étirements, à des expansions en tous sens… expansions fluidiques ».2 (Timescape, France 2011, Walk Carnet de marche, Mercantour).
COMPOSER UNE PARTITION AVEC UNE PHOTOGRAPHIE
Il y a des images qui sonnent comme les notes d’une partition de musique, celle qui l’accompagne au quotidien : « La musique... nous y voilà... L'ensemble des travaux sur les dépôts de temps sur le même négatif en marchant (multiplier les possibles et assumer les variables) procèdent d'une écoute prolongée de musiques "microtonales", quart de tons, demi-tons... (Raga d'Inde du Nord-Sud, et les compositeurs occidentaux du XXème siècle : Cage, Feldman, Grisey, Scelsi, Xenakis, Varese, Coltrane, Berg, Dusapin pour ne citer qu'eux...). Marcher aux paysages et écouter de la musique chez moi (une grande quantité de CD, de Monteverdi en passant par les Papous de Guinée...) est ce que je fais le plus dans ma vie ».
NO LIMIT
On dirait que le photographe regarde le paysage comme un landartiste mais sans intervention directe et sans appropriation. Il ne le touche pas, il est dedans à chercher les repères de l’avancée. Il déambule comme tombe la neige. Il se laisse toucher par un ensemble tangible de formes et de matières, avec une perception aiguë des espaces dans l’espace. Il est dedans à devancer les possibles de l’expérience de la marche et du visible. A se prêter non pas à une initiation méditative, mais plutôt à une réinitialisation des paramètres de l’approche sensible et palpable d’un territoire sans frontière. Il sort de la fascination et de son emprise. No limit à ce que voudrait embrasser l’œil. La série Zéro, l’infini en témoigne. L’horizon nous échappe et nous assistons impuissants à un naufrage. Surnaturels sont les bleus de l’océan quand ils se superposent et s’additionnent à force d’exister. Les lignes des formes qui se dessinent appartiennent bien au monde propre à l’artiste comme son corps appartient à la planète et au cosmos. C’est un peu de ce partage qu’il nous livre. Pas de lyrisme aux points de vue. Pas d’emphase aux sensations. Et cette forme hirsute d’aspect minéral sortie d’un nuage de mousse et de neige, est-ce la mollesse d’une montre qui perd ses aiguilles (Timescape) ?
Tous ces mondes échangent des voyages et des regards à la galerie Espace à Vendre à Nice. Il y a des flous qui regardent devant et par-dessus l’épaule. Il y a des fondus qui redessinent les contours de ce que l’on ne peut plus nommer : « arbre », « roche », « herbe » (Walk, Oisans 2016). Les grands formats sont des ouvertures. On rentre dans ces paysages sans porte. On y plonge. Ils nous aimantent.
Eric Bourret transmet le calme de la maîtrise et celui des grands espaces avant ou après un orage, une avalanche, une tempête (Timescape, Ladakh, Himalaya). Mais chacune de ses cellules est en connexion avec le paysage : son temps est le temps du paysage.
Dans le palpable et l'intangible il photographie le silence, l'air et l'espace, un pas devant l’autre, dans les traces des pierres éboulées, leur fracas et leurs effritements. Il recompose le paysage lucidement, pendant que la conscience peu à peu se décompose. Il ricoche jusqu’à nous.
Sophie Braganti, 2018 |